« Engager des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord relève de l’irresponsabilité »

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Olivier Delorme : historien. FRONT POPULAIRE. 26 juillet 2022

ENTRETIEN. Après l’Ukraine, la Macédoine du Nord et l’Albanie : la machine à élargir l’UE tourne à plein régime. L’occasion pour l’historien Olivier Delorme, auteur de La Grèce et les Balkans (3 tomes, Gallimard, 2013) et de 30 bonnes raisons pour sortir de l’Europe (H&O, 2017), de décrypter les ambitions de Bruxelles dans les Balkans.

Olivier Delorme : « Engager des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord relève de l’irresponsabilité »

Front Populaire : Les États-Unis, par la voix du Secrétaire d’État Anthony Blinken, ont été parmi les premiers à saluer la décision des parlementaires macédoniens de préparer les « prochaines étapes du chemin vers l’adhésion de la Macédoine du Nord à l’UE ». Comment interpréter cet enthousiasme ?

Olivier Delorme : En mars 2020, la Macédoine du Nord est devenue le 30emembre de l’OTAN, après la signature de l’Accord gréco-nord-macédonien de Prespes en juin 2018, qui levait le double veto grec à la candidature de ce pays à l’UE et à l’OTAN.

La ratification de cet accord par les Parlements grec et nord-macédonien n’avait été acquise alors qu’au prix d’intenses pressions sur les députés récalcitrants de la part des ambassades allemande et états-unienne ainsi que, disent les mauvaises langues, de quelques valises de billets. C’est que, selon les sondages, les opinions des deux pays étaient hostiles à cet accord, ce qui n’a pas été pour rien dans la cinglante défaite électorale d’Alexis Tsipras et de Syriza lors des élections locales, européennes et législatives [1] grecques de 2019. Et en Macédoine du Nord, la participation au référendum consultatif sur l’accord se solda par une abstention, prônée par l’opposition qui rejetait cet accord, de plus de 63 % (5,65 % des votant se prononçant de surcroît pour le Non).

La situation semble aujourd’hui identique : si les dirigeants actuels sont pro-américains (au début du mois de juin dernier, la Macédoine du Nord et la Bulgarie ont fermé leur espace aérien à l’avion du ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, qui devait se rendre en visite en Serbie) et souhaitent l’intégration à l’UE, de larges franges de la société en Macédoine du Nord comme en Bulgarie restent très proches de la Russie pour des raisons historiques, culturelles, religieuses (ne disait-on pas que la Bulgarie serait sans doute devenue une République de l’URSS si elle avait eu avec elle une frontière commune ?). Le gouvernement bulgare, qui vient de signer le protocole d’accord avec la Macédoine du Nord, a d’ailleurs été renversé par son Parlement le 22 juin, après le départ de la majorité d’un des quatre partis (« Il y a un tel peuple ») qui la composaient, lequel est hostile aux sanctions européennes contre la Russie et à la livraison d’armes à l’Ukraine – hostilité que partage, même si c’est à un moindre degré, le Parti socialiste bulgare également membre de cette défunte majorité, ainsi que, en Macédoine du Nord, le principal parti d’opposition.

Pour Washington, engager le processus d’adhésion de la Macédoine du Nord, c’est donc renforcer un flanc slave de l’OTAN, affaibli par le différend bulgaro-macédonien, et où la Russie compte de nombreuses sympathies.

Ajoutons qu’après avoir imposé la sécession du Kosovo par une guerre illégale de l’OTAN contre la Serbie (mars-juin 1999), les États-Unis y ont installé le Camp Bondsteel (qui a sans doute servi de centre secret de détention et de torture à la CIA après l’invasion anglo-américaine illégale de l’Irak et la guerre d’Afghanistan). Proche de la frontière de la Macédoine du Nord, ce camp était voisin du lieu d’où est partie, en janvier 2001, l’offensive de « l’Armée de libération nationale » de la minorité albanaise de Macédoine, UÇK-Macédoine liée à l’UÇK que les Occidentaux avaient armée avant de l’installer au pouvoir au Kosovo. Cette guérilla visant une déstabilisation de l’État macédonien prit fin en août, avec la conclusion, sous patronage euro-américain, des Accords d’Ohrid entre le pouvoir slave et la rébellion albanophone, aux termes desquels l’OTAN déploya 4500 hommes dans le pays (opération « Moisson essentielle ») afin d’y collecter des armes… dont les Américains du Camp Bondsteel ignoraient évidemment comment elles avaient pu se retrouver aux mains de l’UÇK-Macédoine et passer une frontière où ils étaient si présents.

