Par Michel De Jaeghere. LE FIGARO
30 juillet 2022
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«Il faut noter aussi avec Bartolomé Bennassar que l’Europe ne se contenta pas de piller l’or qui se trouvait en abondance au Nouveau Monde. Qu’elle y acclimata le blé, le riz, l’orge, la vigne et l’olivier, la canne à sucre et le café, y implanta chevaux, bovins, porcs, volailles. Qu’elle y introduisit le papier, les instruments de musique et les livres imprimés.» Rhys Griffiths.
ÉDITORIAL – Les conquistadors suscitent l’opprobre de nos contemporains. Sans doute leur épopée sur un continent dont les habitants pratiquaient eux-mêmes une violence inouïe, est-elle d’une complexité historique trop grande pour les esprits manichéens caractéristiques de notre siècle. Sans complaisance ni jugement anachronique, voici leur Histoire.
Cet article est extrait du Figaro Histoire «L’épopée des conquistadors». Retrouvez dans ce numéro un dossier spécial sur la conquête du Nouveau Monde.
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Le numéro spécial conquistadors. Le Figaro.
Ils avaient d’abord fait l’objet, en leur temps, d’une admiration universelle. Ils font désormais celui d’une aussi unanime réprobation. Les conquistadors nous paraissent incarner, jusqu’à la caricature, la démesure de l’orgueil qui fut longtemps celui des Européens, leur volonté de conquérir la Terre, de détruire sur leur passage les civilisations qu’ils avaient méprisées, faute de les comprendre, de livrer les peuples à l’esclavage, de confisquer leurs terres, quand ils ne vouaient pas leurs propriétaires à l’extermination. Ils avaient conjugué le fanatisme religieux à une cruauté sans borne, au service d’un impérialisme criminel. On n’aura jamais fini, si l’on est homme et si l’on est chrétien, si l’on ne peut arguer qu’il y eut aussi, parmi nos ancêtres, des victimes d’injustes persécutions, d’en demander pardon. Face au rappel de leurs méfaits, il convient, profil bas, de répudier solennellement tout ce qui nous rattache à ce passé de honte et d’oppression, et désormais soucieux des droits des minorités visibles ou invisibles autant que de notre empreinte carbone, de déconstruire en nous le conquérant et l’assassin.
L’acte d’accusation vient de loin. Il n’a pas attendu le séjour de Lévi-Strauss sous de tristes tropiques, auprès des Bororo, des Tupi et des Nambikwara, la passion de Jacques Chirac pour les Taïnos, la puberté de Greta Thunberg. Il a pris forme en même temps que l’invention de l’imprimerie, à l’occasion de la montée en puissance de la branche espagnole des Habsbourg au XVIe siècle, et de l’inquiétude qu’elle avait fait naître chez ses concurrents. Les réformés soucieux de dénoncer l’intolérance et l’hypocrisie de l’Église catholique, qui s’était associée, à l’ombre de l’épée, à la conquête, y avaient fait chorus avec les Hollandais en lutte contre l’Espagne pour leur indépendance, les Anglais soucieux de la liberté du commerce des mers et les Français inquiets de l’encerclement de leur royaume par une dynastie suspecte de rêver à une monarchie universelle. Tous avaient dénoncé, dans une impressionnante collection de pamphlets, l’inhumanité qui avait été celle de ces conquérants.
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Popularisé par les gravures horrifiques de Théodore de Bry, où avaient été représentés les exactions et les massacres dont ils s’étaient rendus coupables, à grand renfort de flammes et de motifs sanglants, le réquisitoire puisait moins dans des témoignages de première main qu’il ne déclinait, ad nauseam, les mêmes accusations : celles du dominicain Bartolomé de Las Casas, intrépide défenseur des Indiens auprès de Charles Quint et auteur de la célèbre Très brève relation de la destruction des Indes. Peu importait que, destinée à convaincre l’empereur très chrétien de réorienter sa politique coloniale pour laisser les ordres religieux procéder en toute indépendance à l’évangélisation, celle-ci soit elle-même souvent fondée sur des on-dit et des approximations (Las Casas ne parlait lui-même aucune des langues indiennes et il n’avait des civilisations précolombiennes qu’une connaissance superficielle), qu’elle abonde en fleurs de rhétorique et en exagérations (on y lit ainsi que deux millions de temples indiens furent détruits par les conquistadors), qu’elle décrive dans une veine apocalyptique les colons espagnols comme les Philistins de l’Ancien Testament, les Indiens comme des créatures épargnées par le péché originel et tirées du jardin d’Eden ; qu’on en ait au surplus outré les imputations, de livre en livre, de traduction en traduction ; qu’adoptée en Floride et en Géorgie, la méthode d’évangélisation préconisée par Las Casas se soit traduite par un désastre, et le massacre des missionnaires par leurs catéchumènes : il avait planté le décor (ce serait celui-là même qu’utiliserait Montaigne) où se déploierait désormais toute réflexion sur la conquête, condamnant ses protagonistes à un éternel opprobre.
