ENTRETIEN. Uzi Rabi, expert israélien des relations avec les pays du Golfe, commente l’accord de paix conclu entre les Émirats arabes unis et Israël.
Propos recueillis par Luc de Barochez


Expert du monde arabe et des relations entre Israël et les États du Golfe, Uzi Rabi est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel-Aviv, où il dirige le centre Moshe-Dayan pour les études proche-orientales et africaines. Pour Le Point, il commente l’accord du 13 août.
Le Point : L’accord de paix entre les Émirats arabes unis et Israël est-il autre chose qu’un geste symbolique, étant donné que les deux pays entretenaient déjà d’excellentes relations ?
Uzi Rabi : Il s’agit bel et bien d’un événement historique ! Un État arabe dit haut et fort qu’Israël est un fait accompli. C’est là l’essentiel. Un État arabe, qui plus est un État du Golfe, arrive à la conclusion que l’ennemi n’est pas Israël, mais l’Iran. Il en déduit que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. C’est un tabou du XXe siècle qui tombe. Le message d’Abu Dhabi est qu’il faut parler avec Israël, dans l’intérêt même des Arabes, et que la pleine normalisation avec Israël n’est pas conditionnée à un retour aux frontières d’avant 1967 ou à un partage de Jérusalem. L’accord reflète le fait que la donne géopolitique est en train de changer radicalement au Proche-Orient. C’est la première leçon qu’il faut tirer de cet accord. J’espère que d’autres États arabes du Golfe, comme Bahreïn ou Oman, pourront suivre bientôt, et peut-être aussi le Soudan, mais c’est une autre histoire.
Un État arabe ne peut pas ignorer la question palestinienne.
Le dirigeant politique des Émirats, le prince héritier Mohammed ben Zayed (« MBZ »), s’est pourtant borné à parler d’une simple « feuille de route » ?
Un dirigeant arabe, lorsqu’il parle au monde arabe, doit prendre en compte la sensibilité particulière de celui-ci. Il est normal qu’il mette l’accent sur la suspension par Benyamin Netanyahou des projets d’annexion en Cisjordanie. Un État arabe ne peut pas ignorer la question palestinienne. Par ailleurs, il n’y a aucun problème à évoquer une feuille de route. Il s’agit en effet d’un processus long, avec ses hauts et ses bas.
L’Arabie saoudite peut-elle suivre l’exemple émirien ?
Je l’espère, même si je pense que cela n’arrivera pas tout de suite. L’Arabie saoudite, qui abrite les lieux saints musulmans de La Mecque et de Médine, est tenue à un certain respect du « politiquement correct ». Mais le royaume est impliqué d’une manière ou d’une autre dans la genèse de l’accord, car les Émirats lui sont très liés.
Quel rôle le Mossad a-t-il joué dans la conclusion de l’accord ?
Les Israéliens ont eu une coopération fructueuse avec les Émirats dans la lutte contre le coronavirus. Les Émirats ont aussi beaucoup aidé les Palestiniens dans cette crise sanitaire. Le chef du Mossad, Yossi Cohen, est, pour ainsi dire, l’ambassadeur de Benyamin Netanyahou pour les missions spéciales. Israël et les Émirats, cela va sans dire, ont aussi une coopération sécuritaire, et sur d’autres questions d’intérêt commun, mais je ne peux pas en parler publiquement.
L’accord avec les Émirats va-t-il avoir un impact négatif sur les relations d’Israël avec le Qatar ?
Le Qatar est le trublion parmi les États arabes du Golfe. Il soutient, en coopération avec la Turquie, les Frères musulmans. Les Émirats, eux, sont opposés aux Frères musulmans. C’est un dossier très difficile. Mais l’essentiel est que les Émirats ont pris une décision fondamentale, en fonction de leurs intérêts nationaux et pas d’autre chose. Leur message est que personne ne peut les forcer à ne pas entretenir de bonnes relations avec Israël. C’est la nouveauté. Les Émirats ont compris que, lorsqu’on est riche mais faible et qu’on a un voisin dangereux comme l’Iran, la meilleure chose à faire est d’avoir de son côté les États-Unis, le principal pourvoyeur mondial d’armements, de renseignements et de tout ce qui est lié à la sécurité nationale.
