- 4 octobre 2022. COURRIER DES STRATEGES
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La Guerre d’Ukraine au jour 223 – point de situation en trois constats (I) La guerre est entrée dans sa troisième phase, celle qui décidera du conflit sur le terrain. (II) Les Russes vont certainement connaître un moment plus difficile sur le terrain en Ukraine pendant deux à trois mois, du fait de la prise de commandement direct de l’OTAN et du délai qu’il y a entre décision et application d’une nouvelle organisation au combat. (III). Les Etats-Unis sont entraînés dans une épreuve de force géopolitique de longue durée, qu’ils ne maîtrisent que partiellement et qui est actuellement à leur désavantage.

1. La bataille d’Ukraine a connu trois phases
(Nous renvoyons ici en particulier aux nombreuses analyses de Scott Ritter)
Du 24 février à la fin mars:
+ l’armée russe a lancé une triple offensive: (a) dans le nord (sur Kiev, Soumy et Kharkov) (b) dans le Donbass et (c) au nord de la Crimée.
+ Les attaques au nord étaient une diversion, menée à 1 contre 3, pour éviter le regroupement des troupes ukrainiennes devant le Donbass; elles avaient aussi pour objectif de repérer et détruire le maximum d’équipements fournis par l’OTAN entreposés dans l’ouest du pays; et de sérieusement affaiblir les unités ukrainiennes formées par l’OTAN depuis 2014
+dans le Donbass, il s’agissait de préparer l’offensive méthodique ultérieure;
+ c’est dans le sud que l’armée russe a avancé le plus vite, à l’endroit où l’armée ukrainienne l’attendait le moins.
Parallèlement, des négociations ont eu lieu entre des délégations ukrainiennes et russes et l’on a même cru à une percée diplomatique lors de la rencontre d’Istanbul, fin mars. Mais, d’après les informations dont on dispose, les Américains auraient demandé aux Kiéviens de ne pas poursuivre les négociations.
Du début avril à la fin août
Les Russes ont concentrés leurs attaques sur deux objectifs: la conquête de Marioupol; et la conquête lente et systématique du Donbass.
La guerre continue à être menée avec une infériorité numérique russe. Les troupes n’avancent qu’après un long travail préparatoire de l’artillerie. L’objectif est de déloger les troupes kiéviennes de leurs “forteresses” – l’usine Azovstal ou les lignes de tranchées et leurs points fortifiés du Donbass.
On peut estimer que tout au long de cette phase, les pertes ukrainiennes ont été gigantesques. Le chiffre de 60 000 tués et 50 000 blessés fourni par le général Choïgou est non seulement en phase avec les observations multiples sur le terrain; mais il reflète le manque de logistique et d’infrastructures d’une armée créée relativement récemment, qui n’ a pas les moyens de rapatrier et soigner ses blessés à l’arrière.
En réalité, l’armée ukrainienne n’est pas une armée complète. Ses forces aériennes et navales sont très faibles. Son armée de terre est hétéroclite: un petit nombre d’unités entraînées à haut niveau par l’OTAN; des dizaines d’unités qui ont servi de “chair à canon” pendant six mois; et enfin des unités de miliciens idéologisés (“néo-nazis”) dont la qualité au combat est très moyenne.
Depuis le début septembre a commencé une troisième phase de la guerre. marquée par une série d’offensives ukrainiennes, au sud et au nord d’une ligne de front qui s’étire sur 1000 kilomètres.
Les esprits ont été frappés par le retrait des troupes russes d’Izioum puis de Krasni Liman en l’espace d’un mois. Assiste-t-on à un tournant de la guerre?
Plusieurs facteurs jouent:
+ la prise en main désormais totale de l’armée ukrainienne par l’OTAN, l’aide satellite américaine, l’engagement sur le terrain de soldats professionnels des armées de l’OTAN qui se font passés pour des volontaires ou des mercenaires.
+ la longueur de la ligne de front, où le rideau de soldats des armées russes ou des républiques (désormais russes) de Lougansk et Donetsk est quelquefois mince. Il faut bien se rendre compte que l’armée russe a fait passer sous sa domination ces territoires avec des effectifs minimaux.
+ le délai incompressible entre l’appel à la mobilisation et la capacité à entrer en action – même en simple appui de la ligne de front.
