En France, l’ombre de l’absolutisme

Scroll down to content

Histoire Forme d’exercice du pouvoir apparue à partir du XVIe siècle, l’absolutisme a marqué de son legs nos institutions politiques comme notre culture administrative.

Emmanuel Macron lors de la quatrieme edition du sommet Choose France, le 28 juin 2021.

Par Damien Larrouqué*

Publié le 29/07/2022 LE POINT

Dans son dernier ouvrage intitulé Le Roi absolu : une obsession française, 1515-1715 (Paris, Tallandier, 2022), l’historien Joël Cornette nous livre un récit passionnant sur l’institutionnalisation contrariée du pouvoir absolu, depuis l’avènement de François Ier à la mort de Louis XIV. Pour ce spécialiste du Grand Siècle, la construction de l’État moderne va de pair avec la consolidation de l’absolutisme, en particulier louis-quatorzien. Formulé pour la première fois sous la plume de Chateaubriand, le terme désigne cette modalité autocratique d’exercice du pouvoir où l’autorité politique est tout entière concentrée dans la figure du monarque.

Sans être tout à fait une singularité nationale, l’absolutisme a façonné notre histoire institutionnelle et politique au point d’atteindre, par réminiscence, la fonction présidentielle. Le chef de l’État sous la Ve République n’a-t-il pas quelque chose de « monarque républicain » ? Et son élection au suffrage universel ne fait-elle pas figure de « sacre démocratique » ? Et que dire encore du premier mandat d’Emmanuel Macron qu’il a lui-même voulu « jupitérien » ? À bien des égards, l’absolutisme nous a laissé un héritage durable, dont ce livre nous permet de dresser une partie de l’inventaire.

PUBLICITÉ

À LIRE AUSSIChevallier – De Napoléon à Macron, le pari d’un exécutif supérieur

D’après l’auteur, un « premier absolutisme » émerge sous l’impérieuse houlette de François Ier. Son essor s’interrompt néanmoins avec les guerres de religion, au cours desquelles l’autorité de l’État est mise à mal durant cette période de grands « malcontentements » et autres « épouvantements ». Au demeurant, en 1576, soit quatre ans après le massacre de la Saint-Barthélemy, un certain Jean Bodin, juriste bien connu des étudiants en droit, publie ses célèbres Six Livres de la République. Si son ouvrage est considéré comme une œuvre de théorie politique majeure, c’est parce qu’il a posé les bases du concept de souveraineté, qualifiée de « perpétuelle et absolue ».

En somme, l’autorité politique se distingue désormais de la figure du prince pour s’incarner en l’État (« la République »), vu comme une entité abstraite et autonome. Ce livre opère une révolution théorique, dans la mesure où il annonce la dépersonnalisation du pouvoir, soit la transition de l’ordre féodal à l’État moderne. Dans cette perspective, l’absolutisme – auquel les Bourbons du lignage d’Henri IV donnent ses lettres de noblesse – apparaît moins comme la personnification du pouvoir absolu que comme la transmutation de l’autorité royale en pouvoir souverain. Autrement dit, l’imposition du principe de souveraineté constitue le premier legs de l’absolutisme.

Centralisation ancienne

À partir des réflexions du philosophe Marcel Gauchet, il est possible d’en identifier un deuxième. En effet, à travers le décorum qui les entoure, l’étiquette qui régit les comportements des courtisans ou leurs fastueux palais d’apparat qui, de Chambord à Versailles, en passant par Fontainebleau, font office de « couronnes de pierre », les rois absolus expriment en majesté le droit divin dont ils se réclament. Or, ce faisant, ils forgent une « religion royale » qui devient bientôt une « religion d’État ». In fine, ce processus contribue à la sécularisation du pouvoir, qui s’avère là encore une notion très moderne.

Par ailleurs, depuis les travaux précurseurs d’Alexis de Tocqueville, il est admis que la Révolution française n’a pas fait table rase du passé, ni tout réinventé. La centralisation politique en particulier est moins l’œuvre des jacobins que celle du règne louis-quatorzien. En un certain sens, les Bourbons auraient jeté les fondations de l’administration publique. Certes, le système bureaucratique répond alors largement à un fonctionnement de caractère patrimonialiste, selon lequel « la maison du roi » se confond avec « la raison d’État » – pour faire écho au titre d’un fameux article de Pierre Bourdieu (1997). Le clientélisme constitue un rouage essentiel de la machine bureaucratique, que le principe de vénalité des charges vient par ailleurs huiler. Quant à la gabegie, elle est érigée au rang de norme plutôt que d’exception.

