FIGAROVOX/TRIBUNE
– La Turquie n’a jamais renoncé, au cours du XXe siècle, à l’attitude belliciste qu’elle assume désormais ouvertement. Seuls les Européens l’ont oublié et peuvent croire qu’on arrêtera Erdogan par la bienveillance, argumente l’historien et théologien.
Le Figaro.
À force de médiocres calculs sur un siècle de son existence, il nous est ainsi devenu naturel de juger la Turquie incompréhensible, puis ordinaire d’en subir les diktats.
Aujourd’hui encore, nous refusons de voir avec quelle symétrie elle s’applique à transgresser les frontières au Levant et à agresser l’Union européenne à ses frontières.
Nous préférons ignorer qu’user des migrants comme une troupe d’appoint en les faisant passer du statut d’otages au rang de supplétifs et en les convoyant massivement vers l’Ouest ne suppose pas moins une logique d’affrontement qu’intervenir à l’Est en y transportant des blindés pour asseoir un projet d’annexion.
Nous nions combien un troc engageant la rétention d’une crise humanitaire contre l’octroi d’un soutien diplomatique à un insensé aventurisme militaire représente un insoutenable ultimatum.
Or toute paix que l’on croit pouvoir acheter à un belliciste a pour prix sa surenchère. Les chancelleries et la Commission ont beau protester du droit, l’Europe, à la manière de la dernière Rome, finira par payer un nouveau tribut à la force et, immanquablement, le montant de la rançon s’aggravera. Pour autant, notre faute la plus essentielle consiste dans notre amnésie consentie.
Il est bien une invariance chez notre voisin qui, de Lépante (1571) aux Dardanelles (1915) en passant par Vienne (1529 puis 1683), n’aura cessé d’être notre rival. À rebours du modèle de tolérance qu’a mythifié l’irénisme contemporain, l’instrumentalisation des peuples à l’intérieur et le chantage au massacre ou à la déportation de ces mêmes populations face à l’extérieur, autrement dit l’emploi indifférencié du matériau humain à fin d’hégémonie politique, lui ont été une pratique constante. Sautant par-dessus les âges et les régimes, elle s’est étenduede la construction ottomane à la reconstruction turque et a prévalu sous Atatürk comme elle vaut sous Erdogan.
L’exécution puis la négationdu génocide commis contre les Arméniens par la mouvance des officiers progressistes en 1915, qui faisait suite aux massacres perpétrés par le sultan réactionnaire Abdülhamid en 1894 et dont la reconnaissance est encore punie par une loi parlementaire en 2020, illustre abyssalement cette permanence.
À l’évidence, nous, Européens, avons substitué une double croyance: d’abord qu’une nation turque avait définitivement succédé à un empire, ensuite que cette nation était nécessairement appelée à un devenir démocratique. Or il s’avère que l’instant national turc n’a jamais été qu’une position de repli entre deux moments impériaux, la décomposition et la recomposition ottomane qui l’encadrent. Or il ressort qu’en lieu et place de l’opposition convenue entre deux Turquie, une bonne et une mauvaise au choix, il a toujours été une seule et même Turquie qui, sur cent ans, aura essayé tous les extrêmes. Mais céder aux trompe-l’œil aura disculpé l’Europe de ses propres abandons et compromissions dont l’addition désormais la rattrape.
Nous avons omis la violence fondatrice de ce pays qui, issu d’une faillite en 1918, a lui-même failli ne pas être et qui, depuis, fuit son angoisse initiale du néant et poursuit sa course hallucinée à la survie.
Nous avons mésestimé l’aliénation qu’a causée l’occidentalisation d’Atatürk parce qu’elle nous arrangeait.
Nous avons méjugé l’oppression qu’a engagée l’islamisation d’Erdogan tant qu’elle ne nous dérangeait pas.
Nous avons opposé, à tort, les deux autocrates qui se tiennent chacun à l’un des bouts d’un identique mirage produit par une unique fabrique identitaire.
Ennemis en apparence, frères en réalité, partageant le même culte la régénération démiurgique,leur duel présumé se révèle un duo éprouvé. Nationaliser l’islam et islamiser la nation reviennent au même dès lors qu’il s’agit de créer un citoyen modèle, ethniquement turc, confessionnellement sunnite qui, enrégimenté par la caserne ou par la mosquée, sera mécaniquement usiné et calibré afin de réparer l’injustice de l’histoire et de retrouver le pouvoir de la dominer.
