L’appétit d’Erdogan en mer Égée

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REPORTAGE. Dans les îles grecques du Dodécanèse, l’hypothèse d’un débarquement turc est prise très au sérieux, à un an de la présidentielle turque.


Chef de guerre. Recep Tayyip Erdogan annonce sa candidature a sa reelection en tenue de combat, en marge d'exercices militaires a Izmir, le 9 juin.
Chef de guerre. Recep Tayyip Erdogan annonce sa candidature à sa réélection en tenue de combat, en marge d’exercices militaires à Izmir, le 9 juin.

Par Guillaume Perrier, envoyé spécial à Kalymnos, Kos et Athènes (Grèce). LE POINT

Publié le 30/06/2022

Des crises avec la Turquie, Dimitris Diakomichalis en a vu d’autres. Et de son bureau de maire, situé dans un majestueux bâtiment qui donne sur le port de Kalymnos, il est souvent aux premières loges. « La menace de la Turquie, c’est la problématique historique de l’île », sourit en haussant les épaules cet ancien ingénieur civil âgé de 70 ans.

Au large de Kalymnos, l’une des douze îles principales du Dodécanèse, archipel grec situé à proximité des côtes turques, une « ligne de front » invisible traverse les eaux cristallines de la mer Égée. Les armées des deux pays se surveillent, se jaugent, se provoquent depuis des décennies. Mais les tensions actuelles et les menaces de Recep Tayyip Erdogan inquiètent particulièrement le maire de l’île. « Il n’a aucune limite. » Et certainement pas celles du traité de Lausanne de 1923, qui fixe les frontières de la Turquie.

Caillou. Diakomichalis venait d’être élu pour son premier mandat, en 1995, quand a éclaté la crise, jusqu’ici la plus sérieuse, autour de l’îlot d’Imia, à quelques miles nautiques de Kalymnos. « Un cargo turc, s’est échoué le 25 décembre. Quatre jours plus tard, le ministre turc des Affaires étrangères affirmait que l’île appartenait à la Turquie et qu’elle avait les titres de propriété, se souvient le maire. Pourtant, Imia fait partie de ma commune. Les Turcs voulaient me prendre une pièce de ma maison, il était de ma responsabilité de la défendre. »

Un mois plus tard, l’édile se rend avec quelques amis sur le caillou et y plante le drapeau grec. Ce geste en a fait un héros dans son pays, mais un terroriste pour la Turquie. Dans la foulée, deux journalistes du quotidien turc Hürriyet débarquent sur Imia en hélicoptère et y hissent les couleurs turques. Athènes envoie des navires de guerre et des commandos pour réinstaller son drapeau. « Imia est grec », clame le Premier ministre Costas Simitis. « Kardak [le nom turc d’Imia] appartient à la Turquie », lui rétorque son homologue Tansu Ciller. En octobre, un avion de combat F-16 turc est abattu par un Mirage grec. Les deux pays sont au bord du conflit. Il faudra la médiation du président américain Bill Clinton pour que la tension redescende. Sans pour autant régler les différends.

Insultes. Sur le port de Kalymnos, la Turquie suscite toujours l’anxiété, perceptible dans les conversations. Pour le moment, ce sont des bateaux de touristes qui débarquent depuis Bodrum et les côtes turques voisines. Les marchands d’éponges cueillies sur les récifs alentour attendent les clients, somnolant à l’ombre de leur parasol. Angelos Olimpitis, le patron de l’hôtel Olympic, a reçu une salve d’insultes et de gestes obscènes depuis un bateau turc, il y a quelques jours, lorsqu’il a accroché un drapeau grec à son balcon, en surplomb du quai. Il s’en amuse et promet d’en peindre un plus grand sur le toit pour les jets turcs qui survolent l’île. Avant de lâcher : « J’ai 60 ans et cela fait soixante ans que c’est la même histoire ! S’ils veulent la guerre, laissons-les la déclencher ! » tonne l’hôtelier. « Les habitants se sentent menacés, c’est très pesant psychologiquement », se plaint le maire.

https://www.dailymotion.com/embed/video/k7bSqySyu2KJffy6sO7?info=0&logo=0&app=lepointhd.app&autoplay=0Vidéo. Recep Tayyip Erdogan, le nouveau « sultan ».

La résurgence des tensions a mis tout le pays en état d’alerte depuis plusieurs semaines. En Grèce comme en Turquie, les chaînes d’informations télévisées débattent en boucle des risques de conflit armé, à grand renfort de cartes et d’experts militaires. Le sujet monopolise le débat politique. Pour de nombreux observateurs, les deux pays membres de l’Otan n’avaient pas connu pareille ambiance depuis Imia, voire depuis l’invasion de Chypre par la Turquie en 1974.

Expansionnisme. « Nous craignons fortement que la Turquie passe à l’action. La période actuelle ressemble à une préparation psychologique de l’opinion publique », confirme une source au ministère grec des Affaires étrangères. À Athènes, le scénario de l’invasion d’une île par la Turquie est très sérieusement envisagé. « On ne sait pas laquelle, ni quand, ni comment. Cela peut aussi se concrétiser par l’annexion de la partie nord de Chypre. Ou par l’envoi de leur nouveau bateau de forage pétrolier, l’Abdulhamid, dans les eaux grecques. Le contentieux est ancien, mais nous sommes aujourd’hui face à un expansionnisme que nous n’avons pas connu jusque-là. La Turquie sent qu’elle a une possibilité à exploiter », confirme le diplomate grec.

En première ligne. Dimitris Diakomichalis, maire de Kalymnos, une des douze îles du Dodécanèse à qui appartient l’îlot d’Imia.

Le scénario a pris corps fin avril, à la faveur d’un exercice militaire turc en mer Égée. Baptisées « Éphèse », ces manœuvres de grande ampleur simulaient un assaut sur une île, suivi d’un débarquement de troupes. « La Turquie dispose d’une brigade d’infanterie de marine », explique Constantin Pikramenos, consultant en sécurité et renseignement, auteur de MIT, le service secret turc (VA Éditions). « L’armée égéenne, basée à Izmir, a pour mission principale la conduite d’opérations aéronavales et amphibies pour occuper des îles grecques », complète-t-il. En uniforme de chef de guerre, le président Recep Tayyip Erdogan est venu observer les exercices d’entraînement et passer un message clair au voisin grec. « Nous appelons la Grèce à la prudence, à éviter les rêves, les actions et les déclarations qui se termineraient par des regrets, comme cela s’est produit il y a cent ans », a-t-il lancé le 9 juin, évoquant la guerre turco-grecque de 1919-1922 et la victoire des troupes kémalistes. « Je suis sérieux, je ne plaisante pas », a ajouté le « reis ». Le même jour, ses services ont diffusé une série de tweets, en grec pour réitérer les menaces et l’argumentaire turcs. Athènes a dû répliquer en publiant, sur le site du ministère des Affaires étrangères, une série de seize cartes explicatives des désaccords frontaliers.

Point mort. Depuis, les attaques fusent. « C’est une spirale dangereuse. Il y a un ton que je n’ai jamais entendu. Même en 2020, au moment des tensions en Méditerranée orientale, cela n’a jamais été aussi aigu », confie notre source ministérielle grecque. « Toutes les règles diplomatiques ont été enfreintes. Ils parlent de complexe d’infériorité grec : on est carrément dans l’insulte. Les responsables turcs agissent comme s’ils vivaient sur une autre planète », s’étonne ce diplomate. Pour ne rien arranger, le dialogue politique entre les deux États est réduit au strict minimum. Fin mai, Erdogan a coupé toutes les communications avec le chef du gouvernement grec, Kyriakos Mitsotakis. « À partir de maintenant, Mitsotakis n’existe plus dans mon agenda », a-t-il lâché. Les ministres des Affaires étrangères ne se sont plus rencontrés depuis octobre dernier et les pourparlers exploratoires sur les délimitations des zones maritimes sont au point mort. À l’approche du sommet de l’Otan, à Madrid, du 28 au 30 juin, seuls les deux ministres de la Défense se sont vus à Bruxelles pour maintenir ouverts « les canaux de communication ».

