Chercheur au Hoover Institution à Stanford, l’Ecossais Niall Ferguson explique pourquoi il faut opposer une réaction ferme à Vladimir Poutine comme à Xi Jinping.
Propos recueillis par Thomas Mahler
Publié le 12/03/2022 L’EXPRESS
Spécialiste des relations internationales, et notamment de l’impérialisme, l’historien star Niall Ferguson est l’un des commentateurs les plus pertinents sur la guerre ukrainienne. Chercheur au Hoover Institution à Stanford et auteur du récent Apocalypse(Editions Saint-Simon), l’Ecossais explique, en exclusivité pour L’Express, pourquoi l’invasion russe confirme que nous sommes bien entrés dans une « Deuxième guerre froide », et pourquoi il faut opposer une réaction ferme à Vladimir Poutine comme à Xi Jinping. Entretien.
L’Express : Vous écrivez depuis longtemps sur le retour des empires. Selon vous, le modèle de Poutine n’est pas tant Staline que Pierre le Grand. Pourquoi ?
Niall Ferguson : Vladimir Poutine n’a rien d’un marxiste-léniniste. Nul besoin d’avoir passé beaucoup de temps dans la Russie contemporaine pour réaliser que ce pays est très loin d’un paradis égalitaire pour les travailleurs. L’idéologie de Vladimir Poutine est conservatrice, orthodoxe, et nationaliste. En 2019, dans un entretien accordé au Financial Times, il avait expliqué que Pierre le Grand était son héros. Récemment, il a aussi fait référence à Catherine II. Par ailleurs, Vladimir Poutine reproche au régime soviétique d’avoir accordé à l’Ukraine le statut de république socialiste. Il veut donc bien plus ressusciter l’empire tsariste que l’URSS.
N’est-ce pas un fantasme ? L’économie russe se situe derrière celle de l’Italie ou de la Corée du Sud. Le pays fait aussi face au déclin démographique : en 2050, il devrait y avoir 15 millions moins d’habitants en Russie qu’aujourd’hui…
Nous avons, je pense, sous-estimé la Russie en nous concentrant sur son PIB. Une blague récurrente était de présenter ce pays comme une vaste station à essence. Mais si vous transformez des ressources naturelles en des capacités militaires significatives, alors vous avez un vrai pouvoir. En face, les pays européens ont une richesse importante, mais n’ont pas investi dans les dépenses militaires ou même l’industrie. Nous n’avons pas non plus équipé l’Ukraine en armes, estimant que les sanctions économiques suffiraient à contenir Poutine. Aujourd’hui, les pays occidentaux cherchent frénétiquement à armer l’Ukraine pour contenir l’invasion russe. Mais c’est bien tardif ! Cette guerre nous rappelle ainsi que la puissance, ce n’est pas que le PIB.
LIRE AUSSI >> EXCLUSIF. Yuval Noah Harari : « Si on n’arrête pas Poutine, ce sera dévastateur pour nous tous »
Vladimir Poutine a eu recours à la force militaire à de multiples reprises. L’usage habile des réseaux sociaux de la part des Ukrainiens nous fait croire que les Russes sont en train de perdre. Alors qu’ils avancent tous les jours. Plutôt que de regarder la réalité, nous préférons nous raconter une sorte de conte de fées hollywoodien dans lequel ce sont les Ukrainiens héroïques qui gagneraient. Ils résistent bien mieux qu’on ne pouvait l’espérer, ce qui n’empêchera pas que des villes vont continuer à tomber. Peut-être que les sanctions économiques obligeront les Russes à négocier. Mais nous n’avons pas compris les motivations de Vladimir Poutine, et nous avons largement sous-estimé les capacités de la Russie. Oui, des tanks russes ont été détruits, mais ils ont des milliers de chars. N’oublions pas non plus qu’en 1939, l’invasion de la Finlande par les Soviétiques avait mal commencé, mais que l’URSS avait finalement obtenu l’ensemble de ses revendications.
Le large soutien des opinions occidentales à l’Ukraine nous aveuglerait donc?
