1996. Après la fin de l’URSS, Samuel Huntington esquisse un monde éclaté en blocs religieux et spirituels où l’Occident ne trouve plus sa place.

PAR Michel Onfray Publié le 31/07/2021 LE POINT
1.Le premier qui dit la vérité…
Le logiciel occidental fonctionnait à plein régime avec une opposition binaire entre les États-Unis et l’Union soviétique. C’était alors un face-à-face, ou un dos-à-dos, entre l’Empire du bien et l’Empire du mal, le bien de l’un étant le mal de l’autre et vice versa ; entre le capitalisme, qui célébrait la liberté au détriment de l’égalité, et le marxisme, qui vénérait l’égalité mais se moquait comme d’une guigne de la liberté. C’était Moscou contre Washington et retour. Un monde en noir et blanc.
Deux hommes se sont emparés de cette question. Chacun avec leur réponse. L’un, Francis Fukuyama, publie La Fin de l’histoire et le dernier homme en 1992. Il développe une thèse défendue dans un article durant l’été 1989. Samuel Huntington, avec Le Choc des civilisations, répond en 1996 à celui qui fut son élève. Cet ouvrage développe lui aussi des idées exposées dans un article paru pendant l’été 1993.
La thèse de Fukuyama est simple, sinon simpliste, voire simplette : elle applique de façon scolaire, sinon américaine, la thèse hégélienne de la fin de l’histoire en la situant dans l’actualité : la chute de l’Empire soviétique annonce la fin de l’histoire ; elle rend caduc le combat entre le marxisme et le libéralisme en consacrant le triomphe du marché sur la totalité de la planète. Nous sommes dans le moment synthétique d’une copie de bac : thèse libérale, antithèse marxiste et synthèse postmarxiste assurant la vérité du libéralisme… C’est beau, non pas comme l’antique, mais comme une pensée issue d’un monde, les États-Unis d’Amérique, qui entre dans l’Histoire avec les petites chaussures d’un enfant…
Huntington, quant à lui, ne sacrifie pas à la facilité néohégélienne revue et corrigée par la niaiserie des campus américains. Il propose de sortir d’une vision binaire faussement résolue sur le papier par une thèse multicolore, polychrome, qui rend mieux compte du réel et ne l’encage pas dans l’idéologie de l’idéalisme allemand. Sa thèse ? À l’évidence, la chute de l’Empire soviétique impose un nouveau paradigme. Les oppositions ne s’effectuent plus selon les idéologies, le capitalisme contre le marxisme par exemple, mais selon les religions, les spiritualités, les cultures, les civilisations. Ce ne sont plus des nations qui s’opposent mais des civilisations. Ces lignes de forces civilisationnelles seront des lignes de fracture, donc des lignes de conflits qui opposeront désormais des blocs spirituels.
Ces thèses ne sont pas sans faire penser au Malraux auquel on prête cette phrase qui semble apocryphe, mais qui aurait tellement pu être de lui qu’on l’imagine bien orchestrant son caractère apocryphe, en vertu de laquelle le XXIe siècle sera religieux ou, selon une autre version, plus malrucienne, spirituel.

Huntington constate que, le 18 avril 1984, en plein cœur de l’Europe chrétienne, deux mille personnes se retrouvent dans les rues de Sarajevo pour brandir des drapeaux de l’Arabie saoudite et de la Turquie. Les manifestants n’avaient pas choisi le drapeau européen, américain, ni même celui de l’Otan, mais celui de ces deux pays clairement musulmans. Huntington écrit : « Les habitants de Sarajevo, en agissant ainsi, voulaient montrer combien ils se sentaient proches de leurs cousins musulmans et signifier au monde quels étaient leurs vrais amis. » Lors de la guerre de Bosnie, les Bosniaques musulmans étaient soutenus par la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite. La Serbie orthodoxe, quant à elle, l’était par la Russie. C’était donc une guerre de civilisations entre le bloc musulman et le bloc chrétien. On comprendra dès lors que défendre la Bosnie ou prendre le parti de la Serbie, c’était choisir une civilisation contre une autre. On saisit donc bien pourquoi pareilles vérités ont pu gêner quelques idéologues germanopratins toujours prompts à célébrer ce qui détruit les identités des nations ou des civilisations parce qu’ils travaillent à l’avènement d’un gouvernement mondial, autrement dit : à la construction de l’État total cher au cœur de Carl Schmitt, l’idéologue du IIIe Reich !
