Conférence sur l’écrivain annulée, pianistes russes éliminés des concours… En un rien de temps, la Russie, au passé comme au présent, littéraire comme artistique, a été réduite à Poutine, regrette notre chroniqueuse Abnousse Shalmani.
Par Abnousse Shalmani
Publié le 11/03/2022
Dans l’hebdo du 17 Mars. L’EXPRESS
La chaîne de télévision Russia Today (RT) et l’agence de presse Sputnik sont dorénavant interdites en Europe. Oui, c’est une censure. Mais une censure en temps de guerre est une censure « morale » – et nécessaire. Laisser s’exprimer la propagande russe qui interdit le mot « guerre », qui réécrit l’Histoire tout en développant un complotisme buté, réduisant l’Ukraine à une communauté de néonazis, n’est pas compatible avec la réalité de l’agression et de l’invasion russe.
En revanche, la « bochisation » [de « boche », terme péjoratif désignant autrefois les soldats allemands, NDLR] des Russes à laquelle nous assistons est la preuve que la cancel culture et le wokisme ont durablement imprégné nos esprits. « La Poutine » – plat constitué de frites au cheddar recouvertes d’une sauce brune – est une institution québécoise. Mais depuis l’invasion russe en Ukraine, les restaurants qui servent la Poutine reçoivent menaces de morts et insultes – en France comme au Canada. Que l’inculture soit devenue la caractéristique la plus partagée est une chose, mais qu’un nombre inquiétant de gens ne sachent pas que « poutine » est un mot d’argot signifiant « pagaille » ou « bazar », ravive mon inquiétude. Qu’un restaurant québécois ai voulu « suspendre » le nom de « Poutine » le temps du conflit aggrave la chose.
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Dorénavant, avant l’explication de texte, on passe directement à la case censure. Ainsi, la fédération mondiale féline a-t-elle choisi d’interdire les chats d’origine russes des compétitions tandis que la Philharmonie de Strasbourg – qui refuse d’utiliser les mots « russe » ou « Moscou » -, continuera de jouer Stravinsky, Rachmaninov ou Prokofiev, mais en taisant leurs noms ! Pendant ce temps, à Milan, une conférence sur Dostoïevski par l’écrivain Paolo Nori a été annulée. Quand Nori s’en est ému, il s’est entendu répondre qu’il fallait « équilibrer la conférence avec des écrivains ukrainiens ». Les jeunes pianistes russes sont aussi exclus des concours occidentaux.
La Russie est réduite à Vladimir Poutine
Créer du tabou semble devenu un sport mondial. En moins de soixante-douze heures, la Russie, au passé comme au présent, littéraire comme artistique, scientifique et politique, est réduite à Vladimir Poutine. Ce n’est même plus de la bêtise, c’est de l’enfantillage pervers et un aveu d’échec, la preuve que nous avons collectivement abandonné l’idée de la subtilité, de l’altérité et de la mesure. L’essentialisation s’est répandue, réduisant tout être humain à l’assemblage hasardeux de ses gènes ; tout Russe est un Poutine en puissance, tout libre arbitre est effacé devant la surpuissance de l’origine de naissance.
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Autre continent, autre exemple de cette dérive aberrante. Mi-février, le New York Times, devenu depuis la présidence Trump la Pravdades progressistes, a lancé une campagne publicitaire représentant un profil de femme extatique accompagné de la légende : » Lianna est en train d’imaginer Harry Potter sans sa créatrice ». Le New York Times valide ainsi la mise à mort de J. K. Rowling, victime depuis des mois de menaces, sous prétexte qu’elle a osé émettre une vérité aussi vraie que la terre est ronde : la biologie détermine le sexe.
La « bochisation » des Russes s’inscrit dans le même mouvement délirant qui ne supporte plus le réel ni le paradoxe, qui fantasme un monde où l’Autre n’existe plus que comme ennemi, où la stricte ressemblance est la norme et où la science même est sacrifiée sur l’autel de l’inclusion fascisante. L’ironie n’est pas en reste : alors qu’on glorifie de façon hystérique la prison géographique, ethnique et religieuse de la naissance, préparant le terrain des haines irrationnelles, on refuse avec la même force obtuse, le sexe de naissance, qui ne serait qu’une assignation (par qui ? par quoi ? comment ?).