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Par Olivia Détroyat et Ivan Letessier. LE FIGARO
Publié le 04/03/2022 à 20:56, mis à jour le 04/03/2022 à 23:07
INFO LE FIGARO – Emmanuel Macron a reçu vendredi une quinzaine de grands patrons. Aucun n’a coupé les ponts avec Moscou.
Sur tous les fronts. Affairé à suivre l’évolution de l’invasion russe en Ukraine et à coordonner la riposte de l’Union européenne, Emmanuel Macron n’oublie pas les victimes collatérales françaises de cette guerre et des mesures de rétorsion économique qu’elle entraîne. Selon nos informations, le chef de l’État a discrètement reçu vendredi matin une quinzaine de dirigeants de groupes tricolores particulièrement exposés à la Russie. Entouré de ses Ministres Bruno Le Maire (Économie et Finances), Agnès Pannier-Runacher (Industrie) et Julien Denormandie (agriculture), il s’est entretenu avec les grands patrons de fleurons tricolores de l’industrie, de la banque, de l’énergie, de la distribution et de l’agriculture.
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Parmi eux figuraient notamment Frédéric Oudéa (Société générale), Catherine McGregor (Engie), Guillaume Faury (Airbus), Ross McInness (Safran), Stéphane Israël (Arianespace), Patrice Caine (Thales), Cristel Bories (Eramet), Benoît Potier (Air Liquide) ou Yves Claude (Auchan) et Antoine de Saint-Affrique (Danone). Pour une raison d’emploi du temps, ni Patrick Pouyanné (Total), ni Nicolas Hieronimus (L’Oréal) n’ont pu se rendre à l’Élysée.
Objectif de la réunion: faire remonter les principales difficultés rencontrées par les groupes exposés à la Russie et préparer le plan de résilience annoncé par le président Macron mercredi soir et attendu pour la semaine prochaine.
L’entretien a aussi été l’occasion de faire passer des messages aux grands groupes français, alors que les annonces de retrait de Russie de multinationales étrangères, américaines notamment, se multiplient depuis plusieurs jours.
Le gouvernement tient à la coordination européenne de la riposte apportée par les 27 pays de l’Union à la guerre déclenchée par Poutine. Cette coordination a été un vrai succès politique du chef de l’État, et ce dernier tient à capitaliser dessus. La priorité est donc d’appliquer les sanctions économiques, pas de quitter précipitamment la Russie, et en tout cas pas sans concertation avec le gouvernement. Tel est en substance le message transmis par l’Exécutif.
«Il nous a été rappelé que chaque société était évidemment libre de réfléchir à sa situation et de prendre ses responsabilités sur sa stratégie en Russie, explique un dirigeant d’entreprise qui participait à la réunion à l’Élysée. Mais Bruno Le Maire a indiqué qu’il paraissait plus raisonnable de mettre ses activités sur pause le temps de la crise, plutôt que de quitter précipitamment le pays, de façon unilatérale et sans prévenir personne.»
Pas de retrait annoncé
Mercredi soir, dans son allocution aux Français, le président de la République avait souligné les liens, économiques, culturels et politiques liant Paris et Moscou: «Nous ne sommes pas en guerre contre la Russie. Nous savons tout ce qui nous lie à ce grand peuple européen qu’est le peuple russe, qui a tant sacrifié durant la Seconde Guerre mondiale pour sauver l’Europe de l’abîme.» Et Emmanuel Macron d’insister: «Nous sommes aux côtés de tous les Russes qui, refusant qu’une guerre indigne soit menée en leur nom, ont l’esprit de responsabilité et le courage de défendre la paix ; et qui le font savoir en Russie et ailleurs.»
En bref: sanctionner Poutine et ses proches, à commencer par les oligarques, oui ; sanctionner le peuple russe, non. Cette ligne de conduite semble convenir à la plupart des groupes présents en Russie. Dans cette logique, certains ont stoppé leurs investissements publicitaires dans des médias d’état en Russie et en Biélorussie. Mais, si Hermès, LVMH, Chanel et Kering ont annoncé vendredi fermer temporairement leurs boutiques en Russie, aucun groupe de produits destiné au grand public n’a voulu stopper sa production et sa commercialisation. «Ce serait pénaliser nos milliers de salariés russes et leur famille, qui n’ont rien à voir avec les autorités russes», assure un dirigeant d’entreprise.