En 1996, autrement dit il y a un quart de siècle, Huntington constate que l’influence de l’Occident décline, que l’Asie grandit, que la Chine monte en puissance, que l’Islam explose démographiquement, qu’il se développe militairement, que les civilisations non occidentales réaffirment la valeur de leur propre culture, que la possibilité d’une civilisation universelle se profile, que la prétention de l’Occident à l’universalité génère des conflits avec l’Islam et la Chine, que la religion revient en force, que les États perdent leur souveraineté au profit d’institutions internationales (…) et que, dans cette configuration, se pose la question de « l’avenir de l’Occident », dont il pointe le déclin.
Il ajoute que la survie de l’Occident dépend de la réaffirmation de leur identité occidentale par les Américains : « Les Occidentaux doivent admettre que leur civilisation est unique mais pas universelle et s’unir pour lui redonner vigueur contre les défis posés par les sociétés non occidentales. » Le triomphe actuel de l’idéologie de la cancel culture et du wokisme aux États-Unis montre que ce pays s’engage très exactement sur la voie contraire : celle de la désintégration de la civilisation occidentale…
Huntington identifie neuf civilisations ! Occidentale, latino-américaine, africaine, islamique, chinoise, hindoue, orthodoxe, bouddhiste, japonaise. Où l’on voit que cette partition n’épouse pas complètement l’idée de blocs spirituels ou religieux car pourquoi séparer le bloc occidental, le latino-américain et l’orthodoxe, qui relèvent d’une même matrice judéo-chrétienne ? Quid d’Israël ? Et pourquoi le Japon séparé de la Chine alors que le pays du Soleil-Levant procède par plus d’un point de l’empire du Milieu ? Mais Huntington lui-même va au-devant de ces remarques en précisant que ces séparations ne sauraient être gravées dans le marbre, qu’elles sont fluctuantes, mouvantes, mobiles. Comment pourrait-il en être autrement avec cette philosophie de l’histoire vitaliste proposée par le penseur américain ?
En effet : les civilisations sont mortelles, mais elles ont la vie dure. Elles n’ont pas vraiment de début ou de fin, pas de frontières claires et nettes non plus, elles évoluent, elles s’adaptent, elles fusionnent, elles se divisent. Elles sont composées de différents États, de différents empires, de différents gouvernements. Il écrit : « N’importe quel étudiant en histoire sait qu’elles disparaissent aussi et se perdent dans les sables du temps. » Je crains, hélas, que Samuel Huntington ne pèche par excès d’optimisme, car ce savoir élémentaire, cette évidence historique, cette vérité empirique s’avère la chose du monde la moins partagée…

Huntington n’a pas la prétention d’offrir une théorie des civilisations sur le principe allemand, sinon prussien, d’un Oswald Spengler. Il énonce des hypothèses pour quelques décennies à venir, deux ou trois, sans vouloir produire un schéma définitif et transcendantal. Il cartographie un monde en mouvement et sait que cette dynamique emportera un jour la carte qu’il propose à la date où il écrit. Il ne prétend pas faire œuvre de théoricien ou de philosophe mais de géopoliticien. Il n’inscrit pas sa réflexion dans les pas du Hegel de La Philosophie de l’histoire. Il pense le réel et un peu de sa suite.
Le Choc des civilisations aborde la question d’une hypothétique civilisation universelle, qu’il nomme « la culture de Davos ». Huntington estime qu’elle n’existera jamais. Davos, c’est le nom d’une idéologie qui synthétise une bouillie intellectuelle dans laquelle on retrouve la religion des droits de l’homme, le culte de la démocratie représentative, la libre circulation planétaire des capitaux, un libéralisme économique doublé d’un libéralisme sociétal. Cette culture d’une infime minorité de privilégiés de la planète ne saurait ravir l’assentiment des masses, qui portent les civilisations sur leurs épaules. Les tenants de cette idéologie militent pour un monde unipolaire, le leur, alors que Huntington annonce et énonce un monde multipolaire. Les dévots de Davos, on comprend désormais pour quelles raisons, préfèrent bien sûr les analyses de Francis Fukuyama, qui est leur idéologue.
