Selon le philosophe, la distanciation sociale va imposer un nouveau rapport aux autres. Il faudra bien du talent pour continuer à vivre en bonne intelligence.
Par Pascal Bruckner
– Dans une de ses Nouvelles Histoires extraordinaires, Edgar Allan Poe raconte comment, à Londres, il suit un vieil homme de 65 ans à l’habit déchiré qui se perd dans le tourbillon des rues, le flot des piétons. Le marcheur affectionne les artères encombrées et, le soir tombé, recherche les bazars tumultueux, les spectateurs qui sortent des théâtres, les cabarets bondés. La fermeture des établissements de nuit, emplis d’ivrognes et de filles, l’emplit de désarroi. Dès l’aube, il trotte vers le centre-ville pour s’immerger dans le flot des premiers employés qui partent au travail et, là, recommence inlassablement sa pérégrination jusqu’au soir, sans prendre aucun repos.
Être un goûteur de foules, fraterniser avec des milliers d’inconnus dans une chaude promiscuité, voilà qui est difficile désormais. Prière de mettre un mur et une armure autour de soi. Ne me touchez pas, ne me frôlez pas, ne me fixez pas, un simple regard pourrait me rendre malade. La baguenaude nonchalante, sans but, est devenue suspecte. Chaque promeneur transporte son lot d’émissions mortelles. Même un chat qui vient se frotter contre vos jambes semble un foyer d’infection ronronnante. Le plaisir de flâner au milieu des multitudes, d’assister à un concert ou à un match, d’aller au restaurant, collés les uns aux autres, à rire et à boire, coude contre coude, la volupté d’être un glouton optique, affamé de nouveaux visages, c’était hier. Aujourd’hui, l’autre est un ennemi pour moi comme je le suis pour lui, nous n’avons pas assez de toute la rue pour nous éviter. Nous avons perdu l’innocence du contact au profit de la société du mètre et demi.
Cloisons prisons ?
Les transports en commun : en temps habituel, aux heures de pointe, ce sont déjà des cauchemars. Il y faut, pour les femmes, se protéger des peloteurs, pour tous des odeurs malséantes, des pickpockets qui vous délestent avec grâce. S’y ajoute maintenant le risque bien réel de la roulette russe. Un éternuement, une toux discrète et vous voilà à la merci d’un peloton d’exécution. Que deviendra l’expérience du restaurant s’il s’agit de manger dans des boxes séparés par des cloisons de Plexiglas comme les parloirs d’une prison, de boire un café en terrasse si l’on ne peut plus parler à ses voisins que par un mégaphone ou en élevant la voix ? Que de subterfuges faudra-t-il déployer pour transformer cette quarantaine culinaire en festin partagé, en joie des sens et de la conversation.
Il y a trente ans, le sida imposait une contrainte vitale : se protéger pour ne pas contaminer et la salive était innocentée de toute suspicion. C’était un flux bienheureux dont le mélange symbolisait celui des corps. Le préservatif permettait l’union sans la propagation. Précaution élémentaire qui a sauvé bien des générations. Là rien de tel : le virus flotte dans l’air, la maladie se pose sur vous de façon aléatoire. Votre conjoint peut l’avoir croisée sur la route d’un joggeur qui ahanait, d’un client de supermarché qui a exhalé près de lui les fatales particules. Et voilà le cycle enclenché, la malédiction qui commence. Le pneuma, chez les Grecs, c’était le souffle divin qui engendre la vie, la respiration primordiale devenue ensuite le Saint-Esprit chez les chrétiens.
Désormais, ce souffle est potentiellement létal : la chaude moiteur de l’haleine peut tuer. Humer l’autre était un vertige, il devient un verdict. Y a-t-il plus propice à la décapitation des ardeurs ? Va-t-on développer une érotique du lointain, un « Coronasutra » avec positions recommandées par le corps médical ? Va-t-on connaître une disette d’épidermes et la jouissance par écrans, comme dans le Barbarella de Vadim (1968), ce nanar où l’héroïne jouée par Jane Fonda faisait l’amour du bout des doigts avec son partenaire. Si Michel Cymes ou le bon docteur Salomon pouvaient aussi nous éclairer sur ces sujets…
L’instinct asiatique du nombre
Certaines cultures s’accommodent mieux de cette pudeur du contact : en Asiel’on s’incline en joignant les mains, on a acquis l’instinct du nombre qui n’est pas comme chez nous le conformisme du troupeau, mais l’art de vivre ensemble à plusieurs dizaines de millions. Ces fleuves humains, dans leurs crues et leurs étiages, ont un sens, une logique et presque une délicatesse. En Amérique on se salue pour mieux s’éviter. On ne vous sourit pas pour engager la conversation mais pour vous prier de rester à votre place. Je t’ai enregistré, tiens compte de mon existence et passe ton chemin. Essayez là-bas, en bon Français, d’embrasser une femme qu’on vous présente. Elle se rétractera comme sous la langue d’un crapaud et seul l’argument de l’exotisme culturel l’empêchera de porter plainte contre vous. Quant au « hug », il n’est pas une étreinte chaleureuse mais une accolade à distance qui doit s’accomplir le ventre rentré, en évitant tout contact avec les surfaces corporelles.