https://83f0ea145f4739fefdfd715794bbcf84.safeframe.googlesyndication.com/safeframe/1-0-38/html/container.html

À LIRE AUSSIHistoire – Le grand livre des querelles françaises

Dans la continuité de Daniel Dessert, l’historien insiste sur les collusions qui unissent, au niveau fiscalo-budgétaire, une monarchie perpétuellement désargentée et les grandes fortunes du royaume, si bien que « la réduction à l’obéissance » est moins le fait de la domestication coercitive de la noblesse que le résultat d’une servitude volontaire et largement intéressée. Ceci étant, une certaine séparation entre ce qui relève de l’autorité politique et de la sphère administrative s’opère, notamment à la faveur de la petite « révolution » de 1661 qui met fin au ministériat : à la suite de la mort de Mazarin, le jeune Louis XIV a alors l’audace d’écarter ses ministres de la décision politique, puis de faire emprisonner le surintendant Fouquet. Ce coup de force politique se traduit par une redéfinition des rapports de force institutionnels. Quand bien même la « technostructure » de l’époque ne dispose guère plus de 60 000 agents pour 20 millions de sujets, sur le plan théorique tout du moins, le roi décide et l’administration exécute. Il s’agit là encore d’une vision moderne du fonctionnement politico-administratif, dont les fondements ont été formulés par Woodrow Wilson, qui fut politiste avant d’être président des États-Unis.

Du reste, puisque la ventilation des dépenses précède souvent l’enregistrement des recettes, il n’existe pas encore de « budget public » au sens contemporain du terme. De surcroît, conséquence d’une litanie de guerres successives qui engloutissent jusqu’à la totalité des finances annuelles, l’endettement est incommensurable. Il n’en faut pas minorer pour autant le rôle croissant que joue l’impôt régulier dans l’approvisionnement des caisses royales. D’une complexité sans borne, le système fiscal s’avère, il est vrai, des plus régressifs et injustes qui soit. Il n’empêche, à l’initiative de Vauban (1707), une proposition de réforme audacieuse n’en préfigure pas moins l’impôt progressif sur le revenu, qui sera voté deux siècles plus tard.

À LIRE AUSSILa France, cette « personne », selon Michelet

Pour terminer, il nous semble intéressant de souligner deux autres legs parfois négligés. D’une part, à la suite de décisions importantes, telles que la signature de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) ou la fondation de l’Académie française (1634), le règne des rois absolus accompagne l’essor du français comme langue vernaculaire. N’en déplaise cependant aux royalistes, l’auteur souligne que sa diffusion s’est moins faite par injonction procédurale que par mimétisme culturel : les élites aristocratiques locales cherchant à le maîtriser pour se distinguer de la roture. D’autre part, au niveau artistique, on note un déplacement de la focale. La célébration des hommes et des femmes de cour supplante désormais les motifs religieux dans les tableaux. La puissance de l’image est ainsi mise au service de la glorification de la monarchie. À plusieurs titres, cette propagande préfigure aussi « l’accompagnement visuel des États totalitaires du XXe siècle » (p. 295).

Bien écrit, très étayé et facile à lire, ce livre ravira les amatrices et amateurs d’histoire, mais aussi celles et ceux qui s’intéressent à notre vie politique contemporaine. Car, qu’on le veuille ou non, notre conception du pouvoir sous la Ve République emprunte toujours à un « monarchisme républicain », soit une sorte « d’absolutisme présidentiel » fort heureusement mâtiné par les logiques démocratiques. Notons qu’il s’agit aussi de la thèse que défend Éric Bonhomme dans un ouvrage tout aussi instructif et intitulé à point nommé : D’une monarchie à l’autre : histoire politique des institutions françaises, 1814-2020 (Armand Colin, 2021).

SOURCES

Joël Cornette, Le Roi absolu : une obsession française, 1515-1715, Tallandier, 2022

AUTEURS

Joël Cornette est historien. Ses recherches concernent principalement l’institution monarchique française.

POUR ALLER PLUS LOIN

Éric Bonhomme, D’une monarchie à l’autre : histoire politique des institutions françaises, 1814-2020, Armand Colin, 2021

Pierre Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d’État. Un modèle de la genèse du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1997

Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Fayard, 1984

Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985

Jean-Frédéric Schaub, La France espagnole. Les racines hispaniques de l’absolutisme français, Seuil, 2003

Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Folio, 1985.

Woodrow Wilson, « The Study of Administration », Political Science Quarterly, 1987

*Damien Larrouqué
Chercheur associé au Centre d’études et de recherches de sciences administratives et
politiques (CERSA-Paris 2) et membre de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des
Caraïbes

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :