OPINION.
Publié le 17 juillet 2022. FRONT POPULAIRE
Bien qu’étant toujours la première puissance militaire mondiale, les États-Unis ont montré, ces vingt dernières années, les limites de leur politique géostratégique.

À trois reprises, au cours des dernières années, les Américains ont essuyé des revers qui ont pour effet de diminuer leur influence dans le monde.
La Syrie
Le premier, passé inaperçu en Europe où les médias savent se faire discrets, mais parfaitement compris dans le reste du monde est la guerre de Syrie. Elle est apparue en définitive comme une victoire de la Russie et une défaite des États-Unis au travers de celle de leurs alliés djihadistes.
On en connaît le contexte : en 2011 éclatent les « printemps arabes », exprimant une demande de démocratie dans plusieurs pays, dont on ne sait s’il s’agit de revendications authentiques ou si elles ont été suscitées par la CIA. Les deux sans doute : il reste significatif que les pays de la péninsule arabique, pourtant les moins démocratiques de tous, mais alliés des États-Unis n’aient pas été touchés (Sauf le minuscule Bahreïn). La guerre a éclaté en Libye, en Syrie, au Yémen, aujourd’hui encore en guerre civile ; l’Égypte et la Tunisie ont été déstabilisées.
Des mouvements partis de la frontière jordanienne se sont vite transformés en une flambée de révoltes touchant tout le territoire syrien (sauf la capitale Damas), d’orientation islamiste. Ces mouvements éteints soutenus, en armes, en argent, en matériel, par les États-Unis et l’Europe occidentale, y compris le plus visible de tous, Daech, parti d’Irak et étendu rapidement en Syrie. Les interventions directes de la Russie à partir de 2015, celle de l’Iran et du Hezbollah libanais, ont permis de stabiliser le régime en place. Le président Trump a progressivement réduit l’engagement américain tout en détruisant l’allié devenu encombrant, Daech. En théorie la guerre continue sous la forme de sanctions inhumaines imposées au peuple syrien qui l’empêchent de reconstruire un pays ravagé et une enclave djihadiste demeure à Idlib. Il reste que l’objectif des États-Unis, celui de renverser le président Assad à qui certains augures, dont Juppé, alors ministre des Affaires étrangères français, ne donnaient qu’une semaine de survie, a échoué : Assad est toujours en place.
Désormais, la Russie est la force dominante au Proche-Orient : le Hezbollah libanais, l’armée syrienne, fortement aguerris par le conflit, sont sous sa coupe. Faut-il remonter en arrière et évoquer la guerre d’Irak ? Militairement ce fut un succès, très coûteux (1 million de morts) et il s’en faut de beaucoup que le calme soit revenu dans le pays. Mais Saddam Hussein a été éliminé. Le principe démocratique a néanmoins permis de transférer l’État des sunnites aux chiites, plus nombreux, et donc à compléter l’« arc chiite » qui fait si peur à Israël et à l’Arabie saoudite, allant du Liban à l’Iran. À cet égard, cette guerre fut aussi contre-productive.
En s’abstenant massivement de condamner l’invasion russe à l’ONU, en refusant d’appliquer les sanctions occidentales à la Russie, les pays arabes de la péninsule arabique ont pris nettement leurs distances par rapport aux États-Unis. Ajoutons qu’ils n’exigent plus que leur pétrole soit payé en dollars et que l’Arabie refuse aux États-Unis une augmentation de sa production de pétrole, demandée par ceux-ci pour détendre les cours. Israël aussi s’est abstenu. Ce changement d’attitude découle de la défaite américaine en Syrie.
L’Afghanistan
Le second grand échec, très médiatisé, lui, est le retrait récent des Américains d’Afghanistan après vingt ans d’une guerre bien inutile contre les talibans, qui sont aujourd’hui revenus au pouvoir. Talibans qui avaient été, eux aussi, au départ (1993), une créature des États-Unis.
L’Ukraine
La troisième défaite américaine se déroule en ce moment : c’est la guerre d’Ukraine. À moins d’un embrasement généralisé, il y a peu de doutes que les Russes viendront à bout de la résistance résiduelle des Ukrainiens, spécialement des milices armées par les États-Unis dont certaines seraient néonazies. Quoi qu’on pense de l’invasion russe, violation flagrante du droit international, comme l’avaient été les guerres de Yougoslavie et d’Irak et l’annexion de la Crimée, il y a de fortes chances que ce grand pays qu’est l’Ukraine, qui était devenu depuis 2014 un protectorat américain, deviendra, sous une forme ou sous une autre, un protectorat russe. À moins qu’il adhère à l’OTAN, comme il en était déjà fortement question avant la guerre. Si certaines « révolutions orange » favorables aux intérêts occidentaux (Ukraine 2005, puis 2014, Macédoine, peut-être Arménie) ont réussi, d’autres ont échoué : Kazakhstan, Géorgie, peut-être tout dernièrement Pakistan.