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Quelles sont les retombées économiques pour Israël ?
Les possibilités ouvertes par l’accord sont infinies ! Nous avons déjà une coopération économique bilatérale avec les Émirats arabes unis, mais l’absence de relations formelles compliquait beaucoup les choses. Les difficultés procédurales vont être levées. Les initiatives économiques bilatérales seront beaucoup plus simples. Il ne faut pas oublier les opportunités qui vont s’ouvrir dans le domaine des hautes technologies, du numérique, de la sécurité, du renseignement, de la culture, et dans tous les domaines imaginables… L’accord va être fructueux pour les deux parties. Cela va donner à réfléchir à d’autres.
Ceux qui rêvent d’un Grand Israël de la Méditerranée au Jourdain vont être déçus.
Le renoncement d’Israël à l’annexion d’une partie de la Cisjordanie est-il une concession importante de la part de Netanyahou ?
Beaucoup de gens en Israël, surtout dans le camp de la droite, y verront une défaite israélienne. Je pense au contraire que la reconnaissance du droit d’Israël à l’existence par un nouvel État arabe est une victoire majeure. Lorsqu’Israël et les Palestiniens, un jour ou l’autre, reprendront leurs négociations, les termes de référence ne seront plus l’accord d’Oslo (sur l’autonomie palestinienne, NDLR), qui est caduc, mais le « deal du siècle » de Donald Trump. C’est ce plan qui est désormais sur la table. Ceux qui rêvent d’un Grand Israël de la Méditerranée au Jourdain vont être déçus, mais je ne pense pas qu’une telle ambition soit dans l’intérêt bien compris d’Israël.
Vous considérez donc que la solution à deux États, avec un État palestinien à côté d’Israël, est toujours un projet valide ?
Certes, mais ce ne sera pas l’État qu’ambitionnent les Palestiniens. Ce sera un « État moins », je dirais.
Le renoncement à l’annexion est-il aussi, de la part de Netanyahou, un message de modération envoyé à Joe Biden, possible vainqueur de la présidentielle de novembre aux États-Unis ?
C’est certainement, de sa part, un message de modération. Mais le protagoniste reste Donald Trump. L’accord tombe à pic pour Trump comme pour Netanyahou. Le premier va certainement l’utiliser dans sa campagne présidentielle. Le second, pour sa part, pourrait se retrouver lui aussi en campagne dans un mois ou deux. Il va pouvoir se présenter comme un dirigeant à la stature comparable à Menahem Begin, qui a conclu la paix avec l’Égypte en 1979, ou Yitzhak Rabin, qui a signé la paix avec la Jordanie en 1994.
La fermeté de Donald Trump envers l’Iran a-t-elle contribué à produire cet accord ?
Il est évident à mes yeux que l’accord montre combien un État arabe comme les Émirats a internalisé le fait que le problème est l’Iran. C’est, certes, plus valable pour la principauté d’Abu Dhabi que pour celle de Dubaï, mais, dans la définition de la politique étrangère des Émirats, c’est la première qui joue un rôle déterminant.
Comment l’Iran va-t-il réagir ?
Il va y voir une trahison de l’islam, une trahison de ses intérêts, une trahison de la cause palestinienne, etc. Mais sa voix ne porte plus. Les gens de la région voient bien à quel point le Hezbollah, par exemple, a totalement ruiné le Liban, et quelle est la responsabilité cardinale de Téhéran dans ce résultat piteux. Idem pour la bande de Gaza ou pour la population iranienne elle-même. Les dirigeants iraniens prétendent qu’Israël est le problème. Les gens voient bien que c’est l’inverse qui est vrai, et c’est précisément le message qu’envoient aujourd’hui les Émirats arabes unis. Voilà pourquoi il s’agit d’un accord historique.
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