Il vaut mieux regarder les cartes que de suivre Twitter. Il est clair que les Russes continueront à avancer tant que leur économie le leur permettra. Je trouve dommage que la couverture médiatique soit devenue si sentimentale et ignorante des réalités militaires…
« Nous avons placé les Ukrainiens dans la pire des situations »
Certains pensent que l’Ukraine sera l’Afghanistan de Vladimir Poutine…
On peut comparer ces deux guerres, dans le sens où l’Occident avait armé les moudjahidines face aux Soviétiques, comme il le fait aujourd’hui avec l’Ukraine. Mais ce conflit a laissé l’Afghanistan en ruines. Si comme moi vous vous souciez de l’Ukraine, ce scénario n’est ainsi nullement souhaitable. Il faut arriver à un vrai accord de paix. Nous devons mettre la pression de façon intelligente sur les Russes, mais aussi sur les Ukrainiens qui refuseraient toute concession. Cela impliquera sans doute d’abandonner la Crimée comme les « Républiques » de Donetsk et Lougansk.
LIRE AUSSI >> « Le visage botoxé de Poutine le rend encore plus indéchiffrable et énigmatique »
Il faut que nous réalisions que l’idée de l’intégration de l’Ukraine à l’Otan a été mal conçue, et que nous avons placé les Ukrainiens dans la pire des situations. Nous leur avons dit qu’en théorie, ils pouvaient rejoindre l’Otan, mais qu’en fait, cela ne se fera jamais. Nous n’avons jamais sérieusement envisagé cette adhésion. C’était donc la pire des combinaisons. Aux yeux de Vladimir Poutine, cela a été perçu comme une agression occidentale. Mais en même temps, nous n’avons pas armé les Ukrainiens, et après 2014, nous n’avons pas suffisamment puni les Russes pour avoir violé les règles internationales. Nous avons ainsi laissé les Ukrainiens dans une situation très exposée, sans leur donner les moyens de se défendre. L’erreur majeure de l’administration Biden a été de faire savoir à Vladimir Poutine que s’il envahissait l’Ukraine, les Etats-Unis n’interviendraient pas, se contentant de sanctions économiques. Ce n’était pas une menace très inquiétante…
Pourquoi êtes-vous si critique sur Joe Biden ?
Il y a un déni de la réalité face à une guerre de grande ampleur, comme on n’en a plus vu depuis longtemps, avec une crise massive de réfugiés et des lourdes conséquences économiques non seulement pour la Russie et l’Ukraine, mais pour le monde entier. Nous aurions pu éviter cette situation, mais cela requérait de la stratégie. Il y avait deux grandes options. Soit on suivait ce qu’avait proposé Henry Kissinger en 2014, à savoir une neutralisation et une finlandisation de l’Ukraine afin d’éviter une invasion russe, en sachant qu’on ne se battrait pas pour sauver ce pays. Soit il fallait suffisamment armer l’Ukraine pour qu’elle puisse faire face à l’armée russe. Mais au lieu de cela, l’administration Biden a ralenti les livraisons d’armes, levé les sanctions contre le gazoduc Nord Stream 2, a fait savoir aux Russes que les Etats-Unis ne défendraient pas l’Ukraine. Et cela continue aujourd’hui !
LIRE AUSSI >> L’Ukraine, un fil rouge dans la vie politique de Joe Biden
Les Etats-Unis ont peur de livrer à l’Ukraine des avions de chasse qui auraient pu leur permettre une présence aérienne. Surtout, au lieu de faire savoir à Vladimir Poutine qu’en cas d’usage d’une arme nucléaire, il y aurait des représailles, Joe Biden a reculé. C’est très frustrant de regarder cette administration multiplier les erreurs, plongeant ainsi l’Ukraine dans le chaos, avec un nombre de victimes qui ne cesse de grimper.
« Vladimir Poutine se présente en Michael Corleone depuis 2007 »
Il y a quelques mois, vous aviez dans L’Express qualifié l’Union européenne d' »anti-empire ». Comment jugez-vous aujourd’hui sa réaction ?
Nous avons vu plus d’évolutions en deux semaines qu’en des décennies,notamment en ce qui concerne l’Allemagne. Jamais la décision de consacrer 2 % de son PIB aux dépenses militaires n’aurait pu arriver si Angela Merkel était toujours chancelière. L’Allemagne a réalisé que sa stratégie de consolider ses liens économiques avec la Russie était un échec.
Deux choses m’inquiètent cependant. D’abord, les opinions publiques occidentales souffrent d’un déficit d’attention. Un jour, elles s’émeuvent de la situation des réfugiés syriens, et le lendemain, elles s’opposent à l’immigration en votant pour des partis populistes. On l’a bien vu en 2015 en Allemagne. Combien de temps durera cette vague de sympathie pour les millions de réfugiés ukrainiens ? D’autant que les négociations pour obtenir un accord de paix prendront plus de temps que le cycle médiatique. Je suis donc inquiet que l’enthousiasme pour l’Ukraine ne soit que temporaire.