2. Les Russes entrent indéniablement dans une phase plus difficile de la Bataille d’Ukraine

Il est certain que les Russes ne vont plus pouvoir continuer la guerre en sous-effectifs, quelle que soit la puissance et la précision de leurs missiles (ils ont même testé des missiles hypersoniques (avec charges conventionnelles) en conditions réelles, et leur supériorité aérienne écrasante.
(1) L’engagement limité de la Russie, en termes d’effectifs s’est expliqué jusqu’ici par six raisons.
+ La forte supériorité stratégique que donne aux Russes leur avance dans le domaine des armes hypersoniques, qui affaiblit considérablement le chantage nucléaire adverse.
+ Le souci du Kremlin de ne pas dégarnir d’autres fronts (en Syrie, en Asie Centrale, en Extrême-Orient), que les Etats-Unis s’empresseraient d’exploiter.
+ la rupture par rapport aux périodes tsariste et soviétique, prodigues en vies de soldats; aujourd’hui, la Russie, démographiquement affaiblie par le terrible XXè siècle, ne peut plus se permettre de mépriser la vie de ses soldats.
+ la conscience forte qu’a Moscou de l’implication intensive de l’OTAN dans l’effort de guerre ukrainien; et donc le souci de ne pas provoquer trop vite une escalade non maîtrisable.
+ la prudence qui a caractérisé depuis 1999 l’avancée de Vladimir Poutine. Il a plus le tempéramant d’un Turenne que d’un Bonaparte.
+ Le fait que l’essentiel de la guerre n’est pas toujours le plus médiatisé – ainsi en est-il des drones iraniens envoyés par les Russes sur les préparatifs OTANiens pour attaquer la Crimée, depuis Odessa, une bataille “cachée” bien analysée par Alexandre N. dans nos colonnes.
(2) L’offensive de Kharkov a montré que l’OTAN a passé six mois, après la destruction des meilleures unités ukrainiennes pendant l’offensive de mars, à reconstruire une seconde armée se rapprochant un peu plus du standard OTANien.
(3) Plus généralement, l’OTAN, (a) en livrant en permanence des armes à l’Ukraine, (b) en ayant pris de fait, le gouvernement et le commandement militaire de l’Ukraine, a maintenu cette dernière coûte que coûte dans la guerre.
(4) Les Russes s’attendent donc à passer deux à trois mois difficiles, qui pourraient être marqués par de nouvelles poussées voire des percées ukrainiennes. A partir du moment où (a) l’OTAN est en mesure de prolonger la bataille d’Ukraine, du fait (b) du caractère quasi-fasciste du régime Zelensky (contrairement à tous les clichés des médias occidentaux) qui a les moyens (avec ses milices néo-nazies et le SBU) d’intimider la population, pourchasser les opposants et enrôler de force les hommes (et les femmes) qui permettront de prolonger la guerre.
(5) Nous sommes devant une situation paradoxale. Les Occidentaux ferment les yeux devant la mobilisation massive en Ukraine; alors qu’ils espéraient transformer médiatiquement la mobilisation partielle annoncée par Vladimir Poutine en échec et crise de régime.
Autre paradoxe, les Occidentaux, qui ne cessent de répéter que la Russie n’est pas assez occidentalisée, la poussent de facto à se désoccidentaliser définitivement. Il est certain que la mobilisation accélérera à la fois le rejet de tout compromis avec l’Occident et l’enracinement en Eurasie.
(6) Le début de mobilisation a été décrété parce que le système de l’engagement d’avant (en Syrie ou en Ukraine) – armée professionnelle, mercenaires et volontaires – ne suffit plus pour garantir les frontières terrestres du pays le plus étendu au monde, géographiquement parlant tout en menant une guerre qui semble basculer de plus en plus vers la “haute intensité”.
(7) La remise à niveau OTANien d’une partie des forces ukrainiennes a conduit, ces derniers jours, à poser des questions sur les ratés de l’armée russe. Pourquoi plus de renforts n’ont-ils pas été envoyés pour tenir Izioum? On avait déjà évoqué début mars le manque de communication entre les unités.
(8) une fois que l’on a dit tout cela, on soulignera (a) les pertes qui restent très élevées dans les troupes ukrainiennes; (b) le fait que l’armée russe a la possibilité de monter en puissance progressivement dans les prochains mois; (c) l’importance de l’engagement des drones, qui sont sans aucun doute un élément essentiel de la guerre moderne – la Russie ayant recours aux livraisons iraniennes et l’Ukraine aux livraisons turques. (d)
(9) Enfin, il est certain que Vladimir Poutine a changé la donne, stratégiquement parlant, en accélérant le processus d’intégration des quatre régions à la Russie. Il ne laisse plus d’autre choix à la société russe que de se mobiliser pour défendre la patrie. Il ne laisse plus d’autre choix aux Américains que de trouver un compromis – à moins de vouloir la guerre nucléaire.