Certes, cette période est aujourd’hui révolue mais, comme je l’écrivais en 2013 dans La Grèce et les Balkans, l’ambassadeur américain et le représentant spécial de l’UE, main dans la main, exercent toujours à Skopje « un magistère qui excède largement la représentation diplomatique auprès d’un État pleinement souverain ; il revêt souvent la forme du conseil ou de la médiation entre le gouvernement et la minorité ; il s’apparente parfois, nonobstant les formes, à une manière de pouvoir d’injonction [2] ».

Et puis la Bulgarie et la Macédoine du Nord se situent sur le tracé – ou à proximité du tracé – de gazoducs concurrents ou en projet : le russe dont la fonction est de contourner l’Ukraine par le sud ; ceux, à capitaux euro-américains, destinés au gaz de la dictature héréditaire azérie, alliée à la Turquie, qui a agressé l’Artsakh en 2020 dans l’indifférence générale des Occidentaux, y a employé des armes prohibées, bombardé sciemment les populations civiles, qui traite de manière inhumaine et dégradante – pour ne pas dire torture – les prisonniers de guerre en contravention avec la Convention de Genève, qui a coupé le gaz aux populations civiles de l’Artsakh l’hiver dernier, les privant de chauffage et d’eau chaude… mais que l’Union européenne, aux principes et aux indignations à géométrie variable, considère désormais comme un partenaire énergétique privilégié !

Enfin, à la suite de leur installation au Pirée à partir de 2011 et dans le cadre de l’initiative « La Ceinture et la Route » (ce nous appelons « Nouvelle Route de la soie ») dont l’Albanie, la Macédoine du Nord et la Bulgarie sont membres, les Chinois ont fait des Balkans une région prioritaire qui concentre plus de la moitié de leurs investissements en Europe. En Albanie, ils gèrent déjà l’aéroport de Tirana, ont racheté une raffinerie de pétrole, construisent un port et une autoroute, développent un parc industriel, vont investir dans les infrastructures touristiques et l’hydroélectricité. En Macédoine du Nord, ils construisent des autoroutes, une ligne de chemin de fer et une centrale hydroélectrique, fournissent autobus et locomotives, installent (selon leurs normes) réseaux de télécommunication et de distribution de gaz. En Bulgarie, ils construisent ou rénovent des infrastructures portuaires et ferroviaires, des autoroutes, investissent dans les énergies renouvelables, l’agroalimentaire, installent des usines d’assemblage d’automobiles ou de téléphones portables… En poussant à l’intégration de l’Albanie et de la Macédoine du Nord dans l’UE, Washington espère peut-être également freiner la pénétration chinoise dans ces États – ce qui semble parfaitement illusoire puisque 12 pays de l’UE (les pays d’Europe centrale et orientale ainsi que la Grèce) qui font partie du « Format 17+1 » [3] (outre l’Albanie et la Macédoine du Nord, les trois autres sont la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro) ne cessent d’accroître leurs coopérations avec la Chine hors UE et en passant outre les rappels à l’ordre répétés de Bruxelles, qui prétend que ce partenariat devrait se développer dans le cadre et sous le contrôle de l’Union.

FP : Derrière le fameux plan de négociation entre la Macédoine du Nord et la Bulgarie, il y a la France d’Emmanuel Macron. Qu’est-ce que cette manœuvre diplomatique dit des ambitions géopolitiques du président ?

OD : À mon avis, pas grand-chose. D’abord, le compromis laborieusement élaboré n’est pas le fait de la France en tant que telle, mais de la présidence du Conseil de l’UE, laquelle change tous les six mois. La France a hérité de ce dossier que les précédentes présidences avaient fait avancer. Or, cette présidence française a été un échec marqué surtout par le refus d’une dizaine d’États membres (dont la Bulgarie) de lancer le processus de révision des traités, dont Macron espérait qu’il serait conforme à son fantasme d’Europe souveraine – expression vide de sens puisque la souveraineté suppose un peuple et un État, et qu’il n’y a, et n’y aura, ni peuple ni État européens. Il fallait donc, en fin de semestre, présenter quelque chose qui puisse paraître comme un vague succès.

