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Un simple hangar en pleins champs…
A la lisière de la charmante bourgade rurale de Carp, dans la province canadienne de l’Ontario, à une encablure de l’accueillant « Café d’Alice » et de la petite église de Saint James, au milieu de prairies où l’été paissent les vaches le long d‘une rivière à truites, un hangar de taille très moyenne se remarque à peine à quelques centaines de mètres de la route principale .
Ce bâtiment banal que rien, dans ce cadre bucolique et serein, ne distingue des autres constructions agricoles de la région, a pourtant abrité pendant des décennies l’entrée secrète du plus important centre de survie atomique de tout le Canada: celui destiné à abriter le gouvernement du pays en cas de guerre nucléaire.
Le lieu a été transformé en 1997 en un « Musée de la guerre froide » dont je ne saurais trop recommander la visite.
Je me reprochais beaucoup de n’avoir pas fait, lors de mon séjour professionnel à Ottawa il y a bien longtemps, l’incontournable pèlerinage mémoriel (Memorabilia…) que constitue pour les gens de mon âge une visite au « Diefenbunker ».
C’est à présent une erreur enfin corrigée: je viens de mettre à profit une journée grise de cet hiver 2018-19 pour aller, à quelques kilomètres à peine de la capitale, visiter ce lieu trop souvent ignoré par ceux qui n’ont pas vécu la Guerre Froide.
Un projet critiqué, voire tourné en dérision, au moment de sa construction, par tous les « pacifistes » locaux et autres agitateurs au service de l’Union soviétique comme nous en avions pléthore en Europe.
Ce remarquable ensemble souterrain de défense anti-nucléaire est probablement le seul au monde de cette taille qui soit accessible au grand public. Voilà donc un témoignage historique de tout premier ordre, un important sujet de réflexion pour l’avenir et, en tous cas, un des sites historiques les plus intéressants que le Canada ait à proposer à ses visiteurs.
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Revenons soixante ans en arrière:
Nous sommes dans les années 1960. Les États-Unis et l’URSS s’affrontent dans ce que l’écrivain britannique George Orwell sera le premier, dans le contexte de l’après-guerre, à qualifier de « Cold War ».
Une « Guerre Froide », dont on a tout lieu de penser qu’elle pourrait très facilement devenir très «chaude »…L’URSS manifeste en effet un désir non dissimulé d’accroître son influence mondiale et les deux protagonistes sont amplement pourvus en bombardiers à longue distance et en ICBM, ces missiles intercontinentaux capables de transporter une bombe atomique d’un côté à l’autre des Océans. Le monde entier redoute une guerre nucléaire.
Sous la pression de John Kennedy, le Canada songe à accepter l’installation d’armes atomiques d’origine américaine sur son territoire. Dans cette perspective, Ottawa et Washington créent le « Commandement de la défense aérienne de l’Amérique du Nord », le NORAD, dont le centre opérationnel sera au cœur du Mont Cheyenne, aux États-Unis. La base militaire est creusée à même la montagne. « Détecter, intercepter et détruire », telle est la mission du NORAD. (NB: l’accord du NORAD entre Canada et USA est toujours valide, et le Canada y joue un rôle important).

Finalement, Ottawa refuse, sur décision de son Premier ministre John Diefenbaker, l’installation des fusées américaines sur son sol ; mais, du fait de la proximité géographique avec les Etats-Unis, le danger reste grand et la crainte d’une attaque nucléaire a désormais gagné les Canadiens. « Que cela nous plaise ou non et quoi qu’il arrive entre les États-Unis et la Russie, cela va se dérouler au-dessus de nos têtes », rappelle à qui veut l’entendre le Major-général David Adamson, chef des opérations au mont Cheyenne.
John Diefenbaker va donc mettre son pays en mesure d’affronter une catastrophe. On encourage la population à se préparer au pire et le gouvernement fédéral met sur pied un organisme de prévention, l’Organisation des mesures d’urgence (OMU) dont la mission sera, entre autres, d’encadrer la construction d’abris nucléaires privés: rien qu’au Québec, on en dénombrera plus de 400.

Le gouvernement Diefenbaker lance aussi la constructions d’une série de bunkers anti-atomiques à usage de l’administration afin de pouvoir assurer la gestion du pays en cas de guerre. Un réseau de bâtiments renforcés sous-terrains est rapidement mis sur pied en Ontario, au Québec, en Nouvelle Ecosse, en Alberta et en Colombie britannique.
On pourra trouver quelques informations à ce sujet aux adresses suivante:
https://diefenbunker.ca/3d-walk/index.html
Celui d’Ottawa, le plus vaste, est construit entre entre 1958 et 1961 et il demeurera en activité pendant 33 ans jusqu’à sa mise hors service en 1994, plusieurs années après après l’effondrement de l’URSS.
