Guerre en Ukraine, centrales à l’arrêt, sécheresse… Comment la France veut éviter le « black-out ». Le compte à rebours a commencé.
Par Michel Revol et Géraldine Woessner
Publié le 24/08/2022 LE POINT

Situation chaotique. L’an dernier est arrivée une nouvelle tuile : la découverte, sur 12 des 56 réacteurs, d’une fragilité affectant les soudures de certaines canalisations. EDF n’a pas eu le choix : il lui a fallu encore lever le pied pour identifier l’ampleur du problème, et le résoudre. L’entreprise estime que ces déboires sont la cause principale d’une chute de production nucléaire de 15 % entre juin 2021 et juin 2022. Les vagues de chaleur de l’été auraient pu aggraver la situation, déjà chaotique. Les centrales ne peuvent en effet ni pomper l’eau ni en rejeter si les fleuves sont trop chauds, ce qui les oblige à ralentir leur production. Mais, au vu de la situation plutôt tendue, le gouvernement a autorisé EDF, par arrêté en date du 6 août, à déroger temporairement à ces limites. Il ne s’agirait pas de se priver encore plus de la manne du nucléaire, même en pleine canicule : alors que l’impact des climatiseurs était jusqu’à ces dernières années assez faible, ces appareils très gourmands en énergie se sont multipliés un peu partout, des habitations aux entreprises. Leur consommation représente aujourd’hui le potentiel d’une dizaine de réacteurs nucléaires.
Comme si ça ne suffisait pas, la sécheresse affecte les barrages, qui fournissent habituellement de 10 à 12 % de l’électricité nationale. Fin juillet, les lacs de retenue n’étaient remplis qu’à 67 %, soit 13 points au-dessous de la moyenne historique. Or ces réserves, constituées avant tout au printemps par les pluies et la fonte des neiges, sont essentielles pour fournir les électrons indispensables en hiver. Il faudrait que les réserves atteignent l’équivalent de 3 térawattheures (TWh) à l’automne pour bénéficier d’une marge suffisante cet hiver, alors que le stock n’était que de 2,3 TWh le 12 août.
Les deux réacteurs de Fessenheim, débranchés en 2020, n’auraient pas suffi à sauver le pays l’hiver prochain. Mais le signal envoyé par le gouvernement est déconcertant : on ferme 1,8 GW de capacité nucléaire très peu polluante et, parce que les moyens de production font désormais défaut, on rouvre une centrale à charbon, celle de Saint-Avold, qui rejette à peu près 250 fois plus de CO2 dans l’atmosphère que l’atome… Et ce ne sont pas les 14 EPR, les réacteurs de nouvelle génération promis par Emmanuel Macron au printemps, qui redresseront la barre : le premier d’entre eux n’entrera en service, au mieux, que dans quinze ans !

Addition. Cet hiver, on paiera peut-être l’addition d’une politique énergétique à courte vue. « On s’est endormi au volant », alerte Nicolas Goldberg. L’expert en énergie regrette ainsi les tergiversations sur le nucléaire (Emmanuel Macron avait annoncé en début de mandat la fermeture de 14 réacteurs avant de relancer la filière), ou encore l’abandon des tarifs dits « effacement des jours de pointe », ce fameux dispositif qui aidait les Français à réguler leur consommation d’électricité. En période de monopole et de nucléaire tout-puissant, ces tarifs semblaient pittoresques, au point qu’EDF puis les opérateurs alternatifs comme TotalEnergies les ont laissés de côté. Ils permettaient pourtant de gagner, par le jeu des économies d’énergie, quelque 4 GW, soit la capacité de trois à quatre réacteurs nucléaires…
Moins connue, la méthanisation aurait pu aussi venir à notre secours en période de vaches maigres. Cette technique de production de gaz à partir de déchets organiques n’a pourtant pas toujours eu une bonne cote, notamment parce qu’elle n’était pas assez compétitive. Avec un prix du gaz naturel multiplié par dix depuis la guerre en Ukraine, la méthanisation redevient alléchante. Son potentiel aussi : ce procédé pourrait couvrir, dans les prévisions les plus optimistes, la moitié des besoins en gaz estimés en 2030.
Écureuils. Pour l’heure, tels les écureuils à l’approche de l’hiver, les professionnels du gaz naturel font leurs provisions. Il s’agit de se protéger des risques de coupure et des envolées tarifaires du gaz russe, qui représentait avant l’invasion de l’Ukraine 20 % de notre consommation. Ni une ni deux, la France a paré au plus pressé en alimentant la quinzaine de stockages souterrains de gaz naturel du territoire. Ceux que gère Engie, le principal acteur national, sont déjà pleins à 80 %, un peu au-dessus du niveau habituel à cette époque de l’année. Lorsqu’ils seront tous remplis à ras bord, ils contiendront un tiers de notre consommation annuelle de gaz. De quoi voir – un peu – venir.