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Mais Ankara n’a pas digéré la visite à Washington du Premier ministre grec le mois dernier. Devant le Congrès américain, Mitsotakis a appelé à maintenir le veto à la participation de la Turquie au programme américain d’avions de chasse F-35. « Deux choses les ont irrités : le rapprochement stratégique avec les États-Unis et la coopération militaire avec la France, qui s’est concrétisée par l’achat de 24 avions Rafale, dont 6 sont déjà livrés », analyse-t-on au ministère des Affaires étrangères. Ces pays sont pourtant, comme la Grèce et la Turquie, membres de l’Otan. « Après dix ans de récession, la Grèce est en train de renforcer son armée. C’est la raison pour laquelle la Turquie intensifie ses revendications, juge Constantin Pikramenos. Le risque d’une occupation des îles grecques par la Turquie reste la première des priorités pour la doctrine de défense nationale. » 

Ligne de front. L’archipel du Dodécanèse, dans la mer Égée, à proximité des côtes turques.

Le pouvoir turc ne s’est pas contenté de quelques exercices de son côté de la mer Égée. Les violations aériennes et maritimes du territoire grec se sont multipliées, affirme le ministère grec de la Défense. « En 2019, la Turquie avait établi un nouveau record avec 140 survols. En 2020, on était à plus du double », résume une source officielle grecque. Au moins 3 200 incursions dans l’espace aérien grec ont été recensées depuis janvier. Athènes a dénoncé « des provocations inacceptables »tandis que la Turquie accusait son voisin de dizaines de survols de ses provinces côtières. L’incident le plus sérieux s’est produit le 20 mai lorsque deux jets turcs se sont approchés à 2 miles nautiques de la ville d’Alexandroupolis. Une « violation sans précédent de la souveraineté nationale », a réagi la diplomatie grecque. Les services du ministre des Affaires étrangères Nikos Dendias ont accusé la Turquie de « promouvoir son révisionnisme néo-ottoman ». 

Cheval de Troie. Le message ne visait pas seulement Athènes. Alexandroupolis est l’une des quatre bases militaires utilisées par les États-Unis, en vertu d’un accord de coopération de 1990, étendu en octobre 2021. « C’est une base militaire logistique importante pour l’Otan et un hub énergétique », justifie la Grèce. « La Turquie utilise cela comme une menace et réécrit l’histoire du cheval de Troie », fait-on remarquer au ministère des Affaires étrangères. « Il y a maintenant neuf bases américaines en Grèce. Contre qui sont-elles installées ? a questionné Erdogan début juin, alors qu’il recevait le leader du Venezuela, Nicolas Maduro. On nous dit que c’est contre la Russie. Mais nous n’y croyons pas. » 

Repères

1821-1829 Guerre d’indépendance de la Grèce contre l’empire ottoman, qui l’occupe depuis le milieu du XVe siècle.

1919 À la fin de la Première Guerre mondiale, la Grèce occupe l’ouest de l’Asie mineure. La Turquie kémaliste reprend Smyrne (Izmir) en 1922.

1923 Traité de Lausanne. Turquie et Grèce procèdent à un échange de populations.

1947 Convention de Paris qui prévoit la cession des 12 îles du Dodécanèse, territoire italien depuis 1912, à la Grèce.

1974 Invasion du nord de Chypre par la Turquie.

1982 Convention de Montego Bay, sur le droit maritime international.

1987 Première crise égéenne.

1996 Crise autour de l’îlot d’Imia.

2019 Signature des accords Turquie-Libye. Ankara trace une zone économique exclusive qui empiète sur les eaux grecques, ce qui provoque des incidents en 2020.