Voilà en tout cas trois reculs américains qui présentent plusieurs caractéristiques communes.
Pas d’intérêt vital
La première est que, bien que les Américains aient pris l’initiative des combats dans les deux premiers cas et que leur rôle demeure ambigu aux origines de la guerre d’Ukraine, leurs intérêts vitaux n’étaient nullement engagés.
L’invasion de l’Afghanistan était une sorte de punition des attentats du 11 septembre partant de l’idée que leurs auteurs, Ben Laden en tête, les avaient organisés depuis les cavernes d’Afghanistan ; idée absurde, mais l’essentiel était qu’un grand pays comme les États-Unis devait donner à l’opinion nationale et mondiale le sentiment qu’il se vengeait d’un coupable présumé. À supposer que la grande puissance ait éprouvé un prurit de vengeance, une ou deux expéditions aériennes ciblées auraient eu le même effet à bien moindre coût, pour les uns comme pour les autres. À l’écart de tous les grands circuits, l’Afghanistan ne représentait nullement un enjeu stratégique.
Quelque raison que l’on ait donnée à la guerre de Syrie : permettre le passage du gazoduc venant du Qatar vers la Méditerranée, rompre l’arc chiite (que les États-Unis eux-mêmes avaient mis en place), la dynastie Assad, père et fils, au pouvoir depuis 1970 n’avait jamais, en dehors du Liban où subsiste un héritage conflictuel localisé, agressé un de ses voisins, en particulier Israël, ni n’avait l’intention de le faire quand les printemps arabes l’ont déstabilisé. Assad, pas plus que Saddam Hussein, ne menaçait l’ordre régional.
S’agissant de l’Ukraine, on peut faire partir le conflit de l’entrée de l’armée russe en Ukraine le 24 février 2022 et en faire reposer la totale responsabilité sur la seule Russie. Mais l’Ukraine était en guerre civile depuis le 18 février 2014, jour des évènements de la place Maïdan, qui permirent aux insurgés, encadrés de conseillers américains de renverser le président régulièrement élu en 2010, mais prorusse, Ianoukovitch, pour le remplacer par un gouvernement désigné par les Américains, ce que Valéry Giscard d’Estaing a appelé un « coup d’État de la CIA ». La cause de cet évènement est la volonté des États-Unis et de certains de ses alliés de l’OTAN d’y faire adhérer l’Ukraine, chose que la Russie avait déclaré à maintes reprises tenir pour inacceptable ; qu’un pays voisin de cette importance, avec une longue frontière commune, soit membre d’une alliance hostile ne pouvait être ressenti par la Russie que comme une menace. L’autre possibilité, la neutralité de l’Ukraine, libre de toute alliance, avait prévalu sans susciter de problèmes de 1991 à 2014, puis de 2017 à 2021 sous la présidence Trump. Quel était l’intérêt des États-Unis dans la rupture d’équilibre de 2014 ? En quoi une Ukraine fortement engagée dans le camp occidental était-elle plus avantageuse pour Washington ? Gardant leur neutralité, les grandes plaines de l’Ukraine ne représentaient pas un enjeu stratégique. Pas au point en tous cas de courir le risque de la guerre que nous connaissons.
Aucun enjeu stratégique décisif au départ, donc, quoiqu’en pensent certains augures de la géostratégie. Mais ajoutons que dans les trois opérations que nous avons évoquées, les États-Unis n’ont nullement subi une défaite d’ordre technologique ou militaire qui marquerait un recul de leur puissance.
Des adversaires déterminés
Dans les trois cas, ils ont affronté avec beaucoup de moyens, mais peu de détermination, un adversaire qui, lui, était très déterminé.
C’est aussi le cas de la Syrie, où les Syriens et spécialement la minorité alaouite qui dirige le pays pour qui l’issue de la guerre était une question de vie ou de mort. S’il y avait encore des stratèges en Occident, ils auraient dû le savoir. En face, un Obama hésitant sur la ligne à suivre, tantôt soutenant Daech, tantôt s’y opposant, qui ne s’est en tous les cas jamais déterminé à mettre les moyens pour vaincre le gouvernement Assad. Et pour cause : une telle victoire aurait mis Daech au pouvoir à Damas.
