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Par Alexandre Devecchio. LE FIGARO 2 mars 2022
ENTRETIEN – Pour le philosophe Robert Redeker, l’invasion de l’Ukraine par la Russie est, avec le 11 septembre, l’événement le plus important de ce début de XXIe siècle. Il marque, selon lui, un changement d’époque et de paradigme qui va conduire l’Europe à renouer avec le primat du politique.
LE FIGARO. – En tant que philosophe, quel regard portez-vous sur cette guerre? Au-delà des conséquences géopolitiques, en quoi est-elle susceptible de bousculer les imaginaires, les représentations et même les mentalités?
Robert REDEKER. – Le jour de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, restera comme une date aussi considérable que le 11 septembre 2001. Voyons en elles les deux dates les plus importantes du XXIe siècle commençant. Ce sont des dates de volte des temps, ouvrant une époque. Une époque, dit Bossuet, est un temps marqué «par quelque grand événement auquel on rapporte le reste». Cet événement donne le ton aux années qui le suivent. Il découvre un paysage politique et mental nouveau, dont nul ne soupçonnait la possibilité jusqu’alors, comme si l’on avait franchi la ligne d’horizon. Volte des temps: voici les repères modifiés, les convictions changées.
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Les effets du 24 février n’annulent pas ceux du 11 Septembre: ils les corrigent et les renforcent. Le 11 Septembre fut L’épiphanie de la première figure de l’ennemi, l’islamisme ; le 24 février, de sa seconde figure, l’empire autocrate. Les deux n’ont que faire de ce à quoi nous tenons: la vie humaine, la souveraineté populaire, l’indépendance des peuples, les droits des nations, la liberté. Pour les deux, les hommes ne sont pas des fins, mais des moyens. Si la Russie figure l’empire, l’Europe est une marqueterie de nations. Pourquoi l’opinion européenne est-elle en empathie avec les agressés? Parce qu’elle s’identifie au sentiment national ukrainien, qu’elle s’y reconnaît, qu’elle rejette instinctivement l’impérialisme. Le 11 Septembre sonna le glas de l’idéologie de la fin de l’histoire, le 24 février sonne le glas de l’insouciance européenne. Nous autres, gens du Couchant, nous ne pourrons plus vivre comme jusqu’ici. Très curieusement, cet optimisme naïf concernant la nature humaine se répandait à mesure que la déchristianisation progressait, faisant oublier la notion, qui incitait à la méfiance devant notre espèce, de péché originel
Ouvrant une époque, cette date renvoie à la caducité nombre d’idées, de représentations, de façon de se comporter et de gouverner. Le bouleversement très rapide touche déjà le fondement de la politique, son imaginaire. Il est un séisme dans ce que Castoriadis appelait «l’imaginaire instituant» de la politique, poussant à son renouvellement.
L’Europe redécouvre le tragique de l’histoire, mais aussi l’idée de puissance?
Castoriadis encore: toute politique provient d’un imaginaire. Celui de l’Europe après 1945 était dominé par une anthropologie optimiste, l’irénisme qu’elle impliquait, la conviction, fondée sur cet optimisme, que le développement économique et la prospérité supprimeraient les causes de conflits, que le souvenir du passé neutraliserait le désir de recourir aux armes. Et qu’à terme, comme le voulaient Marx et Engels, la politique ne serait que la gestion du bien-être quotidien. De ce point de vue, les libéraux eux-mêmes étaient marxistes sans le savoir. Toute cette panoplie de présupposés, qui confondait la réalité avec le désir, méconnaissait la nature humaine, dont on a de bonnes raisons de penser du mal, ignorance persistante, en dépit des avertissements à ce sujet présents dans l’œuvre de Freud. Très curieusement, cet optimisme naïf concernant la nature humaine se répandait à mesure que la déchristianisation progressait, faisant oublier la notion, qui incitait à la méfiance devant notre espèce, de péché originel.
L’Europe était plongée dans l’amnésie, oubliant les conditions de possibilité de ce qu’à juste titre elle chérit, l’héritage conjoint du judéo-christianisme et des Lumières: la liberté, le droit, le respect de la vie privée, l’autonomie de l’individu, le souci de l’autre, la séparation des pouvoirs, la démocratie.
