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Gérald Bronner: «À l’université, la tyrannie des minorités est rendue possible par la passivité de la majorité»
Pour le sociologue, nous assistons à un retour de l’idéologie à l’université, porté par des groupuscules radicalisés. Il décrypte la rhétorique de ces militants qui veulent censurer leurs opposants.
Gérald Bronner est sociologue, professeur à l’Université Paris-Diderot, auteur de nombreux ouvrages sur les croyances collectives et les extrémismes.
Son dernier essai Déchéance de rationalité, a été publié chez Grasset en 2019.
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LE FIGARO.- Après l’annulation d’une conférence de Sylviane Agacinski à Bordeaux, c’est une conférence de l’ancien président de la république François Hollande qui a été violemment perturbée mardi à Lille. Que vous inspirent ces évènements?
Gérald BRONNER.- La situation n’est pas acceptable. On ne peut pas tolérer dans une démocratie de la connaissance qu’un ancien président de la République soit empêché de s’exprimer au sein de l’université.
Il faut que les présidents d’université aient le courage de prendre des mesures. Mais attention à ne pas tomber dans l’excès: cette inquiétude ne doit pas nous faire perdre de vue que tous les jours sont organisés dans de nombreuses universités des colloques et des débats de qualité.
S’il ne faut pas verser dans le catastrophisme, ces signaux doivent nous alerter. Les images de Lille sont parlantes: une poignée d’individus radicalisés se sont livrés à la destruction de livres sous les huées des autres étudiants. C’est la tyrannie d’une minorité qui impose aux autres ses points de vue.
Cette «tyrannie des minorités» est-elle rendue possible par l’usage d’internet et des réseaux sociaux utilisés à des fins d’intimidation?
La tyrannie de quelques minorités est surtout rendue possible par la passivité de la majorité. Comme le disait Burke: «pour triompher le mal n’a besoin que de l’inaction des gens de bien.»
Il nous faut donc réagir collectivement. Cela dit, je crois qu’il existe un phénomène de grande ampleur de radicalité dans notre société qui prend plusieurs visages: à l’extrême droite, à l’extrême gauche, mais aussi l’islamisme ou l’antispécisme par exemple.
Les réseaux sociaux permettent en effet à ces minorités de s’organiser très rapidement, ils leur donnent une grande visibilité, favorisent l’entre-soi, la polarisation et la radicalisation des points de vue.
L’un des arguments des opposants est de dire que les lieux de savoir ne peuvent pas être le cadre de propos «blessants» ou «dangereux». Que vous inspire cette tendance à pathologiser les discours?
Le savoir est une proposition intellectuelle de nature à perturber nos représentations. L’enseignement, le débat, ne consistent pas à apprendre ce qu’on sait déjà ou se voir conforter dans ses propres certitudes, mais supposent une certaine asymétrie.
Choquer ne saurait être un but en soi, mais vouloir se mettre à l’abri des propos perturbants, c’est la négation même de l’acte de transmettre du savoir. La théorie de l’évolution peut choquer certains croyants par exemple: il n’en demeure pas moins que la connaissance a des droits que la croyance ne peut pas revendiquer.
Au départ les «triggers-warnings» [NDLR: avertissement qui prévient qu’une œuvre ou un cours contient des éléments pouvant déclencher le rappel d’un traumatisme] et les «safe-spaces» [NDLR: endroits réservés à certaines minorités] ont été conçus sur les campus américains pour les femmes ayant subi un viol qui ne voulaient pas être remises face à leurs traumatismes. On peut comprendre la démarche même si plusieurs psychologues ont montré qu’elle était inefficace.
Cette démarche a été étendue à d’autres «victimes», créant une épidémie de sensibilité problématique. C’est un phénomène minoritaire certes, mais suffisamment inquiétant pour que l’association des professeurs d’universités américaines fasse un rapport sur le sujet.
À Lille, les manifestants ont crié «Hollande assassin», se référant au mot laissé par un jeune homme avant son immolation à Lyon, qui accusait directement l’ancien président de la République…
On ne peut qu’être ému du geste désespéré de ce jeune homme. Mais sa lettre évoque toute une chaîne de responsabilités («Macron, Hollande, Sarkozy et l’UE» ) qui peut être questionnée.
Cela renvoie à une idéologie plus globale qu’on pourrait qualifier d’ «hyper-conséquentialisme», et qui consiste à attribuer la responsabilité de toute conséquence néfaste à l’ultime détenteur du pouvoir.
Ainsi, d’après cette logique implacable, tous les détenteurs du pouvoir politique sont considérés de fait comme des meurtriers car des gens meurent dans le pays tous les jours. L’exercice du pouvoir vous rend coupable par essence car vous pouvez toujours lier la moindre décision politique à un ensemble d’individus qui en seront victimes selon des liens de causalité distendus mais pas inexistants.
«La violence répond à la violence» affirment les opposants, renvoyant dos à dos violence de l’état et violence des manifestants…
La rhétorique hyperconséquentialiste suppose une transition entre la violence symbolique et la violence physique qui serait de degré plutôt que de nature.
C’est là jouer sur la polysémie du mot violence pour nier que le monopole de la violence légitime appartient à l’état. C’est une rupture fondamentale avec le modèle républicain. Il suppose qu’on puisse fouler aux pieds la liberté d’expression pourtant inscrite dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui est au fondement de notre démocratie. Cet hyper-conséquentialisme s’accompagne d’une hyper-victimisation. Nous sommes tous à la fois des coupables et des victimes. Il suffit de tourner l’arborescence causale dans un récit qui nous arrange.
Certains relativisent ce climat en affirmant que l’université a toujours été le lieu d’affrontements violents. Ont-ils raison ou bien faut-il considérer ce mouvement de censure comme relativement inédit?
On peut rappeler en effet les années 1960-70, où les chahuts idéologiques étaient organisés au sein même des classes. Oui les amphis étaient alors très radicalisés et l’université très politisée. De ce point de vue là, nous vivons un retour de l’idéologie à l’université. Ce n’est pas anodin.
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