
Entretien
Propos recueillis par Etienne Campion
Publié le 14/03/2022 MARIANNE
Alain Bauer, responsable du pôle Sécurité & Défense – Renseignement, criminologie, crises, cybermenaces du CNAM [Conservatoire national des arts et métiers], fait paraître « La guerre qui revient » avec le lieutenant-colonel Olivier Entraygues dans la collection « Placards & libellés » des éditions du Cerf. Il traite du complexe des Occidentaux face à la guerre, qui n’a jamais disparu.
Marianne : Vous écrivez qu’« en matière de relations internationales, de même que dans les affaires criminelles ou terroristes, ce qui semble nouveau se révèle souvent être ce qui a été oublié. L’amnésie est devenue notre principale ennemie ». Qu’avons-nous oublié, et qui ressurgit avec cette guerre ?
Alain Bauer :Nous avons oublié les peuples, les nations, les religions et les frontières. Nous avons cru à la promesse de la « globalisation heureuse », transformant les Européens en un peuple de bisounours heureux, gambadant dans le consumérisme individuel et s’interrogeant gravement sur un avenir limité entre transhumanisme et métavers. Nous avons oublié que, contrairement à la prédiction de Jean-Baptiste Duroselle sur La fin des empires (1981), ceux-ci renaîtraient. L’Iran se sent d’abord perse, la Turquie ottomane, la Russie slave et orthodoxe, la Chine toujours au Milieu. L’Empire américain s’est construit par sa puissance militaire et le dollar. Il reste des morceaux d’Europe, laquelle a commencé par refuser en 1954 (Communauté européenne de défense, CED) de se protéger elle-même.
« Nous redécouvrons nos faiblesses. (…) Avec la Russie, la Chine, les États-Unis, il n’y a qu’une Europe des marchands. »
Nous redécouvrons nos faiblesses. Historiques et nouvelles. Nos pertes de souveraineté, y compris sur de la très haute technologie, encore récemment sur les fameuses turbines nucléaires Arabelle dont la vente puis la récupération ont été tant décriées. Avec la Russie, la Chine, les États-Unis, il n’y a qu’une Europe des marchands. Michel Rocard, dans un petit ouvrage méconnu, intitulé Le marché commun contre l’Europe, mettait dès 1973 en garde contre cette vision étriquée.

Vladimir Poutine a pourtant tout chamboulé…
Le président Poutine a réussi en deux semaines trois révolutions : il a unifié une nation qui se cherchait encore, l’Ukraine, en guerre « civile » depuis huit ans, et dont l’Est résiste encore et toujours à un envahisseur qui s’imaginait libérateur. Ce dernier s’attendait à des jets de fleurs et des embrassades, mais reçoit des cocktails Molotov et affronte des guérilleros survoltés. Ensuite, il a créé un héros churchillien, Volodymyr Zelensky, qu’il insultait et méprisait. Enfin, il a réveillé l’Europe qui s’active pour aider l’Ukraine et se prépare à réarmer et tenter de développer sa souveraineté.
« On devrait toujours écouter les dirigeants des régimes autoritaires. Ils ont pour habitude de dire ouvertement ce qu’ils veulent, où ils veulent aller, et même comment », écrivez-vous. C’était donc le cas avec la Russie. Y avait-il « tout » dans le discours de Munich de Poutine (2007), comme certains l’affirment ?
Entre la posture politique d’Ievgueni Primakov, ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre de Boris Eltsine, en 1996 et les discours répétés, à Munich et ailleurs, des dirigeants russes, il y avait quasiment tout. Non seulement ils préviennent, menacent ou tentent de dissuader, mais ils agissent en découpant les zones qui les intéressent, en Moldavie (dès 1991), en Géorgie (2008), ou en Ukraine (2014). Chaque fois le dispositif sert de test à une offensive ultérieure.
« Comme souvent, depuis Mein Kampf et sans doute bien avant, tout était écrit, annoncé, répété. Et comme souvent, nous avons ignoré les messages envoyés par les Russes. »
Le discours du Munich n’a pas choqué par son contenu, mais sa tonalité. Il a été complété par des textes fondateurs, notamment de Vladislav Sourkov ou de Nikolaï Patrouchev, dont on a trop longtemps ignoré l’influence. Et, surtout, par un très long article de Vladimir Vladimirovitch Poutine lui-même le 12 juillet 2021, réécrivant l’histoire des Russes et des Ukrainiens. Comme souvent, depuis Mein Kampf et sans doute bien avant, tout était écrit, annoncé, répété. Et comme souvent, nous avons ignoré les messages envoyés par les Russes. Cela ne justifie en rien l’agression et les crimes de guerre en cours. Mais il n’y a aucune surprise possible.