Mais chez nous, en terre latine, que vaut une vie où l’on ne se touche pas, où l’on ne se serre pas dans les bras, une vie sans effusions chaleureuses ? Nous vivons en Europe dans une civilisation urbaine et l’art de la ville est par excellence l’art du théâtre, l’art de se donner en spectacle et d’apprécier le spectacle offert par les autres. Se regarder, s’évaluer, constitue un aspect essentiel de la vie publique. Observer les gens qui déambulent depuis les terrasses de café est un passe-temps délicieux. Et sur cette vaste scène où se concentrent toutes les ethnies, tous les genres, tous les âges se joue une pièce toujours semblable et différente dont l’énergie nous fascine et nous épuise. La foule s’étonne elle-même à travers ceux qui la composent.
Que va devenir cette féerie urbaine si l’on doit porter des masques, des mufles en tissu, des visières, des gants chirurgicaux ? Que sera le visage d’une ville peuplée d’habitants sans visages, grimés comme les figurants d’une mauvaise série médicale américaine ? Un bal costumé sur le thème : hall d’hôpital en plein air. Aucun romantisme de la douleur, ici, aucune esthétique de la pathologie. Nous sommes conviés à une rééducation complète : finie, par exemple, la mauvaise habitude française de coller aux autres dans les files d’attente, par impatience. Une froide géométrie l’emporte sur la danse des atomes. Quoi, vous ne portez pas de masque, vous avec encore un visage à vous, en propre ?
Casse affective
On peut le dire maintenant sans se faire traiter de réac : oui, c’était mieux avant, c’est-à-dire il y a deux mois. Nous jouissions d’une liberté, d’une nonchalance que nous avons sous-estimée. Autant que la casse économique, cette contrainte affective va plus encore entamer notre joie de vivre. La planète s’est tellement rétrécie qu’elle a rendu négligeables les distances qui nous séparent de nos semblables. Le filet se resserre suscitant un sentiment de claustrophobie et presque d’incarcération. Catastrophes naturelles, migrations de masse, les tribus humaines ne cessent de dégringoler les unes sur les autres, de se piétiner.
Né sur un marché surpeuplé, en Chine, dans un entremêlement de bêtes mortes et d’humains, le Covid semble une métaphore de l’hyperdensité humaine. Il nous commande de nous séparer pour survivre. Il faudra songer un jour à vider nos grandes villes saturées, toujours au bord de l’asphyxie. Ce sera peut-être le seul avantage de cette épidémie. Le problème est peut-être moins de substituer le vélo aux voitures que de décongestionner nos rues, nos avenues. Le nombre tue la beauté, l’émotion, le silence. Déjà Venise, Barcelone songent à instaurer des quotas de touristes. N’est-il pas temps, comme pour les grottes de Lascaux, de délivrer des permis de visite au risque de détruire les lieux que tout le monde veut voir en même temps ? Est-il bien raisonnable à cet égard de maintenir les Jeux olympiques de 2024 à Paris ?
La Terre redevient immense
Effet paradoxal : la Terre redevient immense. Le confinement, c’était le rétrécissement de l’espace et la dilatation du temps. Le déconfinement sera l’inverse : les distances vont augmenter de façon exponentielle. Prendre le train et surtout l’avion constituera un exploit. Partir dans le Midi ou traverser l’Atlantique seront des aventures hors du commun d’autant que les populations locales n’ont aucune envie de voir arriver des vacanciers potentiellement contagieux. Nous ne sommes plus les bienvenus dans notre propre pays. Le proche est devenu lointain et le lointain inaccessible. Tout ce qui était merveilleux se révèle dangereux, tout ce qui était banal se révèle merveilleux. Partager un café, dîner entre amis, donner une fête équivaudra à danser au-dessus de l’abîme. En 2020, Éros et Thanatos s’embrassent sur la bouche, avec un masque.
Il faudra bien du talent pour continuer à vivre en bonne intelligence avec nos frères humains, à transformer l’interdit en défi. À l’angoisse paralysante, on peut préférer l’élégance du risque contrôlé.
Un jour – dans un an, dans deux ans ? – sortir de convalescence, revenir à la normale semblera le comble du luxe. L’épreuve nous aura révélé à quel point nous étions heureux sans le savoir, à quel point l’ordinaire était extraordinaire.
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