Deuxième parade : remplacer l’imprévisible fournisseur russe, le deuxième du pays derrière la Norvège. Engie a fait feu de tout bois. L’entreprise dirigée par Catherine MacGregor a, entre autres, signé de nouveaux contrats de fourniture de gaz naturel liquéfié avec les américains Cheniere et NextDecade, et négocié avec le gouvernement norvégien pour qu’il soutire plus de gaz de ses puits au détriment du pétrole. « Les fournisseurs sont devenus très ingénieux », s’amuse Didier Holleaux. Il cite le cas de l’Égypte, qui accepte désormais de liquéfier du gaz naturel fourni par son remuant voisin israélien, ce qui semblait jusque-là une incongruité…
À la demande du gouvernement, Didier Holleaux a aussi pris son bâton de pèlerin dès le déclenchement des hostilités en Ukraine pour identifier, tel un émissaire de l’ONU, quelques différends néfastes à la production gazière mondiale. Il a remis en juin un rapport au gouvernement. Réalisé avec Hélène Dantoine, directrice de la diplomatie économique au Quai d’Orsay, ce document note, exemple parmi d’autres, que l’Iran pourrait accroître sa production de gaz si le dossier sur le nucléaire civil et militaire avançait dans un sens favorable à Téhéran, ou que la résolution d’un vieux conflit entre l’Iran et le Turkménistan favoriserait la cause du gaz turkmène.

Coopération. Depuis quelques mois, la France travaille avec ses voisins pour éviter la pénurie de gaz frappant l’un ou l’autre pays de l’UE. Si l’Allemagne, accro au gaz russe, venait à en manquer, la France devrait l’aider, en vertu de la solidarité européenne. Illustration de cette coopération énergétique : à la frontière franco-allemande, une station de compression doit être inversée pour faire circuler le gaz d’ouest en est, à l’inverse du sens habituel.
Le nez sur le prochain hiver, le gouvernement français multiplie les initiatives. Il s’agit d’abord de recevoir le gaz naturel supplémentaire en provenance des États-Unis, pour l’essentiel. Il arrive par navires méthaniers, sous forme liquide. À Montoir-de-Bretagne ou à Fos, les terminaux de gazéification fonctionnent déjà à plein régime. Il a donc fallu lancer un nouveau projet de terminal, au large du Havre, en urgence (il devrait être prêt l’an prochain). Pour y parvenir, le gouvernement a levé certaines contraintes administratives. Les études d’impact et les mesures de compensation en matière de biodiversité, notamment, sont pudiquement écartées. « C’est une zone industrielle portuaire, pas Natura 2000 ! » justifie-t-on dans l’entourage de la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher.
De la même façon, le gouvernement a desserré les normes administratives qui pèsent sur les projets de méthanisation et de parcs solaires, et a accéléré les procédures pour relancer la centrale à charbon de Saint-Avold et prolonger celle de Cordemais. Et tant pis pour l’intense pollution dégagée par la combustion du charbon. « L’énergie n’est plus seulement un sujet écolo. C’est un sujet social, industriel, social, de santé et de souveraineté », explique-t-on au sommet de l’État.
Watt, wattheure…
La puissance se mesure en watts, la production et la consommation en wattheures. Un térawatt équivaut à 1 000 gigawatts, un gigawatt à 1 000 mégawatts, un mégawatt à 1 000 kilowatts.
Plan. Il s’agit en effet de garantir aux hôpitaux, aux services sociaux et aux industriels qu’ils pourront, cet hiver, fonctionner à peu près normalement. Le gouvernement a établi un plan en plusieurs phases. D’abord, accélérer les économies d’énergie et l’efficacité énergétique. Les particuliers sont concernés. Le ministère de la Transition énergétique s’est inspiré de l’exemple japonais. Après l’accident de Fukushima de 2011 et l’arrêt brutal du nucléaire, le gouvernement nippon avait incité ses concitoyens à la sobriété. « Ils ont arrêté d’utiliser la climatisation à moins de 40 degrés à l’extérieur, ils ont changé leur manière d’aller au bureau », explique l’entourage de la ministre de la Transition énergétique. Une campagne de communication sera lancée à l’automne pour sensibiliser les Français à la sobriété. Elle fera la promotion de gestes simples, visant à réduire de 10 % la consommation d’énergie : climatisation à 26 degrés, chauffage à 19 degrés… Autant de mesures qui figurent déjà dans la loi Climat votée en 2019 ; ne reste qu’à la faire appliquer.