Cataclysme culturel
L’impact de l’irruption européenne sur les peuples d’Amérique latine est, de fait, indiscutable : elle s’est traduite par un effondrement brutal de la population. On estime que les Antilles étaient relativement peuplées à l’arrivée de Christophe Colomb : 1,1 million d’habitants à Hispaniola (Saint-Domingue), 200.000 à Cuba, 150.000 à la Jamaïque, et peut-être un demi-million à Porto Rico. On comptait sans doute 3 millions d’Indiens en Amérique centrale, 18 millions au Mexique, une densité probablement comparable au Pérou et en Équateur. Or cette population allait être réduite en quelques années dans des proportions considérables : peut-être des trois quarts. Non par une quelconque volonté exterminatrice des conquérants, dont on ne trouve la trace nulle part (ils avaient tout intérêt, au contraire, à disposer de main-d’œuvre et la législation espagnole s’efforça d’emblée de protéger les Indiens en interdisant qu’on les réduise en esclavage), non plus que par des massacres restés sporadiques et exceptionnels, mais principalement du fait du choc microbien : des ravages provoqués dans des populations non immunisées par la rougeole, la grippe, la variole, la tuberculose ou le typhus. Les Indiens périrent certes par milliers dans les mines, où leurs vainqueurs les condamnèrent parfois à un travail épuisant, et la mise en place du système de l’encomienda se traduisit souvent par la plus cruelle des exploitations. À l’échelle du continent, ce sont bien les maladies qui firent l’essentiel des victimes de cette première mondialisation.
Au choc démographique, s’ajouta le cataclysme culturel : des hommes à la peau blanche, chevauchant des animaux inconnus et dotés d’armes tranchantes, de fusils et de canons capables de déchaîner la foudre avaient surgi de nulle part sur d’immenses maisons flottantes ; ils avaient combattu sans souci d’une énorme disproportion de forces, jeté à bas l’ordre social, vidé les temples et interdit les cultes sans susciter la colère du Ciel. On conçoit que le choc ait provoqué chez les Indiens désespoir, panique et désorientation.Ils avaient combattu sans souci d’une énorme disproportion de forces, jeté à bas l’ordre social, vidé les temples et interdit les cultes sans susciter la colère du Ciel. On conçoit que le choc ait provoqué chez les Indiens désespoir, panique et désorientation
Pour autant, le comportement des conquistadors fut celui de tous les hommes de leur siècle. Les guerres qu’avaient livrées, en Europe, leurs contemporains n’avaient pas été plus clémentes : la France perdrait 2 millions d’habitants (sur 18) entre 1560 et 1600, au temps des guerres de Religion, sans que les affrontements eussent aucun caractère raciste, impérialiste ou colonial.
Et que dire des mœurs des Indiens qui furent leurs adversaires ? Les Aztèques pratiquaient le sacrifice humain au cours de fêtes régulières (il n’y en avait pas moins de vingt par an à Tenochtitlán : une toutes les trois semaines !), où les victimes étaient par dizaines éventrées ou écorchées vives, d’autres fois jetées puis extraites vivantes d’un brasier avant qu’on ne leur arrache le cœur. Des occasions exceptionnelles justifiaient que de telles pratiques soient effectuées sur une grande échelle : 80.400 victimes furent tuées, l’arrachage du cœur précédant la décapitation, pour l’inauguration du grand temple de Tenochtitlán. On célébrait tout départ à la guerre par l’égorgement d’un ou plusieurs enfants. D’autres sacrifices humains tentaient de répondre aux dérèglements de l’ordre cosmique : éclipses, sécheresses, famines, inondations, crimes contre les dieux. On raflait des captifs pour pourvoir aux besoins incessants des temples.
