ÉDITO. Quinze pays asiatiques viennent de créer la plus vaste zone de libre-échange de la planète. Avec ou sans nous, la mondialisation continuera.
Par Luc de Barochez

L’Asie avance à toute vitesse.
Son moteur est la mondialisation.
Le méga accord commercial que quinze pays de la région ont conclu le 15 novembre lui donne un nouveau coup d’accélérateur. Les États signataires* ont jeté les bases de la plus grande zone de libre-échange du monde. Celle-ci représentera 30 % de la production mondiale annuelle de richesses et abritera un consommateur sur trois. Le marché intérieur ainsi créé est plus vaste que ceux des États-Unis ou de l’Union européenne.
Les conséquences géopolitiques sont capitales pour le reste du monde. Pourtant, l’événement n’a guère retenu notre attention. Pendant que l’Asie galope, l’Europe fait l’autruche. Nous sommes accaparés par le Covid, le confinement, la récession, les attentats… Et quand nous parvenons à jeter un œil à l’extérieur, c’est souvent en direction du soleil couchant. L’élection présidentielle américaine a été suivie comme si Washington était toujours le centre du monde. Or c’est en Extrême-Orient que la planète tourne de plus en plus vite.
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La Banque mondiale prévoit que la croissance économique dans la région Asie-Pacifique sera trois fois plus rapide qu’en Europe et aux États-Unis dans la décennie qui s’ouvre. Les trois principales puissances économiques qui ont signé le nouvel accord commercial, la Chine, le Japon et la Corée du Sud, ont généré ensemble 5 300 milliards de dollars de valeur ajoutée industrielle en 2019, soit 1 000 milliards de plus que le total de l’UE et des États-Unis, selon le cercle de réflexion européen Bruegel. La pandémie va accentuer l’écart, puisque l’économie a déjà redémarré en Asie quand nous sommes encore au fond du trou.
Le nouvel accord, baptisé Partenariat régional économique global (RCEP en anglais) démantèlera progressivement une grande partie des droits de douane entre les pays signataires. Il créera un cadre commun pour la propriété intellectuelle, les règles d’origine géographique, la régulation des services financiers et du commerce électronique. Son entrée en vigueur rendra la zone asiatique plus attractive pour les investissements internationaux. Elle accentuera la pression sur les entreprises européennes pour qu’elles délocalisent leurs productions industrielles en Asie. Par exemple, les automobiles produites en Corée ou au Japon vont accéder plus facilement au marché chinois, qui est le plus important du monde. Les constructeurs européens, eux, seront désavantagés dès lors qu’ils continueront de produire en Europe.
Poids économique démesuré
Déjà première puissance commerciale, la Chine va voir son ascendant s’accentuer. Sa prétention à devenir le pays qui édicte les normes mondiales devient plus crédible. Ses motivations ne sont pas seulement mercantiles. En organisant toute l’économie asiatique autour d’elle, la Chine renforce sa main contre Washington à l’orée de la présidence Biden. Sa domination fait planer une grave menace sur l’ordre du monde, car elle a pris l’habitude de jouer de son poids économique démesuré pour intimider et faire chanter les gouvernements sur tous les continents, y compris en Europe, afin de promouvoir ses intérêts et son modèle autoritaire. En concluant le nouvel accord avec des alliés fidèles de Washington comme l’Australie, le Japon ou la Corée, elle brouille le scénario d’une nouvelle guerre froide qui diviserait le globe entre prochinois et proaméricains.
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Ces dernières années, la vague populiste et la crainte de la concurrence chinoise ont poussé Bruxelles et Washington à rompre avec le libre-échange. L’UE, à l’instigation notamment de la France, a mis sous le boisseau le projet de Partenariat transatlantique avec l’Amérique. Paris a également torpillé le projet d’accord avec l’Amérique du Sud. Donald Trump a retiré les États-Unis de l’accord de commerce transpacifique que quatre autres pays du continent américain ont conclu avec sept États d’Asie-Pacifique. Pendant que l’Occident tergiverse, l’Asie continue sa marche en avant en votant contre le protectionnisme et les guerres commerciales. Le nouvel accord tend à prouver que tous ceux qui tablent sur un recul de la globalisation à la suite de la pandémie prennent leurs désirs pour la réalité. Le commerce international continuera à se développer, avec ou sans nous. L’Europe gagnerait à apprendre à maîtriser la mondialisation, plutôt que de souhaiter naïvement sa fin.
(*) Chine, Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande, Singapour, Malaisie, Brunei, Indonésie, Philippines, Vietnam, Thaïlande, Myanmar, Laos, Cambodge.