LIRE AUSSI >> Pour quoi sommes-nous prêts à mourir ? Quand Poutine nous pousse au sursaut intellectuel
L’autre inquiétude, c’est que l’Europe continue à être dépendante des hydrocarbures russes, alimentant ainsi l’effort de guerre russe. On ne peut mettre un terme à cette situation du jour au lendemain. Nous avons commis une grande erreur en ne réagissant pas au discours prononcé par Vladimir Poutine en 2007 lors d’une conférence sur la sécurité, où il se présentait comme un Michael Corleone des relations internationales. Il fallait être fou pour pouvoir penser qu’on pouvait rester dépendant énergétiquement de cet homme-là ! Les Européens ne seront forts face à la Russie que quand ils arriveront à imposer un embargo sur le gaz et le pétrole russe. Peut-être que les opinions occidentales ne laisseront pas le choix à leurs dirigeants. Je le souhaite en tout cas.
Les actuelles sanctions économiques ne suffisent-elles pas ? La Russie ne semble pas loin du défaut de paiement…
Pour l’instant, il n’est pas évident que ces sanctions infligent suffisamment de douleur pour forcer les Russes à négocier. Par ailleurs, la Chine a refusé de leur fournir des pièces d’avion, ce qui signifie que leur soutien économique sera limité. Mais même si l’économie russe est lourdement frappée, Vladimir Poutine ne semble toujours pas prêt à trouver un accord de paix. Ce sera sans doute une affaire de jours ou de semaines, car la Russie ne pourra pas tenir longtemps. Mais il est difficile de savoir quelle force, entre d’un côté l’armée russe, et de l’autre les sanctions économiques occidentales, va prévaloir dans les prochains jours.
« Il est fort probable d’avoir une crise taïwanaise de manière imminente »
A quel point la menace nucléaire vous semble-t-elle sérieuse ? La situation est-elle comparable à la crise des missiles de Cuba ?
En 1962, il y avait des missiles nucléaires pointant directement sur la Floride. Je pense que la situation est plus comparable à la Guerre du Kippour en 1973. Kissinger et d’autres membres du Conseil de sécurité nationale avaient fait monter la pression afin de s’assurer que l’URSS n’envoie pas de troupes pour soutenir les pays arabes ayant attaqué Israël. Cela avait fonctionné. Mais aujourd’hui, la situation s’est inversée. Non seulement Vladimir Poutine intimide l’Otan. Mais en plus, quand il a menacé de faire usage de l’arme nucléaire, nous aurions dû lui faire savoir qu’il y aura des représailles automatiques. Les missiles nucléaires cessent d’être dissuasifs si on n’est pas prêt à en faire usage. Je pense que Vladimir Poutine bluffe complètement sur le nucléaire. Comment voudrait-il faire usage d’une arme nucléaire tactique en Ukraine sans complètement se discréditer lui-même dans son affirmation qu’il est en train de réunir Russes et Ukrainiens, des peuples qui seraient historiquement liés ?
Comment voyez-vous le rôle de la Chine ? Envisage-t-elle d’envahir Taïwan ?
C’est la Deuxième guerre froide. Nous y sommes entrés en 2018, mais nous n’y avons pas suffisamment prêté attention. Par rapport à la première, c’est cette fois-ci la Chine qui est l’associé principal, et la Russie l’associé minoritaire. Dans la Première guerre froide, les Etats-Unis se sont vite engagés pour contenir l’expansion communiste. Mais aujourd’hui, nous échouons à apporter une réaction ferme face aux agressions chinoises et russes.
LIRE AUSSI >> Guerre en Ukraine : la Chine est-elle prête à jouer le rôle de médiateur?
Du point de vue de la Chine, je pense que Xi Jinping doit aujourd’hui se dire que Vladimir Poutine a sous-estimé la situation en Ukraine et s’est trompé en envahissant l’Ukraine. Mais il a aussi pu constater qu’il ne risquera pas grand-chose en envahissant Taïwan. Les Etats-Unis n’interviendront pas, et les sanctions économiques ne fonctionneront pas contre la Chine. Xi n’abandonnera pas Taïwan, c’est son but ultime. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a prolongé son mandat. Je pense ainsi qu’il est fort probable d’avoir une crise taïwanaise de manière imminente, surtout quand on voit comment les Etats-Unis ont réagi face à l’invasion de l’Ukraine. Croyez-vous vraiment qu’ils seraient prêts à s’engager dans une guerre pour Taïwan ? Cela n’est nullement crédible en ce moment. Je pense que la Chine est d’autant plus incitée à passer à l’action tant que Joe Biden est président. Et ce n’est qu’un des fronts pour les Etats-Unis. N’oublions pas l’Iran, qui s’est affranchie des limites imposées par l’accord de 2015 sur le nucléaire. Cela fait donc plusieurs dossiers chauds pour Joe Biden.