Les deux mois qui viennent vont être difficiles parce qu’une armée ukrainienne guidée par l’OTAN essaiera d’enfoncer tous les points faibles de la ligne de front. On se rappellera cependant que ce qui s’est passé à Izioum et Liman est dans la continuité de la façon russe de faire la guerre depuis la campagne de 1812: quand on risque d’être submergé, se retirer pour pouvoir attirer l’ennemi loin de ses bases, identifier ses faiblesses et les cibler au moment favorable.
3. Les Américains sont entraînés dans un conflit géopolitique de longue durée

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(1) On comprend de mieux en mieux que, pour une grande partie du monde dirigeant américain, après 1990, la “guerre avec la Russie” n’a jamais cessé. Les USA ont cru, dans les années 1990, qu’ils avaient la Russie sous contrôle. Leur acharnement contre Vladimir Poutine vient certainement du dépit d’avoir vu le butin russe leur échapper de plus en plus clairement.
(2) Les Américains sont certainement en train d’atteindre un de leurs buts géopolitiques:casser les liens économiques et technologiques entre Allemagne et Russie. Dans un monde où leur hégémonie est menacée, ils ont profité des sept mois de guerre pour faire passer définitivement l’Union Européenne sous contrôle. En revanche,, ce faisant, les USA ont renforcé les liens entre Moscou et Pékin. Ils ont été incapables d’éloigner l’Inde de la Russie.. L’Arabie Saoudite parle de transactions pétrolières en yuans La toute dernière résolution devant le Conseil de Sécurité, pour condamner les annexions russes, a donné lieu à l’abstention de l’Inde et de la Chine (qui ne veulent pas encourager les séparatismes chez elles mais ne veulent pas non plus condamner la Russie). D’une manière générale, le monde non-occidental a refusé d’être entraîné dans la spirale des sanctions anti-russes. Quand Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont voulu forcer les pays africains à une visio-conférence avec Zelensky, il y avait quatre participants!
(3) On a la situation paradoxale d’un renforcement de l’emprise américaine sur l’Europe et d’une perte de contrôle – lente mais impossible à ne pas remarquer – des mêmes Etats-Unis sur le reste du monde. (on suivra ici le blog Indian Punchline de M.K. Bhadrakumar)
(4) Les sanctions ont échoué.. L’économie russe est toujours debout. Du fait de la hausse des prix, les revenus russes du pétrole et du gaz ont déjà compensé les actifs confisqués par l’Occident. De nouvelles routes commerciales se mettent en place en Europe Centrale. Les BRICS et l’Organisation de Coopération de Shangaï se renforcent.
Pire, les sanctions retombent sur ceux qui les ont votées, à commencer par els Européens. On parle d’une crise systémique en Europe, commençant par la Grande-Bretagne.
(5) On voit que la légitimité du dollar comme étalon universel est de plus en plus contestée. Il est impossible de dire à quelle vitesse on assistera à une “dédollarisation” de l’économie mondiale; mais le processus est entamé.
(6) Il y a interférence entre le bras de fer géopolitique et la bataille d’Ukraine. Nous parlions un peu plus tôt d’éventuelles difficultés russes sur le front ukrainien. Cependant, parallèlement, existe la possibilité d’un changements de majorité aux élections américaines de mi-mandat, en novembre 2022.
Si l’on ajoute les tensions croissantes entre la Pologne et l’Allemagne, la crise économique et l’opposition des sociétés européennes à cette guerre, on peut faire le pari d’une dislocation progressive de la coalition occidentale.
(7) Il est légitime de se demander comment réagiront les Etats-Unis en cas de défaite géopolitique. Accepteront-ils la réalité d’un monde multipolaire. Ou bien une telle tentative leur est-elle si insupportable qu’ils préféreront l’escalade – au risque de déclencher une guerre nucléaire? Même si les médias occidentaux jouent avec la “peur de l’apocalypse”, il est plus probable, au vu de tous les éléments donnés jusqu’ici, que l’on assiste, pour finir, à un compromis entre Russes et Américains.