Huntington affirme que l’actuel retour de l’islam – c’était vrai en 1996, ça l’est plus encore un quart de siècle après… – semble un geste d’autodéfense à l’endroit de la modernisation sociale et économique imposée à tout-va par l’idéologie de Davos. Ce retour s’accompagne d’un refus de l’Occident et de ses valeurs. Les islamistes combattent l’occidentalisation de leur espace : ils veulent bien se moderniser mais refusent de s’occidentaliser – autrement dit : Nike et iPhone, mais sûrement pas le libéralisme sociétal des militants LGBTQ +.
Ce conflit entre l’Islam et l’Occident explique la plupart des combats sur la planète : Bosniaques musulmans contre Serbes orthodoxes et Croates catholiques dans l’ancienne Yougoslavie ; Grecs orthodoxes contre Turcs musulmans à Chypre ; Arménie chrétienne contre Azerbaïdjan musulman, aidé en cela par la Turquie (…).
Pourquoi ces conflits ? Huntington analyse les causes de la violence musulmane. Il en voit l’origine dans les textes de l’islam, qui invitent à la conquête par le glaive, dans la vie de Mahomet, qui fut celle d’un guerrier, dans l’éloge des vertus viriles et belliqueuses dans le Coran. Ces mêmes textes ne laissent aucune place à la non-violence en même temps qu’ils invitent à faire la guerre aux infidèles. L’islam a une grande tradition de conquêtes suivies de conversions qui constitue un paradigme pour le présent et le futur. Huntington envisage ensuite ce qu’il nomme l’« inassimilabilité » des musulmans : « Les pays musulmans ont des problèmes avec leurs minorités non musulmanes, tout comme les pays non musulmans en ont avec leurs minorités musulmanes. Plus encore que le christianisme, l’islam est une foi absolutiste qui confond religion et politique, et qui marque une séparation tranchée entre ceux qui font partie de Dar al-Islam et ceux qui font partie de Dar al-Harb. » La démographie se trouve du côté des musulmans : elle explose avec un nombre considérable de jeunes entre 15 et 30 ans. Souvent sans emploi, ils sont de ce fait disponibles pour la violence.
La civilisation occidentale est donc menacée, elle chute. Une renaissance n’est pas impensable, mais l’Occident devrait pour ce faire réaffirmer son existence et manifester sa volonté de redevenir leader dans le monde. La question est : « L’Occident peut-il se renouveler ou verra-t-il se poursuivre ce pourrissement interne accélérant son déclin et/ou sa subordination à d’autres civilisations plus dynamiques économiquement et démographiquement ? »
Huntington considère le déclin moral, le suicide culturel et la désunion politique comme des problèmes nettement plus cruciaux que l’économie et la démographie. Il dénonce les comportements antisociaux (crimes, drogue, violence), le déclin de la famille (divorces en expansion, naissances illégitimes, grossesses d’adolescentes, familles monoparentales), la « faiblesse générale de l’éthique » et la déconsidération de la vertu, « la désaffection pour le savoir et l’activité intellectuelle »accompagnée par « la baisse du niveau scolaire ». Face à ce tableau apocalyptique, les musulmans et les peuples d’Asie n’ont pas tort de manifester « leurs prétentions à la supériorité morale ». Le refus de l’assimilation procède tout simplement d’un refus de souscrire à cette décadence.
L’enjeu est clair : soit la société multiculturelle, soit la défense de la « civilisation occidentale », qui appelle à une relation étroite entre les États-Unis et l’Europe. Mais quels États-Unis et quelle Europe ?
Depuis la publication du Choc des civilisations, les choses ont changé : l’Occident a considérablement reculé et la civilisation multiculturaliste, aidée en cela par l’idéologie de Davos, s’est répandue comme une bouteille d’encre renversée. Les thèses majeures du livre se sont trouvées vérifiées. À la marge, tel ou tel fait, telle ou telle prévision, telle ou telle imprécision ont été relevés par les adversaires du penseur pour en invalider les thèses. Nonobstant ces cris dans la marge, Huntington a, hélas, raison. Lui-même disait en son temps qu’il préférerait avoir tort…
2… Il doit être exécuté !
Tant de vérités ne pouvaient être tolérées par les idéologues de Davos, qui ont besoin, pour leur propagande, que pareilles analyses ne se répandent pas !