Et puis la crise ukrainienne commandait de faire avancer coûte que coûte, fût-ce au moyen de cet accord bricolé et probablement impraticable, un processus d’intégration de l’Albanie et de la Macédoine du Nord lancé en 1999, lorsque l’UE a créé un Processus de stabilisation et d’association (PSA) qui comporte une aide financière et économique, une libéralisation des échanges avec elle, et la signature d’accords de stabilisation et d’association. Puis l’année suivante, le Conseil européen de Feira avait reconnu aux pays admis au PSA (dont l’Albanie, et la Macédoine du Nord alors dénommée Ancienne République yougoslave de Macédoine ou ARYM) le statut de candidats potentiels. Et le 21 juin 2003, le Conseil européen de Thessalonique avait adopté un Agenda pour les Balkans occidentaux en déclarant que « l’avenir des Balkans est dans l’Union européenne ». Enfin l’ARYM en 2004 et l’Albanie en 2009 avaient déposé leur candidature.

Mais les risques d’explosion de la première demeurent du fait de l’importance de la minorité albanophone, dont le dénombrement est politiquement si sensible qu’aucun recensement n’a pu avoir lieu entre 2002 et 2021, et que celui de 2021 a été boycotté par une partie de la population. Selon les chiffres publiés, les albanophones, au dynamisme démographique plus fort qu’une population slave en déclin, seraient passés en vingt ans de 25,2 % à 29,52 % de la population totale (si ce dernier chiffre n’est pas sous-estimé : certains parlent de 40 %), tandis que le nombre des citoyens se déclarant macédoniens a baissé de 64 % à 54,21 %. Aucun des partis de la majorité slave ne peut plus se passer de l’appui d’un ou plusieurs partis de la minorité qui, à chaque composition de gouvernement, marchandent âprement de nouvelles concessions institutionnelles. Majoritaire dans l’ouest du pays, cette minorité regarde avec insistance vers Tirana, quand elle ne rêve pas d’une grande Albanie (Albanie, Kosovo, ouest-macédonien) telle que l’avait établie l’Italie fasciste entre 1941 et 1944. L’Union européenne ne pouvait donc que lier les deux candidatures, albanaise et nord-macédonienne : reconnaître l’Albanie candidate sans pouvoir le faire pour la Macédoine du Nord aurait donné à l’ouest macédonien une raison de plus de s’agréger à une Albanie admise à négocier son adhésion quand on ne pouvait y admettre la Macédoine du Nord en raison des vetos grec et bulgare.

Mais lorsque, s’asseyant sur ses propres critères et principes en matière de candidature, l’UE décida d’accorder le statut de candidat à l’Ukraine, elle provoqua un tollé dans ces deux pays qui poireautent à la porte depuis 18 et 13 ans ! Il fallait donc absolument lever le veto bulgare (celui de la Grèce l’ayant été en 2018) et au moins engager leur processus d’adhésion – fût-ce au prix d’un de ces simulacres dont l’UE a le secret.

FP : La Macédoine du Nord et l’Albanie, avec des IDH (indice de développement humain) parmi les plus bas du continent (respectivement 0,759 et 0,769), sont bien éloignées des standards de l’UE. Quelles seraient, à plus ou moins long terme, les conséquences socio-économiques de leur adhésion à l’UE ?

OD : 
D’abord, ce terme est bien difficile à fixer, si jamais il y a un terme ! Et si ces pays ont un indice de développement humain aussi faible, c’est aussi qu’ils sont parmi les plus corrompus d’Europe. Au classement de la corruption ressentie établi par l’ONG Transparency International, seule l’Ukraine (122e rang mondial sur 180 États évalués) se situe, en Europe, derrière l’Albanie (110e à égalité avec le prétendu État du Kosovo) en 2021, et la Macédoine du Nord (87e) n’arrive que devant ceux-ci et la Moldavie (105e). Les économies de l’Albanie et de la Macédoine du Nord sont en réalité largement maffieuses, comme celles du Monténégro, de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo, cette zone étant la plaque tournante de tous les trafics vers l’Europe occidentale : cigarettes, drogues, armes, êtres humains… Des maffias qui seraient évidemment les premières gagnantes en cas d’intégration de ces pays à l’UE.

Dans ces conditions, le crime organisé étend son influence à toute la société, les commissions sont la règle pour les marchés publics, le plus souvent financés par des crédits européens – qui vont augmenter avec l’ouverture des négociations d’adhésion – dont une partie considérable, impossible à chiffrer, s’évapore vers les comptes de paradis fiscaux plutôt que de profiter au développement et à la population. Ce qui, en ces temps de revenus du travail non indexés sur une inflation qui s’envole, ne manquerait pas de ravir le contribuable français, si les médias l’informaient des réalités plutôt que de répercuter la parole officielle tout en criant au génie de Macron. Quant aux castes politiques albanaise et nord-macédonienne, elles entretiennent d’amicales et parfois de très étroites relations avec le crime organisé, tout en pratiquant comme un art le clientélisme dont l’argent de l’UE est le principal carburant !

Dans ces deux pays, le chômage est endémique et l’émigration massive. La Macédoine du Nord a perdu 10 % de sa population en vingt ans et on estime à plus de 600.000 les ressortissants de cet État d’environ 2 millions d’habitants qui vivent à l’étranger. Quant à l’Albanie, ses habitants qui étaient 3,5 millions en 1990 ne sont plus que 2,8 millions aujourd’hui. La population qui reste vieillit, car ce sont les plus jeunes qui partent chercher ailleurs un avenir meilleur.

Ajoutons que ces deux États sont à des années-lumière des critères européens en matière de droits de l’homme et d’État de droit.

À tous égards, engager aujourd’hui des négociations d’adhésion avec l’Albanie et la Macédoine du Nord, même si celles-ci doivent durer des lustres, relève de l’irresponsabilité et du mépris par l’UE des principes sur lesquels elle prétend se fonder – mais ceci est désormais devenu la règle dans cette organisation devenue folle.

FP : La Macédoine du Nord, et dans une moindre mesure l’Albanie, sont de véritables mosaïques ethniques. Macédoniens, Albanais, Bulgares, Roumains, serbophones, turcophones s’y côtoient plus ou moins pacifiquement. L’UE est-elle équipée pour gérer ces problématiques, propres aux Balkans ?

OD : La population albanaise est en réalité homogène. En revanche, la complexité de la question macédonienne pose un épineux problème. Cette question émerge à la fin du XIXe siècle, dans le sillage de la construction des États nationaux dans les Balkans. Après avoir été un royaume antique de langue et de culture grecques, la Macédoine a appartenu, en tout ou partie, à des empires – byzantin, serbe, bulgare, ottoman –, et s’y sont imbriquées des populations grecques (majoritaires au sud), albanaises (majoritaires à l’ouest), slaves (majoritaires au centre et à l’est), turcophones (qu’il s’agisse de Turcs arrivés avec la conquête ottomane ou de Slaves turquifiés, les Pomaques), aroumaines, Roms… À ces différences ethno-linguistiques, se sont superposées des différences religieuses dans une région de confession orthodoxe, la conquête ottomane s’étant accompagnée d’une islamisation d’une partie des Slaves et des Albanais (certains sont restés orthodoxes, d’autres sont devenus catholiques du fait de l’influence italienne). Et cet islam, traditionnellement syncrétique et peu observant, s’est aujourd’hui en grande partie radicalisé du fait de l’argent et des prêcheurs envoyés du Golfe et de Turquie, Erdogan voyant dans cette région un champ d’action idéal pour son néo-ottomanisme.

Dernière possession turque en Europe, cette région a été partagée, à l’issue des guerres balkaniques de 1912-1913, entre la Grèce (Macédoine égéenne), la Bulgarie (Macédoine du Pirin) et la Serbie (Macédoine du Vardar). Mais, dans les années précédentes, y était apparu dans la population slave un mouvement revendiquant une identité macédonienne distincte des Bulgares comme des Serbes, défendue par une Organisation Révolutionnaire intérieure macédonienne (ORIM ou VMRO en langue slave) qui, échouant dans sa tentative de soulèvement, choisit le terrorisme comme mode d’action.