Les Canadiens, qui n’avaient d’ailleurs pas toujours une idée très précise de son emplacement exact car on ne le criait pas sur les toits, le surnommeront vite le «Diefenbunker», du nom de John Diefenbaker, son initiateur.
Le « Diefenbunker » est construit en 18 mois, un record, non sans que son emplacement idéal n’ait fait au préalable l’objet de recherches approfondies. Un premier projet trop près de la rivière Carp est abandonné, un second, à quelques centaines de mètres et en terrain non inondable, est mené à bien.
– Une fois franchie la porte d’apparence anonyme du « hangar en pleins champs« , le visiteur se trouve, un peu surpris, face à un très long tunnel absolument vide et tapissé d’acier qui part d’abord en pente douce puis remonte droit vers les champs une centaine de mètres plus loin…et semble donc ne mener nulle part.
En réalité, cet étrange boyau absolument désert, assez sinistre, est un astucieux couloir d’évacuation de pression conçu de telle façon que le souffle d’une explosion nucléaire s’y engouffre et en ressorte plus loin sans affecter la vraie porte d’entrée à double sas de l’abri, située un peu en retrait.
Un peu plus loin sous terre, un garage pour les véhicules civils et militaires est construit selon les mêmes normes de sécurité et relié au bâtiment principal par un tunnel.
Le bâtiment principal du Diefenbunker est organisé en quatre niveaux:
A partir des très épaisses portes d’acier de l’entrée, on pénètre dans le monde quelque peu hyperbolique de ce qui représentait, à l’époque où il fut construit, la quintessence en matière de solidité et de sécurité: un abri souterrain d’une profondeur de 32 mètres, où furent coulés plus de 30.000 m3 de béton et de 5 000 tonnes d’acier. Des murs de ciment à haute résistance atteignant une épaisseur de deux mètres à certains endroits, des plafonds et des planchers d’un mètre cinquante…
Une couche de gravier compacté de 1,50 m entoure entièrement l’édifice pour amortir les ondes de choc transmises par le sol. L’ensemble a été construit pour résister à des explosions nucléaires de cinq mégatonnes se produisant sur la capitale fédérale voisine. Pour mémoire, les deux bombes tombées sur Hiroshima et Nagasaki avaient respectivement des puissances estimées à moins de 15 et 20 kilotonnes.
Au niveau le plus profond, l’étage « moins 4 », de puissants générateurs internes, alimentés par des réservoirs de carburant souterrains, fournissent l’énergie nécessaire à tous les systèmes. Les climatiseurs centraux et les chaudières sont montés sur des ressorts géants susceptibles d’absorber de grandes secousses.
Une centrale de filtrage interne doit rendre l’air extérieur respirable. Des puits souterrains peuvent fournir jusqu’à 1800 litres d’eau par minute.
– Pour entrer dans le bunker, il aurait fallu, en temps de crise, passer obligatoirement par une chambre de décontamination munie de douches spéciales et de conteneurs doublés de plomb où déposer ses vêtements. Le tout sous l’oeil vigilant de caméras et du service de sécurité interne.
– Le Bunker pouvait à l’époque loger au maximum 565 personnes.
Il devait abriter le Premier ministre, le Gouverneur Général (qui au Canada, représente la Reine d’Angleterre, chef du Commonwealth et chef de l’Etat), ainsi que certains ministres (Affaires étrangères, notamment) et des membres du haut personnel militaire et civil.
Détail important : la règle stricte était qu’aucun des occupants du bunker ne pouvait y amener sa famille ou ses amis.
Des provisions ‘fraiches » étaient assurées à tous pour un mois environ. Au delà, tout le monde passerait au régime des « rations militaires de survie » stockées sur place en grandes quantités. En théorie, le bunker et ses occupants pouvaient « tenir » pendant un an.
Dans un environnement très austère où chaque mètre carré était compté, seuls le Premier ministre et quelques très hauts responsables étaient dotés de chambres individuelles (ressemblant plutôt à des chambrettes d’étudiants) ainsi que de bureaux minuscules ; le reste des occupants étaient logés en chambrées de style militaire et organisés en espaces de travail communs.
Outre les dortoirs, équipements sanitaires, cuisines, entrepôts, stockage des déchets etc… le bunker disposait des équipements spéciaux nécessaires à un confinement de longue durée: petit hôpital, cabinet dentaire, et bien sûr morgue…Une armurerie sous contrôle militaire pouvait permettre d’assurer la sécurité des occupants et / ou de leur mission.