Malgré la condamnation unanime de l’offensive russe contre le régime de Volodymyr Zelensky, aucun groupe français n’a décidé de quitter la Russie. De TotalEnergies à LVMH en passant par Auchan, Engie, Lactalis, Air Liquide, L’Oréal, Chanel ou Danone… Seul l’armateur CMA-CGM a annoncé mardi suspendre toutes ses livraisons vers les ports russes pour une durée indéterminée «dans un souci de sécurité».
Cette spécificité tricolore tranche avec la vague de retraits annoncés ces derniers jours par des géants américain et européen. Jeudi, l’assureur italien Generali a lancé sa sortie progressive du pays avec la fermeture de son bureau à Moscou et le prochain arrêt de l’activité de sa filiale d’Europ Assistance. Dimanche, le géant pétrolier britannique BP avait annoncé son projet de solder sa participation de 20% dans Rosneft, une société d’État Russe.
Son compatriote Shell a fait de même, se retirant de ses projets en Russie avec Gazprom. Même quand elles ne tournent pas définitivement le dos à Moscou, nombreuses sont les sociétés étrangères avoir pris leurs distances avec le Kremlin. Comme Jaguar Land Rover, H&M, Ikea ou Légo qui ont stoppé toutes leurs livraisons ou fermé leurs magasins locaux.
Coût de retrait élevé
Selon les cas, elles évoquent des problèmes logistiques dans la zone ou l’impact des sanctions économiques occidentales contre le pays. Mais aussi, parfois, une condamnation morale de l’agression russe (H&M).
Malgré la pression de leurs équipes à Paris et à Kiev, aucun groupe français n’a osé afficher de position ouvertement anti-Poutine. «Ce n’est pas une position évidente à tenir, mais on la tient. Il est aussi de notre responsabilité d’assurer l’alimentation des populations locales», témoigne Guillaume Debrosse, le directeur général du groupe français Bonduelle, très présent en Russie. Dans certains secteurs stratégiques comme la santé ou l’alimentaire (Danone, Lactalis, Auchan, Bonduelle, Thalès…), le rôle à jouer des fleurons français dans le maintien de la chaîne alimentaire ou dans l’alimentation en oxygène des hôpitaux est régulièrement cité. Les groupes invoquent leurs devoirs envers une population russe elle aussi victime du conflit.
Alors que le régime de Vladimir Poutine ne montre pas de signe d’inflexion et que l’assaut de Kiev s’annonce brutal, le risque réputationnel n’épargne pas les sociétés françaises. Certaines se montrent de plus en plus gênées aux entournures face à la persistance de l’agressivité russe. Mais la relation forte entre la France et la Russie, tant culturelle qu’économique, les invite à ne pas prendre de décision précipitée.
La position de Paris, qui n’a pour l’instant pas exigé de stopper tout commerce avec le régime poutinien, les y incitent fortement. Aucune d’entre elles ne semble encore résolue donc à tirer un trait sur des décennies de liens. Chez Bonduelle, présent depuis vingt ans en Russie, les ressortissants français sont parfois mariés avec des Russes et ont fondé leur famille là-bas. Ces relations particulières sont aussi évoquées chez Chanel. «Nous n’excluons pas de fermer sur une longue période, mais il est important de ne pas prendre de décision précipitée, argumente Bruno Pavlovsky, président des activités Mode de groupe de luxe, qui compte cinq boutiques et 300 salariés en Russie. Depuis vingt-cinq ans, nous avons établi une relation privilégiée avec nos clientes russes et créé sur place une équipe multiculturelle.»
Le coût d’une sortie du pays fait aussi réfléchir. Chez Bonduelle, la filiale russe est la plus rentable du groupe. Plus officieusement, certains groupes ne veulent pas prendre le risque de laisser la place à d’autres pays moins regardants sur les frictions géopolitiques, comme la Chine. Le risque d’enregistrer des moins-values de taille lors de la vente précipitée d’une participation locale reste aussi prégnant. «Annoncer sa sortie est une chose, établir les conditions économiques de sa sortie en est une autre, résume le patron d’une fédération industrielle. Pour trouver des alternatives en termes de fourniture ou de débouchés, les entreprises américaines qui quittent la Russie ont un champ des possibles plus large que leurs homologues européennes.»