Au fil des décennies de paix et de prospérité, cette amnésie finit par l’affaiblir spirituellement, la poussant à s’exposer elle-même en proie. Les islamistes furent les premiers à s’en rendre compte. Des impérialismes voisins s’en avisent pour les parties de l’Europe qu’ils convoitent. Or, alors que l’invasion d’un morceau de l’Arménie par l’Azerbaïdjan n’a pas changé cet imaginaire, le 24 février l’a fait voler en éclats: l’Europe redécouvre que la puissance (économique, politique, militaire) est la condition de sa liberté. Et de sa survie.
Aux aurores de l’Europe, la cité grecque le savait ; en retrouvant cette conscience, l’Europe renoue avec ses origines. Un imaginaire – une galaxie de représentations – renouvelé, dans lequel l’amour de la patrie, le sentiment national, le civisme militaire reprendront leur place, sortira de cette épiphanie de la puissance.
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Vous avez écrit, il y a quelques années, un essai intitulé, Le Soldat impossible. Que vous inspire la résistance des Ukrainiens? Est-elle héroïque?
L’analogie n’est jamais une connaissance, mais toujours un moyen d’observation. Les Ukrainiens nous rappellent ce que nous, Français, fûmes. Nous nous sentons proches d’eux dans la mesure où leur février 22 rappelle notre juin 1940. Où le partage du pays évoque notre ligne de démarcation. Où un possible gouvernement fantoche ravive en nous le souvenir de nos Pétain et Laval. Où leur résistance fait fond sur la nôtre. Qu’identifions-nous dans cette résistance? Ce qui nous sauva: le refus de l’invasion, l’attachement à la terre et à la patrie, le sens de l’honneur. Quels sentiments en sortent? Celui d’une fraternité entre nos deux peuples et celui d’une communauté de dangers. Nonobstant ce rapprochement, ce n’est jamais à l’émotion provoquée par des images télévisées de nous guider.
Dans l’imaginaire collectif récent, le soldat et l’armée restaient objets de dédain et de mépris. On les tolérait à condition qu’ils demeurassent invisibles. Signe du Bien, l’antimilitarisme allait de soi. L’épouser vous classait parmi les personnes généreuses, cultivées et intelligentes
Plus largement, est-ce le retour de la figure du soldat?
Dans l’imaginaire collectif récent, le soldat et l’armée restaient objets de dédain et de mépris. On les tolérait à condition qu’ils demeurassent invisibles. Signe du Bien, l’antimilitarisme allait de soi. L’épouser vous classait parmi les personnes généreuses, cultivées et intelligentes.
L’on réputait les budgets militaires illégitimes gaspillages. L’on tenait les valeurs militaires pour des résidus de barbarie fournissant aux caricaturistes leur pain bénit. Un antimilitarisme rampant imprégnait la culture. Souvenons-nous de la chanson, à vrai dire pitoyable, de Maxime Le Forestier, Parachutiste. Toute une génération qui se prenait pour le sel de la terre communiait en elle.
Toute une civilisation, éprise de liberté, mais imbécilement aveugle aux conditions de sécurité de cette liberté, s’admirait en elle. On fit du soldat le paria de l’intelligence. On voulait ignorer son office et sa nécessité. Le rideau mettant fin à cette farce vient de tomber. L’armée est la première des institutions, celle qui soutient toutes les autres, celle qui crée un espace dans lequel les autres peuvent s’épanouir en toute sécurité. Elle est le fondement et le rempart de toute société.
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Est-ce aussi la fin d’une certaine conception de l’Europe?
Le soutien à l’Ukraine témoigne de ce que nos peuples ne veulent pas d’une Europe sans nations. Voici l’Europe, qui se rêvait en vaste supermarché insouciant et postnational, rattrapée par l’histoire, dont le tragique est l’ingrédient essentiel et le levain. Cette invasion sonne pour elle comme une anamnèse. Ses dirigeants avaient oublié qu’elle est une formation spirituelle porteuse d’une responsabilité politique. Le grand retournement occasionné par cette volte des temps se dit ainsi: l’Europe, tolérant des sacrifices économiques, en revient au primat du politique. C’est un événement aussi considérable que l’invasion de l’Ukraine.
Exe: Le soutien à l’Ukraine témoigne de ce que nos peuples ne veulent pas d’une Europe sans nations