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« Le Point » a eu accès à des documents confidentiels démontrant qu’une association de jeunesse musulmane, financée par l’Europe, réclamait aussi des fonds au Qatar.Par Clément Pétreault. LE POINT

Publié le 04/10/2022
« À rebours de l’émancipation »
Le Femyso s’est imposé comme un interlocuteur privilégié de la Commission européenne et du Conseil de l’Europe en participant à de nombreux programmes de lutte contre les discriminations. C’est cette association qui est, par exemple, à l’origine de la campagne du Conseil de l’Europe sur la « liberté dans le hidjab », qui avait fait polémique en novembre 2021. Les pouvoirs publics français demandent depuis deux ans environ que soient rompus les liens entre cette association et les institutions européennes : « Il n’y a aucune ambiguïté. Cette association ne correspond pas à nos valeurs de laïcité. Elle ne porte pas nos objectifs d’inclusion et d’émancipation, pas du tout. Elle est à rebours de ça », déclarait encore la secrétaire d’État chargée de l’Europe, Laurence Boone, ce lundi 29 août 2022.
Double discours
Le dossier bancaire, que Le Point a pu consulter, offre une occasion – rare – de voir à l’œuvre les méthodes particulièrement structurées des jeunes cadres fréristes qui, à force de patience, d’organisation et de double discours, ont réussi à se glisser au cœur des institutions. Aussi le Femyso défend-il « les droits et les libertés civiles » des jeunes musulmans européens à grand renfort de subventions européennes, tout en sollicitant des fonds auprès de Qatar Charity, sans y voir une quelconque contradiction.
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L’ONG para-étatique Qatar Charity est pourtant un organisme paragouvernemental étroitement lié au Qatar, ayant notamment financé sept projets de centres islamiques proches des Frères musulmans sur le territoire français. Des documents publiés par WikiLeaks démontrent que les Britanniques et les Américains ont soupçonné cette organisation de financement du terrorisme dès 2009. « Le double discours est un principe structurant des méthodes des Frères musulmans. Il apparaît clairement dans cette opération administrative. D’un côté, le Femyso prétend représenter les jeunes musulmans européens, qu’il décrit comme attachés au respect, à la tolérance, à la lutte contre le racisme… et, de l’autre, il fait appel à des financements et structures religieuses étrangères qui prônent des valeurs aux antipodes. Dans cette affaire, les institutions européennes font vraiment figure d’idiots utiles de l’islamisme », analyse le spécialiste des réseaux Frères musulmans en Europe, Lorenzo Vidino, par ailleurs directeur du programme de recherche sur l’extrémisme à l’université George-Washington.
« Promotion de la tolérance »
Ce dossier bancaire confirme par ailleurs que le Conseil de l’Europe et le Femyso ont entretenu une relation prospère, les institutions européennes ayant longtemps fermé les yeux sur la nature réelle du projet de cette association. Dans un courrier de 2006 adressé au président du Femyso de l’époque, Khallad Swaid (connu pour sa proximité avec les Frères musulmans égyptiens), l’Allemand Ralf-Rene Weingärtner, alors directeur de la jeunesse et du sport du Conseil de l’Europe, célébrait le partenariat entre ses services et l’organisation dont le caractère islamiste (c’est-à-dire partisan d’un islam politique) n’a pourtant jamais fait grand doute : « Dans son travail de promotion de la tolérance et de lutte contre la discrimination sous toutes ses formes, et dans ses efforts pour lutter contre la menace croissante et insidieuse de l’islamophobie, la direction de la jeunesse et du sport du Conseil de l’Europe a en effet la chance d’avoir avec Femyso le partenaire le plus actif et le plus engagé », se réjouit le directeur jeunesse et sport européen.
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Un changement de ton s’est opéré depuis l’affaire de la campagne en faveur du hidjab portée par le Conseil de l’Europe en novembre 2021, à grand renfort de visuels censés lutter contre le racisme et affirmant « Mon hidjab, mon choix », « La beauté se trouve dans la diversité comme la liberté dans le hidjab » ou encore « Apportez de la joie, acceptez le hidjab ». « La secrétaire générale du Conseil de l’Europe a pris au sérieux les questions concernant le Femyso. En conséquence de quoi le Conseil de l’Europe est en train de revoir sa coopération avec cette organisation », nous faisait savoir le Conseil de l’Europe en février dernier.