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Nombre des Indiens étaient en outre cannibales. Il en allait ainsi des Caraïbes qu’avait combattus Christophe Colomb. Les alliés de Cortés mangeaient eux-mêmes, après les avoir fait rôtir, les chairs de leurs prisonniers.
L’Inca Atahualpa fut garrotté par Pizarro. Mais il était lui-même un autocrate intraitable qui faisait, pour un rien, exécuter ses sujets impitoyablement. Il avait fait assassiner son demi-frère qui était le souverain légitime, et il avait bien l’intention, s’il s’était emparé du conquistador et de ses compagnons, de les tuer en n’épargnant que ceux qu’il destinait, châtrés, à devenir les gardiens de ses femmes.
Si Cortés avait pu conquérir le Mexique à la tête de 500 hommes, et Pizarro mettre à bas l’empire des Incas au Pérou avec 67 cavaliers et une centaine de fantassins, c’est qu’ils avaient bénéficié d’emblée de l’alliance de tribus indiennes qui avaient considéré leur arrivée comme une chance insigne de se délivrer de tyrannies sanglantes. Elles n’auraient guère compris qu’on fasse preuve de clémence dans un monde auquel la pitié semble avoir été étrangère.
Les Européens de ce temps avaient été confrontés, avec la découverte de l’Amérique, à une situation dont la nouveauté était propre à donner le vertige aux têtes les mieux faites. Le surgissement d’un monde nouveau qui leur était apparu, soudain, dans sa virginité et son immensité fascinantes, après être resté inconnu pendant tant de siècles, n’avait pu manquer de porter au paroxysme les passions qui sont au fond de l’âme humaine. La meilleure part d’eux-mêmes (nos esprits imprégnés par deux siècles de scepticisme auraient-ils quelque peine à l’admettre) ne pouvait manquer de souhaiter partager avec ses habitants la lumière de la Révélation, qui offrirait à une partie de l’humanité trop longtemps oubliée l’accès à une éternité bienheureuse et polirait ce que leurs mœurs avaient conservé de barbare et d’inquiétant. L’appétit de richesse, de pouvoir et de conquête qui caractérise depuis toujours l’espèce, et qui a provoqué des guerres dès la préhistoire, les portait, dans le même temps, irrésistiblement à l’exploitation du nouveau continent. S’en garder n’eût abouti qu’à laisser à d’autres la liberté de s’en emparer à leur place.
Comme toutes les guerres de tous les siècles
La conquête fut ponctuée d’injustices, de violences, comme le furent toutes les guerres durant tous les siècles, sans que le nôtre, si ami du progrès, puisse à cet égard faire figure d’exception, les avancées de la technique nous ayant seulement procuré la licence de donner une échelle inédite aux massacres et aux destructions. La cupidité des colons fut aggravée par un éloignement qui rendait les lois difficilement applicables et les aventuriers, incontrôlables. Elle fut la même que celle qui s’est manifestée durant toute l’histoire humaine, et qui se révélera tant qu’il y aura des hommes chaque fois qu’ils en auront l’occasion.
Si l’on tient à porter sur cet épisode de l’aventure occidentale un jugement, il faut dès lors élargir le spectre et regarder plus loin.