Cette revendication nationale s’appuie sur l’existence d’une langue propre qui serait différente du bulgare – ce que nient les Bulgares pour qui il s’agit d’un dialecte de leur langue : les délégations de Macédoine du Nord en Bulgarie comportent toujours un interprète dont la seule utilité est d’affirmer l’existence de cette langue (un ami au mauvais esprit très développé m’a dit un jour qu’elle était du bulgare transcrit sur une machine à écrire serbe).

Puis dans les années 1920, le Komintern s’empare de la question et prône de revenir sur le partage de 1912-1913 afin de constituer un État macédonien unifié membre d’une fédération balkanique socialiste. Et en 1941, lorsque l’Allemagne et l’Italie réorganisent la région, elles donnent à la Bulgarie, qui leur est alliée, l’essentiel de la Macédoine grecque et de la Macédoine serbe (devenue yougoslave après la Première Guerre mondiale), l’ouest de cette dernière étant rattaché, comme la majeure partie du Kosovo, à une grande Albanie sous tutelle de Rome.

Dans les zones qu’elle contrôle, la Bulgarie conduit jusqu’en 1944 une sauvage politique de bulgarisation et, dès cette époque, Tito épure le parti communiste de la Macédoine yougoslave qui a approuvé cette annexion bulgare. Puis le créateur de la Yougoslavie fédérale de 1945 reprend à son compte le projet de fédération balkanique comprenant une Macédoine unifiée. En attendant sa réalisation, la Macédoine yougoslave devient une des six Républiques fédérées et le peuple macédonien un des cinq peuples constitutifs du nouvel État. Puis Tito obtient que, en échange de son aide militaire, le Parti communiste grec engagé dans une guerre civile accepte de détacher, en cas de victoire, la Macédoine égéenne de la Grèce. Et Tito tente d’obtenir du Bulgare Dimitrov que la Bulgarie en fasse autant pour la Macédoine du Pirin. Cette Macédoine unifiée, la Bulgarie et l’Albanie (alors très largement sous contrôle yougoslave) intégreraient ultérieurement une Yougoslavie élargie de huit républiques fédérées. Ainsi Tito serait-il le maître d’un État allant des faubourgs de Trieste jusqu’à Thessalonique, et du détroit d’Otrante qui contrôle l’Adriatique jusqu’à la mer Noire. Ce projet sera une des causes majeures de la rupture entre Tito et Staline, lequel mettra fin aux négociations avec Dimitrov avant d’obtenir de Tirana l’épuration des titistes albanais.

La question macédonienne disparaît alors des radars et, en 1990, la direction titiste de la République yougoslave de Macédoine, qui est sans débouché sur la mer et bénéficiait des transferts de richesses à l’intérieur de la Yougoslavie dont elle était la république la plus pauvre, ne se résout à l’indépendance qu’à contrecœur, une fois épuisés les espoirs de rénovation de la fédération.

La Bulgarie reconnaît alors cet État macédonien dans les limites de la Macédoine du Vardar, tout en précisant qu’elle ne reconnaîtra ni langue ni peuple macédoniens, puisqu’elle considère la langue et la partie slave du peuple de cet État comme bulgares. Quant à l’Albanie, elle reconnaît un peuple macédonien – slave –, auquel n’appartiennent pas les Albanais citoyens de l’État macédonien, nombre de dirigeants à Tirana ne cachant pas que ces Albanais et le territoire où ils sont majoritaires ont vocation, à plus ou moins long terme, à rejoindre la mère patrie albanaise. Enfin, dans cette ARYM qui n’est pas encore la Macédoine du Nord, la principale force politique de la majorité slave, opposée à l’Union sociale-démocrate de Macédoine (SDSM, issue du parti titiste), a repris le nom d’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (VMRO), y ajoutant : Parti démocratique pour l’Unité nationale macédonienne (DPME ; une autre branche de la VMRO, très minoritaire, est favorable au rattachement à la Bulgarie). Ces deux forces, SDSM et VMRO-DPME, ayant alterné au pouvoir depuis l’indépendance (la VMRO-DPME sans interruption de 2006 à 2016) comptabilisent chacune environ 14 ans et demi à la tête du gouvernement.

