Selon le chroniqueur américain Ross Douthat, nos sociétés riches sont victimes de leur succès et ne parviennent plus à se projeter dans l’avenir.
Propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonart et Gabriel Bouchaud
– Encore un livre sur la décadence ? C’est en effet le propos du chroniqueur au New York Times, Ross Douthat, qui publie The Decadent Society. How We Became the Victims of Our Own Success (« La société décadente : Pourquoi nous sommes les victimes de notre succès », Simon & Schuster, non traduit). Le sujet a pourtant son lot d’explorateurs à toutes les époques et dans tous les pays, d’Oswald Spengler à Michel Houellebecq en passant par Niall Ferguson. Mais à la chronique inquiète du déclin, Douthat substitue un constat plus ambigu : la décadence serait avant tout la stagnation totale – politique, économique, démographique, religieuse et culturelle – des sociétés riches et, en quelque sorte, la rançon de leur succès. Nous avons interrogé cet auteur inclassable – un conservateur qui écrit pour un quotidien progressiste, un catholique critique de l’Église – sur la situation de l’Occident, à commencer par celle des États-Unis.
Le Point : Pouvez-vous préciser votre définition de la décadence ?
Ross Douthat : C’est un état de stagnation, de répétition et de frustration dans une société arrivée à un stade élevé de développement économique et politique. Cela n’exclut pas la possibilité du déclin, mais si l’effondrement est proche, il n’est pas encore arrivé. C’est une sorte d’impasse ou de paralysie qui peut se prolonger. Je me situe entre deux visions du monde dominantes : d’un côté, le pessimisme et la crainte du déclin – culturel et moral à droite, climatique à gauche -, de l’autre, cet optimisme naïf très puissant dans les années 1990 mais encore actif chez quelqu’un comme Steven Pinker, qui estime dans ses livres – comme Le Triomphe des Lumières – que nous sous-estimons notre bonheur. Ces deux visions ne sont pas fausses, mais insuffisantes. La décadence telle que je la conçois dépasse cette alternative, comme si le monde occidental ne savait pas quoi faire de sa puissance.Lire aussi Steven Pinker : « Nous surmonterons cette très grave crise »
Concrètement, à quoi ressemble-t-elle ?
C’est d’abord un phénomène économique et technologique. Depuis les années 1970, on constate une décélération de la croissance dans le monde occidental. De même, la croissance de la productivité a ralenti. Il y a une exception à cela, l’apparition d’Internet à la fin des années 1990. Mais même Internet n’a pas provoqué de bond de productivité. Non qu’il n’y ait aucune innovation – le numérique a bouleversé de nombreux secteurs –-, mais celle-ci reste cantonnée à celui de la communication. Or, avant les années 1970, l’innovation avait envahi tous les domaines : le transport, l’énergie, la médecine… On a beau parler de voitures autonomes ou de génie génétique, on est très loin d’une révolution. La meilleure illustration en est la conquête spatiale : il y a cinquante ans, on pensait que l’exploration allait se poursuivre, voire que nous allions coloniser l’espace. Cet espoir a disparu.
La décadence est-elle spécifiquement occidentale ?
Plutôt. L’Afrique n’est clairement pas décadente. Sa population augmente et elle est la région politiquement la plus instable. La question est de savoir si les sociétés considérées comme les rivales de l’Ouest – la Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie et l’Amérique du Sud –, vont nous dépasser, ou s’il y aura une sorte de convergence dans la décadence, comme état naturel des sociétés riches.
Quand une société riche passe sous le seuil de renouvellement des générations, c’est un signe.
Pourquoi une démographie en berne est-elle un signe de décadence ?
C’est même sa composante essentielle. Une société vieillissante a atteint un niveau de richesse et de développement tel qu’elle trouve le loisir plus intéressant que l’investissement dans la génération suivante. Quand une société riche passe sous le seuil de renouvellement des générations, c’est un signe. Pendant longtemps, les Américains, notamment les conservateurs, étaient fiers du taux de fertilité du pays par rapport à l’Europe de l’Ouest, comme si celle-ci avait arrêté de se projeter dans l’avenir. Mais, depuis vingt ans, le taux américain a rejoint ceux de l’Europe et d’une partie de l’Asie.
L’influence s’exerce habituellement dans l’autre sens, des États-Unis vers l’Europe…
Les États-Unis continuent d’influencer l’Europe : l’Amérique reste dynamique. Mais je ferais une distinction : culturellement, l’influence va clairement dans ce sens. En revanche, en politique, nous avons récemment été influencés par les événements européens. Je pense au terrorisme et à l’immigration, ou au Brexit. Un retournement intéressant.
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Vous défendez le concept de « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama. Pourquoi ?
