FRONT POPULAIRE. 6 février 2022
OPINION. Y a-t-il ciment de l’identité nationale plus durable que ces monuments qui résistent vaille que vaille au passage des ans ? L’extraordinaire résilience de la nation arménienne aux vagues de l’histoire en témoigne, selon notre abonné.

Si l’on voulait démontrer, par-delà les époques et les frontières, que la réalité nationale existe, chaque fois qu’il y a une langue et une culture commune, qu’elle n’est pas une chimère moderne et un fantasme de va-t-en-guerre, l’incroyable résilience, et la non moins admirable capacité à se penser comme communauté de destin, de la nation arménienne devrait être un cas d’école.
Comme ses églises de tuf et de basalte des hauts plateaux reconstruites pierre à pierre après chaque tremblement de terre, le peuple arménien a survécu à toutes les tragédies de son histoire, s’est reconstitué, a renoué le fil de ses populations dispersées, a résisté à l’assimilation et préservé les traits de sa culture. Cette exceptionnelle résistance et grande résilience des Arméniens se lit dans l’architecture de leurs bâtiments religieux, dans la structure et les techniques de construction et les matériaux qu’ils utilisent.
Sources historiques de l’architecture religieuse arménienne
Les premières traces d’architecture sur le plateau arménien remontent au paléolithique, avec des vestiges de bourgs-forteresses dotés de solides moyens défensifs datant de 5000 ans avant JC dans la vallée de l’Araxe, le long de la chaîne de l’Ararat. La taille aussi bien que les éléments de confort ou de raffinement des habitations n’avaient rien à envier aux cités de Mésopotamie ou de la mer Égée. Des monuments mégalithiques à vocation religieuse, appelés vishaps, ce qui signifie dragons en arménien, apparaissent à l’âge de bronze (- 3000 av. JC) ; ces menhirs sculptés, à formes de poisson ou de tête de taureau étaient placés près des sources et des rivières afin d’en favoriser la fécondité; ils sont uniques à l’Arménie ; nombre d’entre eux ont été découverts sur les pentes de l’Aragatz jusqu’à en couvrir des champs entiers, comme dans les alignements de mégalithes bretons et celtes.
Un royaume appelé Uruatri est mentionné pour la première fois en -1275 av JC. Il devient, au IXe siècle avant notre ère, un puissant État connu sous le nom assyrien d’Ourartou, soit l’Ararat biblique des Hébreux, dont l’importance de la capitale Van (ou Toushpa) fut telle qu’on attribua sa construction à la puissante reine assyrienne Sémiramis. Les villes des Urartéens, en pierre de basalte taillé, une rareté dans l’antiquité, possédaient de puissantes fortifications et deux citadelles jumelles, une autre de leur particularité. L’Arménie s’est progressivement renforcé, jusqu’à constituer le royaume de la Grande
Arménie fondé par Artaxias Ier, le premier des Artaxiades en 189 av JC. Sous Tigrane II le Grand (55 av JC), le royaume atteint son apogée, s’étendant de la Caspienne à la mer Noire et la Méditerranée. Ceux qui les suivirent, les Arsacides, d’origine iranienne, poursuivirent le mouvement d’hellénisation, maintinrent les bonnes relations avec Rome dont l’Arménie était vassale, en introduisant cependant le dieu solaire iranien Mithra dans leurs croyances.
La passion architecturale des Arméniens trouva à s’exprimer à travers la religion chrétienne nouvelle révélée par ce Jésus crucifié qu’ils furent les premiers à adopter et pour laquelle, comme des pionniers, ils imaginèrent des lieux de culte rompant avec le passé. On a répertorié pas moins de dix types différents d’églises sur le territoire arménien, outre de nombreuses variantes. Sept d’entre eux sont spécifiques à l’Arménie. Les conditions telluriques ainsi que l’adaptation à des besoins nouveaux ont justifié ces choix.
Comme le plan et le mode de construction lui-même, et les matériaux utilisés, c’est la malléabilité de ces lieux de culte qui frappe, sans qu’ils ne perdent leurs traits culturels spécifiques originels.
Avant la conversion du roi Tiridate III par Saint Grégoire, celui qui est dit Grégoire l’Illuminateur, en 301, les fidèles déjà nombreux se réunissent dans des lieux non consacrés, comme les caves ou les granges quand les ermites optent plutôt pour les cavernes ou la forêt. Dès les cinquante premières années de l’Arménie officiellement chrétienne, la paix régnant sous la protection armée de Rome, de nombreuses églises se bâtissent. Certaines ont traversé intactes presque deux millénaires.
Une civilisation de la pierre non scellée
Le premier âge d’or de l’architecture arménienne s’étend sur seulement 60 ans, de 630 à 690, quand Byzance reconquiert toute l’Arménie au dépend de la Perse et que les débuts de la Conquête arabe se font encore dans le respect, ou dans l’indifférence, aux traditions nationales des peuples conquis, surtout au regard des cent-cinquante années iconoclastes qui suivront qui seront marquées par l’intolérance et l’interdiction de tout art qui ne fut pas strictement islamique.
