LA GRANDE DÉMISSION. Selon le sociologue, pour qui nous sommes entrés dans l’ère du pyjama, la crise sanitaire a accentué le phénomène de décrochage.
Le POINT. 13 janvier 2021
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Il y a un an, il avait été le premier, dans C’est fatigant, la liberté (L’Observatoire) , à déceler et analyser le profond mouvement de retrait des Français né de la pandémie. Une France du pyjama qu’il revisite à la lumière de la valeur travail.
Le Point : Au-delà des perturbations engendrées par les variants du virus, pensez-vous que le décrochage corresponde à une mutation anthropologique ?
Jean-Claude Kaufmann : La crise sanitaire a amplifié une mutation déjà en cours. Nous étions passés d’un régime de discipline collective, où le travail était un socle de la vie, nous assignait une place dans la société, à un régime de l’autonomie de la personne. Le travail y devient un engagement qu’on questionne, qu’on remet en cause. On peut en choisir un autre, on peut s’en désengager. Nous sommes passés d’une société architecturée à une société liquide, instable, où tous les repères flottent. Par ailleurs, on a constaté une implication accrue dans le monde privé, la famille, les amis, les loisirs, dans leur puissance identificatrice. Des « petites passions » qui peuvent sembler ridicules, mais qui procurent une plénitude existentielle absente du travail. Regardez comme on s’investit dans la gastronomie, l’éducation de ses enfants… Par un effet de vases communicants, l’univers privé a écrasé, appauvri la sphère du travail.
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Cette désaffection affecte-t-elle la représentation que nous avons du travail ?
Des sondages ont confirmé, de manière me semble-t-il exagérée, le primat de la famille, des amis, du privé, sur le travail ou la politique. Ainsi est-il devenu très mal vu de se représenter comme trop impliqué dans son travail. On rêverait pourtant de s’investir dans son travail comme dans ses petites passions, or c’est rarement le cas. Cette frustration alimente aussi le désinvestissement, qui engendre lui-même une souffrance, puisque le travail est considéré comme une contrainte, un simple moyen pour avoir les ressources de satisfaire ses autres passions. Dans ce système vicié qui s’entretient lui-même, le burn-out a altéré aussi l’image que nous avons du travail, associé désormais à un lieu de souffrance. Les confinements sont donc venus ébranler un lien déjà fragilisé alors que nombreux sont ceux qui recherchent dans un travail en présentiel une sphère de sociabilité, d’émulation aussi.
Présenté comme une solution, le télétravail semble riche d’effets pervers…
Tout dépend des conditions spatiales et de notre capacité à ne pas mélanger les éléments du travail et de la sphère privée. Pointe le risque de la confusion des activités, source de charge mentale : il faut organiser un cloisonnement, on est à la maison sans y être. Nos rythmes viennent d’être cassés. Certains s’en sortent bien, d’autres s’écroulent, d’autres encore en profitent pour se poser la question d’un travail moins impliquant…
Se dirige-t-on vers une partition accentuée de la société avec, d’un côté, les travailleurs attachés à leur lieu de production et, de l’autre, les mobiles ?
Il se dessine en effet une géographie sociale qui oppose les travailleurs affectés à la matière (paysans, ouvriers) ou à la relation (transports, soins) – des catégories moins bien rémunérées, moins reconnues, mais assignées à une place – aux nomades, mieux payés, plus autonomes, davantage dans la modernité. Mais ceux-là sont menacés par la saturation du numérique et nourrissent un rêve de vie plus simple, plus en contact avec les gens, la nature.
Dans un tel contexte, comment analyser le déficit de main-d’œuvre dans certains secteurs ?
Il faut appliquer une analyse de type mosaïque. Certaines professions, où les conditions de travail étaient difficiles, comme la restauration, connaissent des défections massives, mais il faut ajouter le type de parcours professionnel : certains ont gardé la discipline du travail, d’autres jettent l’éponge, d’autres encore n’attendaient que le prétexte de la pandémie… Dans cette société d’un travail liquéfié, il y a les gagnants, qui savent développer des projets, changer d’orientation, et les perdants, à la dérive, prêts à se raccrocher à n’importe quoi, religion, idéologie…§