C’est après l’été, et une saison touristique cruciale des deux côtés de l’Égée, qu’Ioannis Mazis, professeur au département d’études turques de l’Université nationale d’Athènes, craint de voir éclater des incidents militaires. « La Turquie poursuit un projet qu’elle n’a jamais abandonné. Erdogan veut modifier le traité de Lausanne, qui délimite les frontières de la Turquie, à l’occasion du centenaire l’an prochain, et il a le sentiment que la conjoncture est positive pour lui. Il veut exploiter le contexte de la guerre en Ukraine. Il bénéficie d’une certaine tolérance des États-Unis et de l’Union européenne », note le turcologue. À cela s’ajoute la proximité des élections. En juin 2023, Erdogan briguera un nouveau mandat. Il a d’ailleurs annoncé sa candidature le 9 juin en tenue de combat, en marge des exercices militaires à Izmir. Pour ressouder son électorat, il use et abuse de la rhétorique guerrière et nationaliste, antiaméricaine et anti-Otan. « Je trouve inquiétant que ce comportement inamical lui apporte des gains politiques, observe le professeur Mazis. Mais on ne peut pas accepter de donner la moitié de la mer Égée pour sauver le gouvernement turc. On sait que la légalité n’est pas de son côté. Mais il sait que le pouvoir et la force peuvent créer du droit. » Selon lui, l’armée turque pourrait être tentée de mener un assaut sur l’un des 16 îlots contestés le long des côtes turques.

Commando. Deux journalistes du quotidien turc « Hürriyet » et le pilote de l’hélicoptère qui les a déposés sur l’îlot d’Imia s’apprêtent à remplacer le drapeau grec par le turc, le 27 janvier 1996.

Blocus. Konstantinos Grivas, professeur à l’Académie militaire hellénique, prédit, lui, « un Imia à plus grande échelle, avec un blocus et un débarquement sur une île inhabitée, avant de demander un compromis pour diviser l’Égée ». Le risque de conflit entre les deux alliés de l’Otan, qu’il estime particulièrement élevé, n’est, selon lui, pas pris au sérieux. « Les Européens n’ont pas compris qu’il s’agit aussi de leur frontière et que la Turquie ne respecte plus les règles. Cette stratégie de « négation juridique de souveraineté » ne vient pas de nulle part. Ils veulent satelliser la Grèce. Et pour cela, ils sont lancés dans une guerre hybride », affirme le professeur. Provocations militaires, opérations de désinformation, renseignement… En 2020, deux Grecs de la minorité musulmane ont été arrêtés et incarcérés pour espionnage. L’un d’eux, cuisinier sur le ferry qui effectuait la liaison Rhodes-Kastellorizo, livrait des renseignements sur les installations militaires grecques.

Le contentieux territorial entre les deux rivaux historiques ne date pas d’hier. Avec la découverte de pétrole près de l’île de Thassos, en 1973, la Turquie envoie un bateau d’exploration escorté par des navires militaires. En 1987, on frôle le conflit, et la Grèce décrète la mobilisation générale. Dans les années 1990, l’état-major turc crée « la théorie des zones grises », ciblant seize îlots inhabités, ce qui débouche sur la crise d’Imia. En 1995, l’Assemblée nationale turque vote une motion stipulant qu’une extension des frontières maritimes grecques, comme le prévoit le droit international maritime, constituerait un casus belli. « Le texte a été approuvé à l’unanimité » a rappelé la Turquie ces derniers jours. Depuis vingt-cinq ans, les provocations n’ont jamais réellement cessé, constate Manolis Koulias, le président du syndicat des pêcheurs de Kalymnos. « Quand on va pêcher autour d’Imia, leurs garde-côtes nous harcèlent, ils essayent de nous couler ou nous menacent avec des armes, raconte le pêcheur. C’est une zone très poissonneuse, mais quand on s’approche, on est repoussé. »

Bataillon. Aujourd’hui, la Turquie utilise le prétexte de la militarisation des îles du Dodécanèse. « Ankaravient soudain de comprendre que certaines îles étaient militarisées alors qu’il ne s’en était jamais plaint pendant cinquante ans », note Dimitris Diakomichalis. La grande île voisine de Kos, notamment, comprend une base militaire et un bataillon de commandos grec. Pour la Turquie, ces installations violent les dispositions prévues par le traité de Lausanne. Mais pour Athènes, cette interprétation est erronée car, à l’époque, le Dodécanèse était italien et la démilitarisation des îles visait le régime mussolinien. L’archipel fut cédé à la Grèce en 1947, après la convention de Paris. « L’article 51 de la charte des Nations unies permet le déploiement de forces de défense en cas de menace, rappelle le maire de Kalymnos. Et malheureusement, nos îles sont menacées. » §

TURKISH PRESIDENCY VIA/AP/SIPA – GUILLAUME PERRIER – H.H.A./SIPA

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