Il faudra plus que le texte de la présidence française – auquel la VMRO-DPME est violemment hostile, comme elle l’est à l’accord de 2018 avec la Grèce –, et davantage que le libéralisme économique, le libre-échange et l’austérité budgétaire qui sont les trois vrais piliers de l’UE, pour apaiser des passions et régler des problèmes qui viennent du temps long que l’UE veut ignorer, et qui mobilisent des affects auxquels elle est étrangère puisqu’elle considère que tous les problèmes politiques sont solubles dans la prospérité économique – qu’elle est au demeurant incapable d’assurer !

FP : La décision du gouvernement nord-macédonien ne fait pas l’unanimité. À l’annonce de l’accord, des milliers de citoyens ont manifesté dans les rues de Skopje, et le premier parti d’opposition est vigoureusement opposé à l’adhésion. Le pouvoir d’attraction de l’UE s’éroderait-il ?

OD : 
Pour comprendre, il faut regarder le contenu du protocole bricolé par la présidence française qui, semble-t-il, n’est pas encore public (toujours la passion de l’UE pour la transparence démocratique !), mais qu’on trouve sur des sites bulgares. Pour aller vite, ce protocole prévoit de renvoyer la question des rapports bilatéraux bulgaro-nord-macédoniens à des négociations futures. La Macédoine du Nord devra présenter des excuses et réhabiliter les victimes de la répression titiste contre les citoyens yougoslaves à raison de leur engagement « ethno-politique » en faveur de la Bulgarie, c’est-à-dire de l’annexion de la Macédoine du Nord à la Bulgarie. L’histoire et son enseignement en Macédoine du Nord seront révisés par une commission mixte constituée en vertu du traité bulgaro-nord-macédonien d’amitié, de bon voisinage et de coopération de 2017.

Pour l’heure, les travaux de cette commission n’ont pas dépassé le règne du tsar Samuel, de 997 à 1014, dont la capitale se trouvait à Ohrid, actuellement en Macédoine du Nord, mais dont la commission a conclu qu’il était bien bulgare à la tête d’un empire bulgare. En conséquence, la Macédoine du Nord devra procéder à la modification, dans les deux ans, de ses manuels scolaires d’histoire sur cette période, des plaques de rue, des inscriptions sur ses monuments, des cartels des musées ou des panneaux touristiques du site historique de la citadelle d’Ohrid… On n’ose imaginer ce que seront les débats et les recommandations de cette commission lorsqu’il s’agira de la période allant de l’émergence de la VMRO au projet de fédération balkanique de Tito ! En outre, le gouvernement de Macédoine du Nord s’engage à modifier également les manuels de géographie, susceptibles d’illustrer un irrédentisme visant le territoire bulgare, et à fournir au gouvernement bulgare les nouvelles éditions corrigées de ses manuels scolaires, aides pédagogiques et directives méthodologiques relatives à ses programmes scolaires.

La Macédoine du Nord doit aussi renoncer à toute ingérence dans les affaires bulgares au titre de la protection des citoyens bulgares qui se diraient Macédoniens, tout en modifiant sa Constitution afin que les citoyens nord-macédoniens se déclarant Bulgares soient rangés parmi les minorités nationales dont cette Constitution affirme que la culture doit être protégée et promue. Jusqu’à présent, la Constitution nord-macédonienne énumère (dans cet ordre) lesdites minorités : Albanais [4] (29,52 %[5]), Turcs (3,98 %), Roms (2,34 %), Valaques (roumanophones, 0,44 %), Serbes (1,18 %), Bosniaques (Slaves convertis à l’islam ; 0,87 %). D’autres minorités (dont des Grecs, descendant notamment de réfugiés communistes de la guerre civile) comptent quelques centaines ou milliers de membres mais ne sont pas mentionnés dans la Constitution. C’est aussi le cas des 3500 citoyens de Macédoine du Nord qui se sont déclarés Bulgares au recensement de 2011.

Et c’est là que le bât blesse, car pour respecter l’accord, la Macédoine du Nord doit donc modifier sa Constitution, ce qui nécessite une majorité des deux tiers (80 voix sur 120) au Parlement.