Libération avec Gérard Chaliand, Ruwen Ogien ou Raphaël Liogier, Le Mondeavec Edward W. Said et Abdennour Bidar, Le Monde diplomatique avec Ignacio Ramonet et Tariq Ali, Jean-Claude Guillebaud dans Télérama, mais aussi Catherine Portevin dans le même support, La Croix avec Noël Copin, Le Clézio dans L’Express, Olivier Roy dans Rue89 ou Le Nouvel Obs, Le Figaro avec André Glucksmann ou Alexandre Adler, Le Point avec Sloterdijk et BHL, jusqu’à Jean-Luc Mélenchon, pour qui Huntington et ses épigones produisent « du baratin pour porter une espèce de détestation des musulmans » (AFP, 5 février 2012), tous y vont d’une même réprobation : dans son livre, Huntington crée des conflits de civilisation qui n’existent pas dans la réalité. Il monte les Occidentaux contre les musulmans, de sorte qu’il est, lui, le fauteur de troubles.
L’argument ultime se trouve fourni par BHL lui-même qui, après en avoir appelé à la sémantique, à la théologie, à la géopolitique et à sa « dernière conversation avec Massoud [qu’il avait] rapportée dans Le Monde », conclut : « Le meilleur disciple de Huntington s’appelle aujourd’hui Ben Laden » (Le Point, 21 septembre 2001). Plus subtil que ça, tu meurs ! Circulez, il n’y a donc rien à voir…

Examinons les critiques sérieuses (1).
Edward W. Said défend la thèse qu’on lui connaît dans Le Monde : l’Occident n’existe pas plus que l’Orient, ce sont des catégories inventées… par l’Occident ! Ou bien : Huntington ne pense pas le monde, il fournit des éléments de langage à la politique impérialiste américaine. L’Orient n’existe pas, mais c’est sur les analyses de « l’orientaliste chevronné » Bernard Lewis que Samuel Huntington « s’appuie lourdement » ! L’un et l’autre opposent l’Orient et l’Occident « comme si des affaires d’une complexité aussi gigantesque qu’identité et culture existaient dans un monde de bande dessinée, avec Popeye et Pluto se cognant dessus dans un pugilat sans merci où toujours le combattant le plus vertueux a le dessus sur son adversaire ». Cette façon de faire témoigne « qu’une bonne part de démagogie et de franche ignorance signe la prétention à parler pour toute une religion ou toute une civilisation ». Said reproche à Huntington d’être un « idéologue » – pas lui, bien sûr… – « qui veut faire des civilisations et des identités ce qu’elles ne sont pas : des entités fermées, hermétiques, purgées des multiples courants et contre-courants qui animent l’histoire humaine et, depuis des siècles, lui ont permis non seulement de contenir les guerres de religion et de conquête impériale, mais aussi d’être une histoire d’échanges, de métissage fécond et de partage ». Or Huntington écrit : « Les civilisations n’ont pas de frontières clairement établies, ni de début ni de fin précis. On peut toujours redéfinir leur identité, de sorte que la composition et les formes des civilisations changent au fil du temps. » Est-ce là vraiment la définition de civilisations conçues comme des « entités fermées, hermétiques », etc. ? Selon Said, les religions ont donc permis de lutter contre les guerres de religion, contre l’impérialisme des religions, sinon pour l’amitié et les échanges métissés et généreux entre religions. Comprenne qui pourra…
Pour Said, l’Islam et l’Occident n’existent pas : ce sont des « étiquettes » sans valeur qui empêchent de voir la diversité du monde. Mais, si l’Islam n’existe pas, comment dès lors peut-on dire que les terroristes du 11 Septembre n’ont rien à voir avec l’islam ? Que procéder ainsi c’est mutiler l’Islam [sic] et le « dépouiller de son humanisme » ? Si, à l’évidence, on ne peut condamner tout l’Islam au nom des islamistes, on ne saurait non plus sauver tout l’Islam au nom de ses humanistes – dont on aimerait une Encyclopédie faite de leurs noms, faits et gestes, œuvres et idées. Si Edward W. Said, en bon deleuzien qu’il est, refuse l’essentialisation, il lui faudrait les condamner toutes. « La thèse du Choc des civilisations est un gadget […] plus efficace pour renforcer un orgueil défensif que pour accéder à une compréhension critique de la stupéfiante interdépendance de notre époque », poursuit-il. Autrement dit : l’Orient et l’Occident n’existent pas mais les thèses de Huntington sont celles d’un Occidental orgueilleux qui combat l’Orient et entraîne avec lui les États-Unis – où le Palestinien Edward W. Said vivait et enseignait.https://www.dailymotion.com/embed/video/kqX1DcoXA5KnCXx4qGu?info=0&logo=0&app=lepointhd.app&autoplay=0Vidéo. Michel Onfray – Autodafés, épisode 3 : « Le « choc des civilisations » était annoncé ».