Cet âge d’or est d’autant exceptionnel que toute l’histoire arménienne en a été marquée et qu’on ne cessera jusqu’à l’âge moderne d’en célébrer les formes, d’en perfectionner les techniques et de reconstruire ceux des monuments qui eurent à souffrir du passage du temps et de la furie des hommes et que l’architecture d’Occident en a été influencé par l’entremise de Byzance qui en adopta les principes, par les Arméniens venus en Occident ou par les Occidentaux qui se sont rendus là-bas.
Le principe de base de l’architecture religieuse arménienne est simplissime : toutes les églises et tous les monastères d’Arménie sont composés de blocs volcaniques disjoints, mais taillés et ciselés, posés les uns sur les autres, sans ciment et sans lien. Ainsi, pouvait-on les rebâtir à la vite et sans plans, comme un jeu de construction, après chaque passage d’envahisseurs ou la colère des éléments. Dans certaines églises, ces blocs sont numérotés. Ces édifices étaient faits pour durer et être remaniés facilement. Il fallait que la pierre ne fût point liée, qu’elle restât libre, mais ajustée parfaitement.
L’Arménie, aux confins du monde chrétien, porte ainsi l’idée d’une civilisation de la pierre, mais d’une pierre non scellée tandis qu’en Iran, depuis la conquête musulmane, a primé la culture de la brique, faite d’argile, renforcée de parements de pierres, sous un couvert de tuiles également d’argile, le tout paré de céramiques colorés, qu’agrémentent quelques vestiges en dur hérités de l’art préislamique, mais le trait essentiel est bien la brique et l’argile qui remplace la pierre presque partout où l’Islam s’est imposé.
Pour montrer la richesse du patrimoine architectural arménien, on donnera trois exemples :
Le temple de Garni, joyau hellénique préservé
Le temple de Garni, à une trentaine de kilomètres au nord d’Erevan, très haut dans les montagnes, construit en 77, sous Tiridate Ier, dédié au dieu iranien Mithra est un des rares monuments de l’époque romaine à avoir subsisté. Il a traversé intact les invasions et les colères des éléments, jusqu’au tremblement de terre de 1679 qui lui a mis les quatre fers en l’air dans les prés alentours. Il a fallu attendre 1975 pour qu’il soit restauré à l’identique. Les pierres étaient restées sur place et trainaient çà et là sans que les habitants ne se souciassent de les piller pour s’en faire des villégiatures. A colonnes fines et péristyle, formé de blocs de basaltes gris délicatement taillés, assemblés sans mortier, coiffé d’une voute de pierre, contrairement aux toits en bois des monuments gréco-romains,
Le temple de Garni est un joyau de l’art hellénistique. Il se situe dans un lieu magnifique, désertique et austère, à 1400 mètres d’altitude, avec l’une des plus belles vues sur l’Ararat. Les corniches et chapiteaux sont richement décorés et des frises à motifs végétaux et animaux, inhabituels pour les bâtiments antiques, ornementent les murs. Les premiers Chrétiens, de furieux iconoclastes chassant les idoles paiennes, puis les Musulmans, non moins furieux contre les représentations humaines, épargnèrent le monument peut être du fait de son exceptionnelle beauté. Le palais et la forteresse qui jouxtaient le temple de Mithra ont disparus et dans le village calme, seuls quelques paysans nonchalants vendant leurs fruits et légumes à des touristes trop pressés troublent la sereine quiétude du lieu.
Le mystère du temple de Zwartnots
Il était une fois un édifice original et d’une beauté singulière, construit dans la plaine de l’Ararat, sur fond de la montagne sacrée des Arméniens. Construit entre 641 et 662, le temple de Zwartnots relevait du type rotonde mais de très grande dimension, comportant deux étages, surmontés d’une coupole de forme conique, richement décorée à l’extérieur et à l’intérieur. Les seuls équivalents qu’on lui connaisse, sont les grands baptistères italiens de la Renaissance, construits six siècles après. Au vingtième siècle, l’architecte arménien Thoros Thoramanian en a reconstitué la maquette d’après les vestiges qui restaient ; car la hardiesse de ses lignes fut fatale à Zwarnots sur cette terre qui tremble sans cesse et il ne résista pas à la catastrophe naturelle de 930.