Mais le protocole de la présidence française n’a été approuvé que par 68 députés (les 42 du SDMS et des formations slaves alliées, ainsi que 26 des 32 albanophones). Quant à la VMRO-DPME (44 sièges avec ses alliés), elle a boycotté le Parlement pour ce vote et appelle depuis à manifester, dénonçant dans l’accord une volonté d’assimilation et de bulgarisation (référence à la période d’annexion à la Bulgarie entre 1941 et 1944), qualifiant le Premier ministre de traître et précisant qu’il devra rendre compte de cette trahison. À l’autre bout de l’échiquier politique, le parti « La Gauche » (2 sièges) est à peu près sur la même ligne – ces deux formations étant également hostiles aux sanctions contre la Russie.

Or, non seulement les manifestations de rue contre l’accord sont massives, mais la VMRO-DPME et La Gauche disposent d’une majorité de blocage de la réforme de la Constitution exigée par la Bulgarie.

Bien sûr, comme pour la ratification des Accords de Prespes avec la Grèce (bien moins contraignants pour la Macédoine du Nord), les pressions, y compris physiques, sur les députés et les valises de billets pourraient finir par emporter le morceau. Mais cette fois, le problème est plus aigu car c’est bel et bien l’identité macédonienne (réelle ou fantasmée, peu importe) qui est en cause. De surcroît, la légitimité du gouvernement est bien plus faible. Aux élections de décembre 2016, le SDMS avait mis fin à 10 ans de règne de la VMRO dans un scrutin où la participation avait atteint près de 67 %. Il été reconduit en 2020 avec une abstention proche de 50 %, et avec 35,89 % des voix contre 34,57 % à la VMRO-DPME. Et le SDMS a été sévèrement étrillé aux élections locales d’octobre 2021, le Premier ministre d’alors devant démissionner pour laisser place à un de ses lieutenants.

Enfin, il faut préciser que la situation n’est guère plus claire en Bulgarie ! L’accord a été signé par un gouvernement renversé par une motion de censure le 22 juin, à la suite de l’éclatement de la fragile majorité à quatre partis qui avait fini par se dégager au terme des troisièmes élections législatives de 2021 (en novembre : celles d’avril et de juillet n’avaient pas permis de constituer un gouvernement). Et le 24 juin, cette défunte majorité se divisait sur l’accord avec la Macédoine du Nord, un des partis votant contre et un autre s’abstenant. Au final, l’accord ne fut adopté qu’avec le renfort de l’opposition.

Encore ce Parlement a-t-il assorti son vote de plusieurs conditions fort restrictives, dont celle qui dispose que « rien dans le processus d’adhésion à l’UE ne saurait être interprété comme une reconnaissance de la langue macédonienne ».

Quel sera le résultat des probables prochaines élections législatives bulgares ? Quelles seront l’attitude du prochain Parlement et du prochain gouvernement bulgares à l’égard de cet accord et des négociations d’adhésion désormais ouvertes ? Le gouvernement de Skopje survivra-t-il à la puissante vague de protestation actuelle jusqu’à l’échéance législative régulière de 2024 ? Quelle sera l’attitude de la VMRO-DPME si elle gagne les prochaines élections ? Autant de questions qui s’ajoutent à celle de la pertinence d’ouvrir des négociations d’adhésion à l’UE avec des pays qui n’y sont à l’évidence pas prêts. Mais l’UE est désormais comme une bicyclette qui tombe si on s’arrête de pédaler, elle tomberait sans doute si elle cessait son absurde fuite en avant vers le n’importe quoi.

Notes

[1] https://www.marianne.net/agora/humeurs/grece-une-defaite-logique-de-tsipras

[2] Tome III, Gallimard, p. 2008.

[3] 17 États européens + la Chine.

[4] Dans les municipalités (il y en a 80 et c’est le seul échelon d’administration territoriale), la langue de la minorité devient une langue officielle si la minorité représente plus de 20 % de la population de la commune. Et une minorité de 20 % au niveau national a le droit d’utiliser sa langue dans les institutions centrales. Cette double mesure ne concerne que les albanophones, qui s’expriment en albanais au Parlement, tandis que les communes de l’ouest du pays sont essentiellement administrées en albanais.

[5] Selon le recensement de 2021 que, selon les chiffres officiels, 7,20 % de la population ont boycotté.

Propos recueillis par Quentin Rousseau

Auteur

Olivier DELORMEHistorien

Publié le 25 juillet 2022

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