Une cafétéria de proportions relativement confortables compte tenu du manque d’espace chronique et une salle de détente (jeux de fléchettes et tables de billard), étaient censés apporter un minimum vital de distraction à 565 personnes hébergées en conditions de survie et » sur les nerfs » …
Les missions du bunker et de ses occupants :
– La mission principale du bunker « fédéral » était d’assurer la continuité de l’Etat et la coordination des institutions civiles et militaires du pays en cas de guerre nucléaire.
– Une autre de ses missions prioritaires était l’information de la population. A cette fin, un studio de Radio-Canada devait assurer un lien avec le public et une station météorologique surveillait la direction des vents et mesurait la radioactivité extérieure afin de donner des informations « officielles » aussi précises que possible sur ces éléments vitaux pour la population.
Toutes les techniques de traitement de l’information et de la communication les plus performantes de l’époque avaient donc été prévues: informatique de pointe, ondes courtes, radiophonie, radiodiffusion mais aussi équipements de radio-amateurs et même les « bons vieux » manipulateurs de Morse du siècle précédent. La communication se ferait grâce par des antennes au ras de terre réparties sur la colline voisine et à un réseau de postes d’émission de surface éparpillés sur plusieurs kilomètres carrés autour du bunker.
– Le cœur du bâtiment était bien entendu consacré aux bureaux, salles de réunion et salles de contrôle permettant aux membres du gouvernement et leurs collaborateurs de mener à bien leur mission. Ces espaces de travail, que le visiteur peut contempler aujourd’hui dans l’état même où leurs derniers utilisateurs les ont laissés, vous entraineront dans un voyage dans le temps assez troublant. Matériels de bureau, matériel techniques et informatiques, qui étaient à l’époque à la pointe de la modernité, semblent aujourd’hui incroyablement désuets et concourent à l’aspect quelque peu fantomatique du lieu.


– Enfin, une mission particulière –et secrète, prévoyait de stocker dans le bunker la totalité des réserves d’or du Canada qui y seraient amenées par camion en cas de guerre nucléaire imminente. Une salle très spécifique avait été construite à cet effet, dotée d’un incroyable système de lourdes portes d’acier digne des films d’Hollywood, et constituée d’un gigantesque « cube » de béton autonome, nanti de sa propre garde de sécurité, et lui-même emboité à l’intérieur du bâtiment principal. D’une une taille impressionnante, cette salle vaut à elle seule la visite. C’est le seul espace doté de très hauts plafonds de tout le bâtiment, ce qui n’est pas surprenant quand on sait qu’elle était destinée à héberger…pas moins de 800 tonnes d’or !
– La vie dans le Bunker en cas d’attaque…
Bien entendu, en cas de crise, nul n’était en mesure de prédire la durée possible d’un séjour dans le « Diefenbunker »…
Pour ceux et celles enfermés pour un temps indéterminé dans cette capsule d’acier et de béton, sorte de sous-marin immobile ou d’Arche de Noé futuriste, la (sur)vie aurait bien sûr été infernale.
Même si on les imagine entièrement mobilisés par des tâches cruciales au milieu d’une crise majeure, même s’ils se révélaient capables de sublimer leurs angoisses et leur désespoir au nom du bien commun, même si des médecins et des psychologues veillaient sur eux, il est évident que la pression morale et psychique subie par les occupants du bunker en cas d’attaque aurait été difficilement surmontable; ils auraient été mieux informés que quiconque des horreurs qui se déroulaient à l’extérieur de leur « cocon » surprotégé; comment auraient-il pu ne pas penser à ce qu’il en était de leur familles, de leurs proches et de leurs amis là bas, dehors ? Comment éviter de se culpabiliser ? Comment ne pas penser à ce qu’eux mêmes allaient devenir ?
Peut-on imaginer un huis-clos aussi incertain, aussi cruel, à l’issue duquel le retour au réalités du monde extérieur serait un cauchemar probablement plus redoutable encore que le huis-clos lui-même ?….
Dans ce labyrinthe sous-terrain de couloirs et de portes bouclées à triple tour, de zones strictement délimitées et toutes plus interdites les unes que les autres, d’avertissements divers et de pièces confinées, horriblement fonctionnelles et dépourvues de toute fantaisie ou de chaleur humaine, avec une vie communautaire qui laissait fort peu de place à l’individu, dans un univers de suspicion universelle (voir les injonctions à la prudence jusque dans les toilettes !!!), on prend vite la mesure de l’exercice qui consiste à « mettre en réserve » un certain nombre d’individus, même bien entraînés, alors que leur environnement matériel et humain habituel est à jamais irrécupérable…et qu’ils le savent !..