Les entreprises seront mises à contribution. Deux types de mesures peuvent s’appliquer en cas de pénurie d’électricité, voire de gaz : l’effacement (elles réduisent leur consommation en vertu d’un contrat passé avec leur fournisseur) ou, en dernier ressort, le délestage (le fournisseur coupe le courant ou le gaz). Les entreprises avaient jusqu’au 22 juillet pour répondre à un questionnaire détaillé sur les mesures qu’elles pouvaient mettre en place (notamment d’effacement). Toutes ont été ciblées : l’agroalimentaire, la métallurgie, les électro-intensifs, les gazo-intensifs… « L’objectif est d’inciter le plus fortement à l’effacement, pour éviter d’avoir recours à des mesures plus coercitives comme le rationnement ou le délestage », explique un conseiller d’Agnès Pannier-Runacher.
Météo. Les sociétés devraient jouer le jeu. La menace d’une pénurie d’électricité et de gaz les fait trembler. Le Cleee, association regroupant les entreprises grosses consommatrices d’énergie, évoque déjà une « hécatombe » parmi ses adhérents cet hiver à cause d’arrêts possibles de production. La ministre de la Transition énergétique a même écrit aux énergéticiens. Elle leur a demandé de faire un effort, en ressortant par exemple des tarifs plus incitatifs pour les heures pleines et les heures creuses et en informant davantage sur les thermostats connectés intelligents, notamment.
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Agnès Pannier-Runacher s’en remet aussi à un élément sur lequel elle n’a pas de prise : la météo. Elle croise les doigts pour que, l’hiver prochain, ce satané hiver, ne soit pas trop rude. « Ce qui pourrait compliquer la situation, c’est une période de grand froid, puisque le premier usage du gaz, c’est la chaleur et le chauffage », avoue la ministre. En chemisette pour affronter les coups de chaud du mois d’août, le dirigeant d’Engie Didier Holleaux ne dit pas autre chose. « Si les températures sont très basses, surtout vers la fin de l’hiver, lorsque les stocks de gaz deviennent bas et donc plus difficiles à exploiter, la situation risque d’être très délicate. » La « tempête parfaite » pourrait durer un peu§
Consultez notre dossier : Énergie : le coup de la panne
Quand Messmer éteignait la télé à 23 heures…

C’était le 30 novembre 1973 : le Premier ministre, Pierre Messmer, emploie officiellement le mot « gaspillage » à la télévision. Il en appelle au « sens de l’économie », « à la sagesse », « à la discipline civique » des Français pour réduire leur consommation d’énergie jusque-là « abondante et bon marché ». Fini l’Eldorado, le prix du baril de pétrole bondit de 2,9 à 11,4 dollars en quelques semaines. En dix minutes, Messmer énonce ce que son biographe Frédéric Turpin qualifie d’« inventaire à la Prévert ». Après s’être félicité de l’excellent niveau de stockage de pétrole en France – le président Georges Pompidou va très vite recevoir le roi d’Arabie saoudite pour sécuriser à des tarifs avantageux 30 % de l’approvisionnement hexagonal –, Messmer énumère des mesurettes qui laissent pantois. Interdiction entre 22 heures et 7 heures des publicités lumineuses, de l’éclairage des bureaux, des monuments, contrôle de leur chauffage, interruption des programmes télé à 23 heures, restriction du nombre de vols nationaux, suspension des courses automobiles, et, première appelée à durer, limitation de la vitesse sur les routes à 90 km/h. La France éteint la lumière. Il prévoit une campagne d’information pédagogique tous médias. En outre, Messmer opère un virage énergétique : il annonce la mise en route de réacteurs nucléaires – ce sera le plan Messmer lancé en février 1974 avec une multiplication par trois des infrastructures et l’objectif d’une électricité à 85 % d’origine nucléaire – qui assureront une production jusque-là fournie par des centrales au fuel. Messmer, qui avait instauré la force de frappe nucléaire quand il était ministre des Armées, devient un fervent partisan de la ressource civile et de l’indépendance énergétique une fois Premier ministre. Autre inflexion majeure : l’incitation à prendre les transports en commun. On déclenche le programme du TGV et la carte orange. « Pour le gouvernement, ce n’est qu’une petite crise énergétique, un soubresaut, à l’heure où la croissance est de 6,2 %, plus forte qu’en RFA, on pense revenir à la normale. » Et pourtant, au-delà des mesurettes, deux gros coups de barre sont donnés. Comment est accueillie cette chasse au gaspillage ? « C’est le triomphe de la voiture, on veut profiter de son pouvoir d’achat, les Français sentent qu’on vient les embêter. » Mais dès le premier trimestre 1974, la consommation de pétrole baisse de 13 %. Est-ce dû à la discipline civique des Français ? La décélération de l’industrie, au premier rang des utilisateurs, a joué aussi un rôle. D’autres mesures suivront, comme l’introduction de l’heure d’été, en 1976§ F.-G. L.