En Ukraine, Poutine considère à tort ou à raison que c’est l’intérêt vital de la Russie qui est en jeu. L’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN serait pour la Russie une menace de mort. Dans les textes stratégiques américains (Berezniki, Friedman), il est écrit noir sur blanc que le basculement dans le camp occidental des républiques issues de l’ancienne Union soviétique doit être le prélude à un démantèlement de la Russie elle-même. Des écrits qui ont été lus à Moscou. Maintenant que la guerre est engagée, Moscou ne joue plus seulement sa sécurité, mais son prestige.
Le rôle des néo-conservateurs
Enfin, relevons que dans deux des trois cas (les trois si on inclut le coup d’État de la place Maidan de 2014) où les États-Unis ont pris l’initiative de rompre le statu quo, c’est un clan particulier qui est en cause : le clan dit néo-conservateur — qui, dans l’éventail politique américaine, devrait être appelé libéral-progressiste ou libéral impérialiste, proche du parti démocrate. En fait, il n’a rien de conservateur puisque les guerres dont il a pris l’initiative ont fait au moins 1 million de morts et d’immenses destructions, d’abord en Irak ; il n’a rien non plus de libéral : il s’appuie sur les Gafams qui se permettent de censurer la planète entière quand sont exprimées des opinions qui ne leur conviennent pas. Ils ont une haine absolue et sans nuances de leurs ennemis, comme on le voit aujourd’hui avec l’attitude hystérique que suscite chez eux la Russie. Ils ont une démarche qui n’a rien à voir avec la démarche libérale de la vieille Amérique : une attitude idéologique, analogue à celle qui caractérisait autrefois les régimes communistes ; simplification des concepts, manichéisme absolu, universalisme, projet eschatologique. Les néo-conservateurs considèrent que la situation à laquelle sont parvenus les États-Unis, fondée sur le libre échange, ce qu’ils pensent être la démocratie et le libéralisme et qui ne le sont presque plus, les principes libertaires devenus des absolus, par exemple l’antiracisme woke ou l’idéologie du genre, que tout cela, ils ont mission de le répandre dans le monde entier et qu’un pays comme la Russie qui résiste à ces tendances dites « progressistes » est l’ennemi absolu.
Des organisations comme l’OTAN ou l’Union européenne sont le symbole de cette idéologie. L’ambition des néo-conservateurs est d’étendre peu à peu l’emprise des États-Unis dans le monde : des pays limitrophes de ce qui est déjà leur zone d’influence (OTAN) sont des cibles à intégrer, quel que soit leur intérêt stratégique. Toute idéologie universaliste finit par être agressive. En ce sens, elle représente un danger. Syrie, Afghanistan, Ukraine : trois défaites claires de l’Empire américain en trois ans. Le contrôle qu’exerce Washington sur les médias du monde entier a permis d’en atténuer l’impact politique immédiat. Le sort des armes peut paraître encore incertain en Ukraine, mais dès lors que les Américains ont décidé de ne pas intervenir sur le terrain, il semble scellé. Nous n’évoquons pas la guerre d’Irak : quoiqu’elle soit, sur le terrain, une victoire des Américains, elle a modifié la géopolitique régionale dans un sens défavorable à leurs intérêts.
Puissance et démence
Quos vult perdere Jupiter dementat. Toutes les puissances connaissent un jour le déclin. Comme le dit Zbigniew Brezinski, jamais une puissance n’a dominé le monde autant que les États-Unis à l’orée du XXIe siècle (il écrit en 1997). L’heure du déclin est peut-être arrivée. Dans les facteurs du déclin, nous n’avons pas évoqué à dessein les éléments internes : endettement abyssal, division politique de la société sans précèdent dans une démocratie, telle qu’on a pu l’observer lors de l’élection de Trump, puis la victoire de Biden.
Sur le plan international, rien ne laisse supposer que les États-Unis risquent d’être surclassés sur le plan scientifique ou technique. La Russie et la Chine les rattrapent peu à peu, mais ils ont acquis quelques avantages en matière de lanceurs hypersoniques ou de brouillage, mais ils ont aussi des faiblesses apparues dans la guerre d’Ukraine. Ce qui les menace aujourd’hui — et indirectement nous —, c’est le vertige de la puissance, le fait qu’à partir d’un certain degré de supériorité (cela vaut aussi pour les magnats qui y contrôlent l’économie privée), la démesure et l’orgueil créent un risque de démence. Démence dangereuse, on vient de le voir pour les États-Unis eux-mêmes, mais dangereuse aussi pour la paix du monde.
Les échecs que nous venons de signaler pourraient marquer une limite à cette ambition idéologique. Ils pourraient aussi bien déclencher une volonté de revanche à tout prix, un refus de l’échec, qui constitue une des principales menaces pour notre monde. L’Amérique est un animal blessé : c’est alors qu’il faut s’en méfier.
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