Jean-Marie Gustave Le Clézio donne un long entretien à L’Express le 16 octobre 2008. Il y confie : « Je déteste Samuel Huntington et sa théorie du « choc des civilisations ». J’avais même écrit un pamphlet intitulé Contre Samuel Huntington, que je n’ai pas publié. » Pour quelles raisons ? demande le journaliste : « Parce que c’était un pamphlet. Je ne crois pas qu’il y ait nous et les autres, le monde occidental d’un côté et, de l’autre, une sorte de monde barbare, à l’affût de la moindre de nos faiblesses. »Puis : « Les cultures sont toutes métisses, mélangées, y compris l’occidentale, faite de nombreux éléments venant d’Afrique, d’Asie. On ne peut pas faire barrage au métissage. Et la modernité est aussi bien japonaise, coréenne, chinoise qu’européenne ou américaine. » Où l’on retrouve ce paralogisme, celui de Said, en vertu duquel on peut affirmer que l’Occident n’existe pas et, en même temps, expliquer comment l’Occident s’est construit… Huntington n’a jamais dit que l’Occident s’était construit seul ! Quelle idée saugrenue ! Personne ne récuse les influences, mais l’Occident est moins la somme arithmétique de ses influences que leur synthèse dialectique. Le processus d’homogénéisation constitutif de l’Occident, voilà ce qui le définit.
Ruwen Ogien estime dans Libération (24 juillet 2015) que la thèse du choc des civilisations « ne résiste pas à l’examen philosophique ». Dont acte. Examinons donc l’examen : Ruwen Ogien part en guerre longuement contre les discours-haineux-contre-les-musulmans-et-les-immigrés. Pour l’heure, rien qui casse quatre pattes à un canard philosophique. (…)
Le philosophe salarié du CNRS réactive la fiction de Said : il parle lui aussi du « monde dit occidental » et annonce que « les considérations simplistes sur le choc des civilisations sont loin de correspondre à la réalité sociologique » dont il nous dit, lui, ce qu’elle est : certes, on peut constater des tendances au « repli communautaire, à la xénophobie, au nationalisme […] mais c’est seulement, semble-t-il, en réaction à un mouvement massif vers le métissage, l’apparition de penseurs cosmopolites, de musiciens, d’écrivains, de plasticiens, d’entrepreneurs nomades qui circulent sans problème entre les « cultures » du monde entier, de travailleuses et de travailleurs migrants pour qui les frontières nationales n’ont plus aucun sens » – sauf que ces derniers ne se trompent pas et viennent plus volontiers en France qu’en Russie, en Roumanie ou en Hongrie.
Ruwen Ogien estime ensuite que l’auteur du Choc des civilisations ne répond pas à la question : « En quoi consiste exactement la culture d’une nation ? » Pour lui – ou nous – donner une leçon, il prend soin de préciser ce qu’est pour lui la culture française en convoquant « l’arrogance culturelle, le passé colonial, le conservatisme moral, la xénophobie latente, le culte de la rente, le goût de l’alcool, et tous les autres vices régulièrement moqués par nos voisins ». Et de poursuivre : « Un immigré devrait-il devenir culturellement arrogant, fier du passé colonial, moralement conservateur et alcoolique sur les bords pour être un « bon Français » ? » Enfin, partout sur notre planète, écrit-il, le monde musulman se distingue par « l’abandon des pratiques traditionnelles (religieuses y compris) [qu’] accompagnent comme partout ailleurs l’urbanisation, les migrations, l’amélioration du bien-être matériel et du niveau d’éducation ». Conclusion : « La guerre (ou le « choc ») entre civilisations ne risque pas d’avoir lieu, parce que les civilisations, conçues comme des ensembles clos, immuables et homogènes, n’existent pas » – c’est très exactement ce que Huntington écrivait, les civilisations ne sont pas des ensembles clos, immuables et homogènes, mais ouvertes, muables et hétérogènes, ce qui n’empêche pas qu’elles existent et puissent être en guerre à cause des spiritualités qui les constituent.
Où l’on comprend que le canard conserve ses quatre pattes et Samuel Huntington sa pertinence…

Pour Raphaël Liogier, c’est le titre de son papier : « Il n’y a pas de guerre des civilisations car il n’y a qu’une civilisation » (Libération, 11 janvier 2016). La preuve ? « Ma fille peut se sentir plus proche d’une Mexicaine ou d’une Japonaise rencontrée sur Internet, immergée comme elle dans la culture manga, que de notre voisine de palier. Les mangas constituent un espace de désir déterritorialisé. Ces espaces profitent de l’infinité d’Internet. » Ce qui permet au philosophe de poursuivre et de conclure : « Aucun des conflits actuels ne peut être analysé comme une guerre de civilisations mais comme un conflit hybride mêlant des États, des organisations terroristes, mafieuses, des réseaux économiques, des postures identitaires globalisées. L’idée d’une civilisation assiégée est plutôt caractéristique d’une Europe devenue fondamentaliste, c’est-à-dire en quête de son origine et de son hégémonie perdue. » Rien à voir avec l’islam donc, tout juste un prurit de Blancs terrifiés d’avoir perdu leur hégémonie et leur pouvoir d’Occidentaux.
Dans Génie de la laïcité, Caroline Fourest écrit : « Il faut dire que Raphaël Liogier apprécie en général les visions plutôt « dures » de la religion. Sur les sites communautaires musulmans comme SaphirNews ou dans ses livres, il va jusqu’à prendre la défense de prédicateurs salafistes, grossièrement sexistes ou littéralistes, quand il ne présente pas le port du voile intégral comme une tendance « hypermoderne ». »
Dont acte.
Dans Le Monde. fr (2 mars 2011) sous le titre « Choc des civilisations ? La fin d’une fiction », Abdennour Bidar considère que Huntington a vu ses thèses totalement invalidées par les Printemps arabes. « Nous assistons ainsi à la révolution en marche de la religion islam. […] Ces peuples tunisiens et égyptiens ont offert une régénération exceptionnelle à l’image de la culture islamique, qui était si tragiquement défigurée par ses propres et interminables errances… » Enfin : « Les soulèvements ont potentiellement une immense valeur pour l’humanité entière, très au-delà du monde arabe. » Entendu…
Dix ans plus tard, « l’événement en marche des révolutions arabes » a accouché de ce qu’il est convenu d’appeler un « hiver islamiste » : en Tunisie, au Maroc, en Égypte, les élections libres portent les partis islamistes au pouvoir. Des groupes djihadistes se constituent ; la Tunisie fait régulièrement l’objet d’attaques islamistes ; un coup d’État militaire a eu lieu en Égypte, qui remet en place un pouvoir dictatorial n’épargnant personne, même les minorités chrétiennes ; une guerre civile particulièrement meurtrière ravage la Syrie ; un État islamique a vu le jour ; la Libye et le Yémen sont entrés en guerre civile – le tout nourrissant les flux migratoires en Europe avec les problèmes induits que nul n’ignore ! S’adressant à Huntington, Abdennour Bidar écrivait : « L’oraison funèbre de votre thèse vient d’être prononcée par l’événement en marche des révolutions arabes. »
Un texte du même dans Le Monde. fr estimant que, finalement, l’histoire donnait raison aux thèses du Choc des civilisations serait le bienvenu, non ? Un texte des autres pourfendeurs de Samuel Huntington également.
Mais il ne faut pas y compter. D’abord, parce qu’il est dans la nature des idéologues et des militants, des partisans et des doctrinaires, de ne jamais confesser une erreur ou un tort, même si l’Histoire a tranché en leur défaveur. Ensuite, parce que le projet des sectateurs de Davos reste d’actualité et que la propagande demeure la meilleure façon d’imposer leur monde §
1. Hubert Védrine dans Le Figaro (avril 2016), Jean Daniel dans L’Obs (2 juillet 2015), Franz-Olivier Giesbert dans Le Point (3 octobre 2013), (…) Régis Debray dans Télérama (12 avril 2003), Emmanuel Le Roy Ladurie dans Le Figaro (15 novembre 2001) (…) ont examiné l’ouvrage de Huntington, ou en ont parlé, sans animosité idéologique et honnêtement.