« Les pays occidentaux ont toujours les meilleurs atouts »
Il y a quelques mois, vous assuriez que les Etats-Unis restaient en situation de force dans cette « Deuxième guerre froide »…
Ce qui est frustrant, c’est que les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux ont toujours les meilleurs atouts entre leurs mains. Ils ont une supériorité technologique comme militaire. Ensuite, la Chine fait face à de sérieuses difficultés. La croissance ralentit sérieusement, tandis que le pays va faire face à un déclin démographique. Selon une étude du Lancet, le pays pourrait perdre la moitié de sa population d’ici la fin du siècle. Si les Etats-Unis jouaient sur leurs points forts, leur victoire serait acquise. Je pense aussi qu’ils devraient arrêter de parler de « Green new deal » et plutôt développer de manière pragmatique le gaz naturel. Les Etats-Unis ont des ressources importantes qui permettraient à l’Europe de s’affranchir du gaz russe en quelques années. Les nations occidentales ont aussi le grand avantage d’être des aimants à talents. La moitié des licornes américaines ont par exemple été co-fondées par des immigrés, tandis que la plupart des cerveaux ont quitté la Russie depuis longtemps.
LIRE AUSSI >> Poutine peut-il (encore) perdre la guerre en Ukraine?
C’est donc d’autant plus rageant de voir la gestion de cette nouvelle guerre froide par l’administration Biden. Mais ma critique n’a rien de partisane. C’était autant vrai sous Donald Trump et même sous Barack Obama. Sous Donald Trump, il était par exemple totalement absurde de vouloir restreindre l’immigration, alors qu’il fallait surtout mettre l’accent sur une immigration qualifiée. Mais il faut se souvenir que dans les années 1970, les Etats-Unis étaient en situation de faiblesse, du fait d’une inflation importante, mais aussi d’une montée des violences dans ses villes. Il a fallu attendre Ronald Reagan pour qu’ils prennent définitivement l’avantage dans leur confrontation contre l’URSS.
Mais on voit aussi que les démocraties libérales restent un modèle désirable. Les pays voisins de la Russie veulent rejoindre l’Union européenne, alors que Vladimir Poutine n’a que les armes pour les retenir dans son giron…
Exactement. Plus de 70 % des Ukrainiens voulaient rejoindre l’Union européenne. Aujourd’hui, après l’invasion russe, ce serait 100 %. L’Union européenne est bien plus attractive que la cleptocratie de Vladimir Poutine. Depuis une décennie, ce dernier n’a apporté que des déceptions économiques à ses compatriotes. La Chine est devenue un Etat de surveillance, tandis que la Russie se montre plus vieille école, avec un système autoritaire à base de police et d’assassinats. Mais ce ne sont pas des modèles qui font rêver à l’étranger. Seul le système chinois pouvait par exemple empêcher le Covid-19 de se répandre, du fait du contrôle de sa population. Les pays occidentaux ne sont jamais arrivés à éradiquer le virus, sauf peut-être la Nouvelle-Zélande, car ils ne pouvaient pas restreindre les libertés individuelles, ce qui est une bonne chose.
Sur le même sujet
Nous devrions donc être optimistes. Mais les démocraties ont aussi des faiblesses. Au fil du temps, elles tendent vers la corruption, et la méritocratie cède le pas à différentes formes d’oligarchie. A un moment, des populations peuvent se retourner contre la Constitution qui semble privilégier l’élite. C’est pour ça que je me réveille deux jours par semaine en me disant que les démocraties se portent bien, et trois jours par semaine où je me dis que ce sont peut-être les derniers jours de la République. La hausse des prix du carburant n’est jamais une bonne nouvelle en démocratie. Et aux Etats-Unis, le favori pour être le prochain candidat du parti Républicain s’appelle Donald Trump. Clairement, quelqu’un qui n’a aucun respect pour la Constitution ne devrait pas être éligible. J’espère donc que les démocraties l’emporteront dans cette nouvelle guerre froide, car il est évident que c’est le meilleur régime. Mais les démocraties mises sous pression ont également une tendance à s’autodétruire…
***************************************