Les organisateurs du projet avaient d’ailleurs parfaitement pris la mesure de l’enjeu : des chambres dites « de séquestration » (!!!!) aux portes bardées de fer et aux lits enchaînés au sol avaient été prévues pour pouvoir isoler et, il faut bien le dire, neutraliser ceux que les médecins et psychologues ne pourraient parvenir à contrôler et qui seraient susceptibles de mettre en danger l’équilibre général du bunker, voire sa sécurité…
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Voilà donc le Diefenbunker, ce lieu hors du commun dont, on s’en doute, la visite ne peut laisser personne indifférent. Un lieu hautement symbolique, non seulement pour les canadiens, mais pour tout l’Occident, qui incarne parfaitement toutes les peurs subies par ma génération pendant la Guerre froide, qui rappelle les angoisses et les nuits sans sommeil de millions d’hommes et de femmes pendant soixante-dix ans.
Je l’ai dit plus haut, le Diefenbunker est devenu en 1997 un « Musée de la Guerre froide », un de ces musées « vivants » comme on aime ( à fort juste titre) les faire dans toute l’Amérique du Nord, où l’on s’efforce de familiariser la population, et notamment la jeunesse, avec les réalités du monde.
D’où ma surprise de constater ici un décalage entre la valeur symbolique et historique, pour ne pas dire prémonitoire, du Diefenbunker et l’usage qui en est fait actuellement par ses animateurs: on y organise en effet des soirées festives, des jeux de piste à l’usage des jeunes , des nuits déguisées d’Halloween, et même des « soirées de «zombies » ou des « chasses aux fantômes», comme s’il s’agissait, par des exorcismes enjoués et bon enfant, de faire oublier ce qui fut la sinistre réalité de toute une époque…Nous européens, sans doute trop familiers des vrais drames historiques, sommes nettement moins enclins à ce genre d’optimisme un peu militant et restons davantage attachés à la dignité de ce genre de lieux de (douloureuse) mémoire.
Qui ne se souvient, par exemple, de la CRISE DE CUBA en Octobre 1962 et des préparatifs faits par tous en vue d’une catastrophe quasi-certaine?
….Pour conclure cette visite, une question majeure vient immédiatement à l’esprit du visiteur : de tels bâtiments gardent-ils une actualité en ce début de XXIème siècle ? Bien sûr, l’évolution technique et la sophistication des armements nucléaires depuis les années 1960 ont certainement enlevé au Diefenbunker et à ses homologues dans le monde une partie notoire de leur efficacité initiale. Nul ne doute que les bombes autoguidées modernes ne mettraient assez facilement à mal ces retranchements d’une autre époque.
La montée générale des tensions internationales, la course aux armement nucléaires en Corée du Nord, les plans sans équivoques de l’Iran, les ambitions de la Chine, et de bien d’autres, incitent donc les fonctionnaires canadiens (mais pas seulement) à réviser une série de plans d’urgence. A Ottawa, ces scénarios prévoient, comme précédemment, l’évacuation du Cabinet fédéral vers une base sécurisée à l’extérieur de la capitale.
C’est ce que fait d’ailleurs fort justement remarquer le « National Post »: un tir de missile depuis la Corée du Nord survolerait une partie importante du territoire canadien.
C’est aussi ce que laissait entendre en 2017 Murray Brewster, spécialiste des questions de Défense de la chaîne de télévision CBC :
« Le Bureau du Conseil privé, l’aile bureaucratique du Cabinet du premier ministre, a rédigé, il y a un an, une entente avec la Défense nationale afin de mettre à la disposition du Cabinet du premier ministre les bunkers de deux bases militaires dans l’éventualité où la région de la capitale nationale devenait « non viable », selon des documents obtenus par CBC News, en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.
Chacun des emplacements est consigné dans un document d’information daté du 2 août 2016. Les deux sites y sont simplement désignés sous le nom de « sites Alpha et Bravo ».
L’entente s’inscrit dans le cadre d’un plan général du gouvernement fédéral afin d’assurer la « continuité du gouvernement constitutionnel ». Le plan vise à « assurer une interruption minimale, voire nulle, de la disponibilité des services essentiels » lors d’une urgence ou d’une catastrophe naturelle à Ottawa.
Le gouvernement fédéral dispose depuis longtemps de plans d’urgence – connus à l’interne sous le nom de CONPLANS – pour pallier diverses situations d’urgence, allant des tremblements de terre aux inondations, en passant par des attaques terroristes jusqu’à des scénarios de guerre à grande échelle ». MB.
« Croisons les doigts » et n’oublions pas que l’Occident aujourd’hui n’a pas que des amis …
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How prepared is Canada for a nuclear attack? ‘We get on our knees and pray’
bonjour artofuss
article très intéressant et qui me conforte ds ma petite analyse du fameux protocole.
je vais relire votre article en profondeur pour bien m’imprégner !
notre curiosité sur notre monde va nous mener loin , m’est avis .
amitié et très bonne journée .
Chris .
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