La renommée du temple de Zwarnots fut telle, ainsi que le talent de ceux qui la bâtirent, que trois siècles après sa destruction, quand les maîtres-architectes et les sculpteurs de la Sainte-Chapelle à Paris bâtie à l’instigation de Saint-Louis voulurent représenter l’arche de Noé dans un écusson et qu’ils la surmontèrent d’une église (pour souligner ainsi, comme souvent, la continuité entre l’ancien et le nouveau testament, et parfois dénigrer la foi juive pour mieux rehausser la chrétienne, comme au porche de la cathédrale de Strasbourg quand la vierge qui porte la synagogue a les yeux bandés et celle avec l’église a les yeux ouverts), c’est l’image du temple de Zwarnots qu’ils choisirent. Il serait hasardeux de chercher aussi des filiations entre le mausolée d’Hadrien à Rome qui date de 145 et le temple de Zwarnots qui fut fini en 662, et entre ce dernier avec l’un ou l’autre des baptistères de Toscane, celui de Florence (avec une décoration intérieure d’inspiration byzantine) dont la datation est difficile, de Pise commencé en 1153, de Sienne achevé en 1325 et avec la Sainte-Chapelle en 1248 mais ces similarités sont passionnantes.
Les monastères de Saint-Thaddée et de Saint-Etienne de Nakhavka situés en Iran
Deux chef d’œuvre de l’archictecture monacale, en pierres polychromes et ornés de magnifiques coupoles, se trouvent au nord de l’Iran, dans un décor minéral et désert, à 1800 mètres d’altitude: Saint Thaddée, près de Maku, et Saint-Etienne de Nakhavka, proche de Julfa. Ces deux monastères dateraient de l’époque des apôtres Saint-Thaddée et Saint-Bartholomée qui ont évangélisé la région, quarante années après la mort du Christ. Leur ancienneté, proche de la date inaugurale de la croyance chrétienne, ainsi que leur situation sur la route des caravanes en ont fait des lieux de pèlerinage et de vénération uniques dans la chrétienté, renommés pour leurs écoles théologiques et les manuscrits de leurs bibliothèques.
On ne compte plus le nombre de fois où ces monastères ont été détruits, incendiés, démolis par les hommes et par les éléments, et chaque fois reconstruits. Qu’ils se situent en Iran et au cœur de l’espace musulman du Moyen-Orient et qu’ils eussent pourtant réchappé à la destruction complète n’est pas le moindre des paradoxes. La période qui suivit l’année 1603 fut particulièrement cruelle à Saint-Thaddée et Saint-Étienne de Nakhavka quand sur l’ordre de Shah-Abbas Ier les régions du Nakhidjevan et de Julfa furent vidées de leurs habitants et que ceux-ci furent déportés, entre autres, vers Ispahan, pour occuper ces
nouveaux quartiers qui prirent le nom de Nouvelle-Julfa et que les monastères se virent alors priver des subsides que lui apportaient les villages qui les entouraient.
Cela n’est rien cependant en comparaison de l’année 1828, quand le traité de paix mettant fin aux hostilités entre Russes et Persans fixa la frontière entre les deux empires sur le fleuve Araxe et que des dizaines de milliers d’Arméniens préférèrent s’exiler plutôt que subir le joug musulman, et des centaines de villages furent laissés à l’abandon. L’Iran plaça les deux monastères sous la juridiction du diocèse de Tabriz qui possédait une importante communauté arménienne dont Nicolas Bouvier dans son Usage du monde nous fait partager la mélancolie, dans cette vocation au martyr qui semble être la caractéristique de ce peuple et que Corneille avait su détecter dans ce qui est peut-être sa meilleure tragédie, Polyeucte. Des ultimes déportations, les monastères ne s’en remirent jamais et lentement périclitèrent.
En juin 1918, le peu d’Arméniens qui demeuraient autour de Saint-Thaddée défendirent un siège de trente-trois jours contre les troupes ottomanes et celles du khan de Maku auxquelles s’associèrent les combattants kurdes. A court de munitions, les Arméniens furent pris et tous massacrés et le bâtiment fut pillé. Entre 1917 et 1920, Saint-Etienne de Nakhavka fut dévasté quatre fois par les populations des alentours et la bibliothèque a été incendiée. Après 1946, les Arméniens qui s’étaient évertués à rester furent « rapatriés » en Arménie soviétique, achevant le nettoyage ethnique dans l’Azerbaïdjan iranien. Aujourd’hui, la République islamique d’Iran s’est préoccupé de l’état des bâtiments, a entrepris des rénovations et fait inscrire les deux monastères sur la liste du patrimoine mondiale de l’Unesco en 2008.
En comparaison le monastère de Khetzkonk situé sur le plateau anatolien en Turquie, n’a pas eu la chance relative d’être sous la protection des mollahs iraniens. Il a connu un sort funeste. En parfait état de conservation et encore en activité au début du 20ème siècle (des photos en montrent la magnifique architecture), il a été détruit à l’explosif en 1962 par les Turcs. De même que l’église de Bagaran avaity été dynamitée dans les années 1950. Tout comme il ne reste rien, jusqu’aux fondations, du monastère d’Horomos et des mille-et-unes églises d’Ani, à part des pans de murs abandonnés aux pilleurs.
Crédits photo : @Raffi Youredjian, Flickr
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Publié le 6 février 2022