Chez les deux chefs providentiels, le parallélisme des destins n’a d’égal que le télescopage des programmes: la pureté du Turc requiert la purification de ses adversaires désignés, c’est-à-dire tous les autres que lui.
L’ennemi est intérieur. Arméniens, Grecs, Juifs, Dönme, Lazes, Zazas, Yézidis: les communautés ancestrales ont été systématiquement éradiquées. Les Kurdes, minorité ethnique, et les alévis, minorité confessionnelle, continuent de résister au bénéfice de leur nombre, mais au prix de persécutions recommencées.
L’ennemi est extérieur. Il réside à Washington, Moscou, Berlin, Paris, Jérusalem, Damas, La Mecque. Les circonstances ont changé induisantdes variations à la marge vite résorbées, mais la stratégie demeure: le successeur se veut, commele prédécesseur, un maître-chanteur planétaire qui monnaie le spectre d’une instabilité générale contre l’assurance de sa propre stabilité.
C’est tout ce sur quoi nous avons fermé les yeux de 1923 à aujourd’hui.
Sur la déportation des Grecs d’Asie mineure, les campagnes de bombardement à répétition du pays kurde, l’enchaînement des cinq putschs militaires en cinquante ans, les prisons incessamment remplies d’opposants, mais aussi l’annexion d’une partie du littoral syrien (1939), l’invasion de Chypre (1974), l’ambition panturque puis panislamique: de notre bouche cousue ne sont sorties que de vagues protestations.
Résultat: en 1933 Atatürk réclamait la possession d’Alep et de Mossoul, en 2019 Erdogan y a dépêché l’armée.
L’Europe s’est tue par soumission à l’Amérique, en obtempérant jusqu’en 1945 à l’ordre wilsonien, après 1945 à l’Alliance atlantique. C’est Washington qui a statué que la Turquie était une nation moderne, qu’elle constituait un môle antisoviétique et qu’elle devait entrer dans l’Union européenne pour en contrarier les ambitions.
C’est Washington qui a décidé que la Turquie devait passer du laïcisme à l’islamisme pour mieux contrer le communisme, que la Turquie bénéficierait d’un leader «islamo-démocrate» qui vaudrait bien les démocrates-chrétiens du Vieux Continent, que la Turquie avait droit à ses différences, même exorbitantes, dès lors qu’elle restait fidèle au pacte.
Et ce sont les capitales européennes qui ont eu à traiter de l’instauration récurrente de pouvoirs autoritaires à Ankara, des atteintes répétées aux droits de l’homme, de la partition durable de Chypre, des revendications sur les Balkans, de la complicité avec Daech, du rapprochement avec la Russie et de la main mise sur l’internationale des Frères musulmans. Le tout, avec compréhension, dans l’attente d’un meilleur lendemain qui n’est pas venu et qui ne viendra pas.
C’est là où nous en sommes. L’Amérique a fait pénétrer le loup dans la bergerie et l’Europe l’a nourri. Divisée, désarmée, désappointée,elle rêve encore et encore de négocier.
Mais quoi? À moins d’un sursaut,il lui faudra redoubler son habitude à renoncer. Or ce sursaut ne peut venir que de la France, de son retour à une diplomatie réaliste qui, consciente qu’on ne choisit pas ses interlocuteurs et qu’il en est de durs, cyniques ou duplices, renouerait le fil de l’histoire, reprendrait langue avec Moscou et Damas, jouerait des mondes slaves et arabes qui ne sont pas moins orientaux que l’univers turco-ottoman et réveillerait le souvenir de Byzance qui hante tous les protagonistes de cette guerre régionale dont elle ne fait, à cette heure, qu’essuyer passivement les contrecoups.
Mais il faudrait pour ce faire qu’elle rompe enfin avecles représentations idéologiques.
Jean-François Colosimo a publié une dizaine d’ouvrages. Dernier essai paru: «La Religion française – Mille ans de laïcité» (éd. du Cerf, 2019, 400 p., 20 €). Il est également l’auteur du documentaire «Turquie, nation impossible» diffusé sur Arte en octobre 2019.
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