Remarquer que la papauté et la Couronne espagnole s’efforcèrent, autant qu’elles le purent, de défendre les droits des Indiens dans un souci de l’autre que n’a connu aucune autre civilisation. Qu’Isabelle la Catholique avait interdit, dès le temps de Colomb, qu’ils soient réduits en esclavage et prescrit, dans son testament, en 1504, qu’ils soient traités avec justice et humanité comme étant ses sujets (elle avait publié durant son règne plus d’un millier de lois en leur faveur). Que les mêmes interdictions avaient été renouvelées par Charles Quint en 1526 et 1542. Que jamais (au contraire de ce que met en scène La Controverse de Valladolid, le roman de Jean-Claude Carrière désormais étudié dans les lycées et dans les collèges en renfort des élucubrations de Montaigne) ni les autorités civiles ni la hiérarchie religieuse ne doutèrent de leur pleine appartenance à l’humanité, comme en atteste la publication par Paul III, en 1537, de la bulle Sublimis Deus, qui avait proclamé qu’ils étaient des hommes véritables, appelés à devenir des chrétiens, et interdit qu’on attente à leur vie et à leurs biens (la vraie controverse, qui mit aux prises entre 1550 et 1551 Las Casas et Sepúlveda, portait principalement sur une question de méthode : fallait-il que l’autorité civile pacifiât le pays avant qu’il soit évangélisé, la barbarie de leurs mœurs justifiant l’usage de la force, ou devait-on laisser les seuls missionnaires aux prises avec des Indiens dont on aurait accepté qu’ils conservent leurs pratiques en vertu de leur droit naturel à la liberté et à l’indépendance ?).Que jamais (au contraire de ce que met en scène La Controverse de Valladolid, le roman de Jean-Claude Carrière désormais étudié dans les lycées et dans les collèges en renfort des élucubrations de Montaigne) ni les autorités civiles ni la hiérarchie religieuse ne doutèrent de leur pleine appartenance à l’humanité
Il faut noter aussi avec Bartolomé Bennassar que l’Europe ne se contenta pas de piller l’or qui se trouvait en abondance au Nouveau Monde. Qu’elle y acclimata le blé, le riz, l’orge, la vigne et l’olivier, la canne à sucre et le café, y implanta chevaux, bovins, porcs, volailles. Qu’elle y introduisit le papier, les instruments de musique et les livres imprimés.
Il faut souligner encore qu’aux antipodes de tout préjugé racial, les aventuriers du Nouveau Monde épousèrent en masse des femmes indiennes, donnant le signal d’un métissage qui fit perdre peu à peu sa consistance à la distinction entre vainqueurs et vaincus, indigènes et conquérants.
Il faut rappeler que, pour soutenue qu’elle fût par l’ordre temporel, l’œuvre d’évangélisation donna des fruits éclatants, dont témoigne, dans les centaines d’églises où les autochtones avaient demandé et obtenu le baptême, les couvents où ils avaient reçu en grand nombre des missionnaires une éducation raffinée, l’émergence d’un art populaire où se marièrent influences indiennes et européennes dans des œuvres lumineuses et allègres, reflets d’une foi vécue dans l’émerveillement, en parfait contraste avec les idoles grimaçantes de l’art précolombien.
Un regard paradoxal
Quelques chiffres résument le caractère paradoxal du regard que nous jetons sur la conquête de l’Amérique latine. Alors qu’aux États-Unis, les Indiens furent, partout, privés de leurs terres (déclarées propriétés fédérales et distribuées aux colons), puis cantonnés dans des réserves, ils purent, en dépit des tares qui affectent toute œuvre humaine, continuer à vivre sur les leurs en pays hispanique, sous réserve du versement d’un tribut à des conquistadors investis d’une seigneurie qui leur faisait obligation de garantir leur sécurité en échange. Tous ne se montrèrent certes pas à la hauteur de cette mission de protection, et les abus de pouvoir furent innombrables comme perdurèrent longtemps, malgré les lois espagnoles, les expéditions de chasse aux esclaves. Mais tandis que les Indiens ne sont plus, aux États-Unis, que 1 % de la population, ils représentent 15,1 % de celle du Mexique, qui compte en outre 39 % de métis. La proportion est de 40 % d’Indiens et 37 % de métis au Pérou.
L’ultime paradoxe est que ce contraste ne dissuada nullement les Américains du Nord de faire de leur conquête de l’Ouest le mythe originel qui manquait à ce peuple d’immigrants pour donner à la spoliation et à l’extermination des peuples autochtones le caractère d’une aventure exaltante. Avec ses ombres et ses lumières, ses crimes et ses succès, l’épopée des conquistadors a au moins ce mérite de n’avoir rien engendré qui ressemble au western.
«L’épopée des conquistadors», 132 pages, 8,90€, disponible en kiosque et sur le Figaro Store.