CHRONIQUE. La guerre en cours en Ukraine révèle crûment les lourdes conséquences de l’idéologie écologiste sur l’agriculture française.

Par Jean de Kervasdoué. LE POINT
Publié le 07/03/2022
La guerre en Ukraine a des répercussions mondiales sur les marchés agricoles, comme elle en a sur l’énergie. Ses effets sont nombreux et complexes. Ils vont se déclencher en plusieurs salves. À l’instar de l’épidémie provoquée par le Covid-19, ce conflit révèle cruellement aussi la particularité des choix français et européens, cette fois-ci en matière de production agricole. En effet, le 20 octobre 2021, le Parlement européen a adopté la stratégie « Farm to Fork » qui, clairement, programme une décroissance de la production européenne pour 2030. Tous les autres pays, quand ils le peuvent, ont une stratégie inverse et développent leur production pour d’évidentes raisons stratégiques et économiques dont on redécouvre aujourd’hui l’importance.
Jusqu’à la fin des années 1960, à l’exception notable du blé, les marchés agricoles étaient des marchés de surplus. À quelques exceptions, dont les États-Unis et la France, il n’y avait pas de surproduction. Les pays peinaient à nourrir leur population. Vint la « révolution verte » due à la sélection génétique des plantes, aux engrais et aux produits phytosanitaires ; les rendements à l’hectare ont ainsi, en un demi-siècle, plus que doublé. Si bien que, en 2021, 25 % du blé produit dans le monde était exporté, 23 % pour les autres céréales et 10 % pour le riz (4 % en 1970). Beaucoup de pays, dont la Chine, mais aussi l’Égypte, le Maghreb et de nombreux pays d’Afrique subsaharienne ne produisent pas assez de céréales pour nourrir une population dont, par ailleurs, les habitudes alimentaires ont évolué. Ainsi, en Afrique, le pain est devenu un aliment de base. Ces pays importent donc du blé.
À LIRE AUSSIGuerre en Ukraine : le blé va-t-il manquer ?
Des négociations violentes
Pourtant, au cours des soixante dernières années, les Américains ont tout fait pour imposer leur hégémonie. Ainsi, en 1962, ils se sont violemment opposés à la naissance de la politique agricole commune (PAC). Les joutes n’ont jamais cessé depuis, surtout quand l’Europe a commencé à être globalement exportatrice et a continué de l’être malgré leurs exigences qui ont effectivement abouti à la limitation européenne du soutien aux agriculteurs, condition imposée par les Américains aux Européens pour la signature des accords du Gatt, en vigueur jusqu’en 1994. Ils ont aussi tout fait pour limiter la production de protéagineux (soja, tournesol…), en Europe.
Pour y avoir participé, je peux témoigner que les négociations entre alliés, d’apparence feutrée, n’en étaient pas moins violentes. Non seulement les Américains ont attaqué tout éventuel droit de douane européen sur leurs produits, mais ils ont aussi tout essayé pour supprimer les « barrières non tarifaires » et notamment la notion « d’appellation d’origine » à laquelle la France est, à juste titre, attachée. Leur argument était purement et simplement des arguments de puissance. Toutefois, à la fin du siècle dernier, le duopole US-UE éclate, car apparaissent de nouveaux pays exportateurs et notamment le Brésil et l’Inde, puis viendront, il y a vingt ans, la Russie et l’Ukraine devenues fortement exportatrices, notamment de céréales.
Des denrées « inélastiques »
Avant de venir aux conséquences du conflit actuel, rappelons enfin une particularité des marchés agricoles, car elle explique pourquoi ils sont soutenus dans tous les pays producteurs et aussi pourquoi les prix flambent. Outre la volonté sinon d’autarcie, du moins d’autosuffisance qui pousse, quand ils le peuvent comme au Japon, les pays à payer les producteurs locaux à des prix très supérieurs à celui du marché mondial, les denrées agricoles sont « inélastiques » ; par là les économistes veulent dire que leur prix varie très vite à la baisse quand il y a surproduction et à la hausse quand la demande ne peut pas être satisfaite. En France, nous avons tous en tête des images de fruits mûrs laissés sur l’arbre ou jetés à la décharge quand les cours sont trop bas pour couvrir le coût du ramassage, du conditionnement et du transport. On retire alors du marché une partie de la production pour maintenir les prix. A contrario, comme dans la crise actuelle, quand l’offre ne répond pas à la demande, les prix augmentent très vite.
En temps de paix, l’Ukraine est une grande nation agricole. En 2019, ce pays était le 1er producteur d’œufs en Europe (16,68 milliards d’œufs), le 2e producteur mondial de « bio », le 3e producteur de pommes de terre et de viande de volaille, le 5eproducteur de maïs, le 6e producteur de blé (80 millions de tonnes), le 7e producteur de betterave à sucre, d’orge et de colza… Quant à la Russie, avec une production de 134 millions de tonnes de blé en 2018, elle est le 2e producteur mondial et le 1er exportateur (17 % des 193 millions de tonnes) ; aussi, quand on ajoute Russie et Ukraine, on atteint 30 % des exportations mondiales.
En ce début mars 2022, la première incertitude est de savoir si les poules pondeuses vont pouvoir être nourries et leurs œufs exportés, on peut en douter. Puis, dans quelques semaines, dès le dégel, si les semailles de printemps vont avoir lieu. Il ne s’agit pas seulement de blé, puisque l’Ukraine était aussi le 1er exportateur d’huile de tournesol (50 % du marché mondial), le 2e de colza, le 3e de miel… Si, du fait du réchauffement climatique, les cultures ont parfois souffert de sécheresse, 60 % des terres ukrainiennes sont d’une extrême richesse (les « terres noires » contiennent un humus très nutritif) et elles n’avaient pas encore atteint tout leur potentiel. Aussi, au début de 2022, la FAO s’attendait à ce que l’Ukraine vienne compenser les baisses anticipées de production de blé en Amérique du Nord, car la demande au Proche-Orient ne cesse de croître. Il va donc y avoir de fortes tensions sur le marché mondial et, si l’on peut penser que la Russie continuera à alimenter la Chine, cela est moins certain du Japon, du Mexique, de la Corée du Sud et de l’Arabie saoudite. Certes, d’ici à la moisson il y a encore six mois, de multiples incertitudes et autant de spéculations, toutefois, les perspectives ne sont pas rassurantes.
La question des engrais
Par ailleurs, et peut-être surtout, comme le gaz y est bon marché, la Russie est devenue un grand exportateur d’engrais, notamment vers l’Amérique latine et le Brésil. Or, les céréales ont besoin d’engrais azotés (ammonitrates, urée, ammoniac anhydre…). Quant à la canne à sucre et à la betterave à sucre, ces plantes ont besoin avant tout d’engrais potassique, or la Russie et la Biélorussie assuraient 42 % des exportations mondiales de potasse.
Ce bouleversement de la production d’engrais pèsera sur la France qui importe 50 % de sa consommation. Quant à ceux qui sont produits en France (les ammonitrates notamment), leur coût de production va croître fortement avec le prix de l’énergie. Il est donc grand temps de constater qu’il en est des biens intermédiaires agricoles comme des produits de santé : nous les avons laissés filer à l’étranger. Il ne sera pas facile de les réintroduire en France, à moins que la vision du gouvernement, de l’administration et du public soit bouleversée par les conséquences de cette guerre et qu’une urgente nécessité se fasse sentir.
À LIRE AUSSILa France peut-elle reconquérir sa souveraineté alimentaire ?
Quant à l’Union européenne, elle prévoyait jusqu’à il y a quelques semaines de limiter les terres arables attribuées à l’agriculture tout en favorisant le « bio », plus exigeant en espace pour une production identique ! Elle ne prévoyait pas de développement des OGM, pourtant la seule alternative sérieuse pour limiter l’usage de produits phytosanitaires et pour sélectionner des plantes résistantes aux stress hydriques. Cette politique n’avait pour seule justification qu’une très discutable notion de la transition écologique, discutable, y compris du seul point de vue de l’écologie.
Aussi, à l’instar de ce qui s’est passé dans le domaine du nucléaire, on peut espérer que ce « Farm to Fork » (pourquoi l’anglais ?) soit profondément renégocié et qu’enfin on retrouve un projet qui favorise la production, ne serait-ce qu’au nom de la stratégie et de l’indépendance de l’Union.
En attendant, les seuls bénéficiaires français seront les producteurs de blé, d’orge, de colza, de tournesol et de maïs, si toutefois la croissance du coût des entrants (engrais, produits phytosanitaires) est inférieure à la croissance des prix. Pour tous les autres, et notamment les éleveurs, on ne peut que prévoir une forte croissance des coûts, et donc des moments difficiles tant ils sont pris en étau par la grande distribution. Cette croissance néanmoins, avec plus ou moins de délais, se répercutera sur les consommateurs, il va donc y avoir une croissance globale des prix des aliments.
La situation risque d’être plus dramatique dans tous les pays du Sud, notamment les importateurs de blé : Maghreb, Égypte, Moyen-Orient, certains pays d’Afrique subsaharienne, mais aussi Royaume-Uni… car il y aura pour tous une croissance des prix et pour certains un déficit d’approvisionnement. On peut donc y craindre de violentes manifestations, voire des émeutes, dès l’automne prochain.
À LIRE AUSSIHydrocarbures : manne en vue pour les producteurs africains