Il y a deux interprétations possibles de ce concept. La première est que la démocratie libérale va dominer le monde pour toujours. Ce n’est pas vrai. La seconde – et c’est ce que Fukuyama voulait dire – est que les grands conflits idéologiques sur le sens de la vie humaine sont clos, car ils ont été gagnés par défaut par l’interprétation libérale. Et là, c’est plutôt vrai ! Même le 11 Septembre, la crise de 2008 et l’élection de Donald Trump n’ont guère modifié la politique occidentale. Nous vivons une période de recyclage permanent – une idée présente chez Baudrillard, qui répondait d’ailleurs à Fukuyama, qui décrit fort bien comment les idéologies actuelles sont davantage des hommages au passé que des inventions.
Le conflit entre la droite et la gauche identitaires américaines – l’« alt-right » contre l’« identity politics » – n’est-il pas inédit ?
J’en doute. L’élection de Trump a suscité très peu d’émeutes urbaines ou de soulèvements sur les campus, à l’opposé de ce qu’on a pu voir dans les années 1960 et 1970. Il y a une sorte de mise en scène dans ce conflit, chaque camp se regardant faire, accrue par l’usage des réseaux sociaux. Mais les manifestations depuis la mort de George Floyd pourraient signer le début d’une nouvelle ère. Et si c’était le début d’un moment révolutionnaire ? Il est trop tôt pour le dire. D’autant que l’histoire de la contestation en Occident, y compris celle des Gilets jaunes, montre que ces soulèvements ne savent pas comment transmettre leur énergie à un véritable projet politique. Si les protestations actuelles aboutissent à des réformes pour accroître la responsabilité des policiers quand ils commettent un meurtre ou à une victoire de Biden contre Trump, ce ne sera pas une révolution ! La vraie question est la suivante : y a-t-il un réel potentiel révolutionnaire dans la politique identitaire en général, de droite ou de gauche, ou y aura-t-il toujours un écart entre l’ampleur de sa rhétorique et les politiques concrètes ?
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Vous décrivez une opposition stérile entre « un traditionalisme vide défendu par un opportuniste païen de téléréalité et un cosmopolitisme faiblard, qui n’est qu’un protestantisme libéral archi-occidental saupoudré de cuisine du monde. » L’alternative entre libéralisme et conservatisme n’aurait-elle plus de sens ?
Je suis conservateur (au sens américain) et catholique. Mais je suis aussi un observateur de mon temps. Et je constate que ces deux visions sont épuisées. Elles étaient la part optimiste de la fin de l’histoire : nous allons employer le capitalisme et les marines pour répandre la démocratie dans le monde. Mais cette croisade a échoué, et la droite et la gauche ne savent comment répondre à cet engourdissement. C’est pourquoi je m’intéresse aux développements du populisme et du socialisme, car ce sont des tentatives de réponse à la décadence. À mon avis, c’est le populisme qui produit la critique la plus plausible, en Europe et aux États-Unis, du centre. Mais il lui manque le talent du gouvernement. Je doute plus de l’efficacité du socialisme : que peut-il apporter si ce n’est une stagnation légèrement plus égalitaire ? Le populisme et le socialisme actuels sont ambivalents : antidécadents par leur ambition, leur absence de programme les rend eux aussi décadents ! C’est pourquoi Trump est si fascinant : il est à la fois décadent et antidécadent.
La culture est-elle aussi dans une impasse ?
Je le pense. Si la culture populaire américaine reste dominante dans le monde, elle est devenue répétitive, même selon le standard américain. Quant à la vie intellectuelle, Internet a eu un effet homogénéisant sur le débat. Dans la première vague du Web, tout le monde avait un blog. Les médias sociaux sont arrivés et ont tout changé, suscitant une forme de discussion tribale homogène. C’est la même chose pour les débats religieux, qui tournent en rond depuis les années 1960 sur le même sujet : comment s’adapter à la libéralisation des mœurs ?
Les forces qui créent la décadence sont entremêlées. Pour en sortir, il faut une combinaison vertueuse.
Comment échapper à la décadence ?
Il n’y a pas de bouton magique ! Les forces qui la créent – la stagnation économique, l’impasse politique, le déclin démographique – sont entremêlées. Pour en sortir, il faut une combinaison vertueuse, où l’innovation technologique suscite un tournant économique, qui amène un changement politique, qui transforme nos sociétés de façon à encourager un renouveau religieux. Tout se passe ensemble, comme la création de l’Occident moderne : était-ce la découverte de l’Amérique par Colomb ? L’imprimerie ? La Renaissance ? Tout cela en même temps.
Vous avez écrit cet ouvrage avant l’épidémie de Covid-19. N’est-il pas déjà périmé ?
La pandémie est un test de résistance de notre décadence. Elle nous fait voir dans quelle mesure nous sommes à la hauteur d’un tel challenge. Ce n’est peut-être pas par hasard si l’Amérique est en proie à un tel tumulte. Pourtant, je pense qu’il y a de fortes chances qu’après cette épreuve nous retournions à notre état décadent.
Mais pas pour toujours : la décadence finira bien un jour et donnera lieu soit à une renaissance, soit à une catastrophe.
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A reblogué ceci sur Décadence de Cordicopolis.
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