Qu’est-ce que la doctrine Primakov-Gerasimov, qui anime selon vous la stratégie militaire russe ?
Pour Zbigniew Brzezinski, le stratège de Jimmy Carter, il fallait affaiblir et détruire l’empire russe. En Afghanistan, en inventant le jihad moderne contre l’Armée rouge, répliquant ainsi au désastre vietnamien. Puis en isolant l’Ukraine de la Russie après la chute de l’URSS, en considérant qu’ensemble les deux valaient Empire, alors que, séparés, ils n’étaient plus que de simples « États ». En 1990, une simple promesse orale de James Baker [secrétaire d’État de George Bush] à Mikhaïl Gorbatchev, indiquait que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est (« Not one inch », « pas un pouce ») permettant la réunification de l’Allemagne dans l’UE et l’OTAN.
« Il s’agit de la guerre informationnelle, dite nouvelle génération, consistant à combiner des dispositifs divers, de désinformation, de manipulation, d’action psychologique… »
Or, rapidement, des processus s’ouvraient pour intégrer la Tchéquie, la Hongrie et la Pologne, provoquant la colère de Moscou et les premiers avertissements. Entre 1994 et 2020, la quasi-totalité des pays de l’ancien Pacte de Varsovie passaient à l’Ouest et des gouvernements pro-occidentaux s’installaient dans la zone « rouge » pour Moscou : à Chisinau, Tbilissi et surtout à Kiev. La doctrine politique se transformait alors en doctrine militaire, et c’est le général Valéri Guérassimov qui la publiera en 2013. Elle répond aux opérations « hybrides » menées par l’Ouest en Libye, en Ukraine et en Syrie. Il s’agit de la guerre informationnelle, dite « nouvelle génération », consistant à combiner des dispositifs divers, de désinformation, de manipulation, d’action psychologique, de déstabilisation, de cyber-chaos et de cyberguerre, de mouvements militaires conventionnels et de menace stratégique nucléaire.
Dans la « vision stratégique » qu’il a publiée, le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, explique qu’il s’agit désormais de « gagner la guerre avant la guerre » ? Que cela signifie-t-il ?
Il explique que face aux évolutions et révolutions en cours, la marque de la guerre commence bien avant l’entrée formelle en guerre. Que des mouvements sous-jacents impriment une dynamique de la guerre sans toujours commencer par le combat. Que la manipulation et la désinformation, l’usage du cybermonde ou de l’espace, modifient les conditions du combat futur. Qu’on peut perdre la paix sans entrer en guerre et qu’il faut donc s’adapter au nouveau tempo de l’adversaire.
« Il s’agit d’un jeu d’échecs à trois, les deux premiers éliminent le troisième avant de s’affronter. »
Le 4 février 2022, à Pékin, a été publiée une longue déclaration adoptée conjointement par Vladimir Poutine et Xi Jinping, en marge de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver. Elle édicte et proclame une « nouvelle ère », un « nouveau modèle mondial » pour le XXIe siècle en prônant le « développement durable pour la planète, le dialogue, la justice, la liberté, l’égalité, la confiance mutuelle ainsi que la démocratie comme valeur humaine universelle exercée dans toutes les sphères de la vie publique ». La Chine est-elle la grande gagnante de ce conflit comme analysent certains ?
Nous avons affaire à un nouveau « Grand Jeu », comme l’appelaient les Anglais en 1850. Un espace de mouvement des empires, sans qu’ils se confrontent directement, mais en agissant dans des zones tampons (Afghanistan ou Ukraine). En s’affrontant sans entrer dans un processus de destruction nucléaire finale. Il s’agit d’un jeu d’échecs à trois : les deux premiers éliminent le troisième avant de s’affronter.
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La Chine sait que l’URSS avait plus peur d’elle que les États-Unis. Les Américains ont plus peur de la Chine que de la Russie. En jouant habilement son jeu de modération, elle avait réussi à inventer un communisme de marché : le capitalisme sans la démocratie. Sous Xi Jinping, elle a voulu affirmer sa puissance et retrouver son lustre impérial. Elle a donc dû choisir son ami du moment et futur adversaire final. Elle regarde l’affaire ukrainienne en soutenant du bout des lèvres la Russie, tout en se préparant une porte de sortie avant d’affronter son véritable ennemi, l’Amérique.
Vous écrivez que « la guerre en Ukraine n’est qu’un début »…
Nous avons déjà perdu la paix. Nous n’avons porté que peu d’attention au conflit yougoslave, regardé de loin Grozny et la Tchétchénie se faire anéantir, imaginer que les drames afghans ou africains ne se posaient qu’en termes de migrants encombrants. L’Ukraine vient de rappeler que le principe de réalité gagne toujours. Et que le réveil peut être brutal. La guerre revient.
Par Etienne Campion