« Dialogue interreligieux »
Dans le dossier bancaire, on trouve aussi un courrier de recommandation de la Commission européenne daté de mai 2006 expliquant que « la Commission européenne est heureuse de soutenir le Femyso » et l’invite à « devenir un acteur majeur du dialogue interculturel et interreligieux ». Interrogée sur le contexte de rédaction de ce courrier très laudateur, une porte-parole de la Commission européenne explique que « la Commission n’accompagne en aucun cas les organismes dans leur demande de financement, l’avant-propos [NDLR : la lettre de recommandation présentée aux financiers] n’avait d’autre but que de servir d’introduction à la notice et au rapport d’activité ». Puis elle précise : « Le Femyso, qui ne reçoit actuellement aucun financement de la Commission européenne, a reçu un financement de l’UE par le passé, dans le cadre du programme droits, égalité et citoyenneté, ainsi que des financements des programmes d’éducation de l’UE dans le cadre de l’action de coopération de la société civile dans le domaine de la jeunesse. Nous ne finançons que des organisations qui adhèrent aux valeurs de l’UE. »
« Protéger l’identité musulmane »
Si les cadres du Femyso cherchent en 2016 à doter leur structure d’un immeuble de bureaux loués, c’est pour, expliquent-ils dans le dossier, devenir « financièrement indépendants » et « servir l’importante croissance de jeunes musulmans européens avec des projets et des initiatives qui favorisent la participation civique positive […], tout en protégeant leur identité musulmane ». Plus loin, ils expliquent à leurs interlocuteurs que « la communauté musulmane a plus que jamais besoin de cette forme de travail organisé et bien planifié ».
À LIRE AUSSILa galaxie européenne des Frères musulmansLa capacité à organiser l’action politique à un haut niveau de décision est effectivement l’une des caractéristiques du Femyso, qui communique les CV de ses membres d’alors. Nombre d’entre eux affichent des profils remarquablement formés, à la fois très intégrés au tissu institutionnel et très en pointe sur la manière de faire évoluer le droit en faveur d’une minorité religieuse. C’est le cas d’Intissar Kherigi [fille de Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, parti islamiste tunisien proche des Frères musulmans], alors présidente du Femyso. Cette avocate britannique passée par Sciences Po Paris et la London School of Economics connaît bien les institutions européennes puisqu’elle a été chargée de mission au Parlement européen, rattachée au bureau du porte-parole européen pour les affaires juridiques. Elle a aussi été stagiaire aux Nations unies et au service juridique du gouvernement britannique… « J’ai rarement vu une telle accumulation d’expériences à si haut niveau dans des institutions publiques. C’est le signe que personne ne se méfie du Femyso dans les milieux politiques et gouvernementaux », analyse Lorenzo Vidino.
Liens avec Qatar Charity
Le Point a aussi pu consulter des mails échangés en 2016 entre le Femyso et des représentants de l’organisation Qatar Charity. Les représentants de Qatar Charity sont alors sollicités par le Femyso pour obtenir les 2,25 millions d’euros manquants au projet, puisque la Banque islamique de développement de Djeddah s’est déjà engagée à financer le projet d’achat à hauteur de 6,75 millions d’euros. Le Femyso propose à Qatar Charity d’établir un Waqf, c’est-à-dire, en finance islamique, la donation d’un bien en usufruit faite à perpétuité. À terme, les loyers engrangés, estimés à 500 000 dollars par an, devaient constituer le budget de fonctionnement du Femyso, écrivent les militants fréristes, qui insistent auprès de leurs interlocuteurs sur « l’importance de préparer une génération musulmane européenne qui préserve sa religion avec son intégration dans la société européenne en tant que musulmane européenne ».
Identité musulmane
Dans leurs échanges avec l’ONG islamiste, les membres du Femyso ont un discours bien différent de celui qu’ils tiennent aux institutions européennes : ce n’est pas l’inclusion ou la tolérance qui en sont le cœur, mais bien « l’identité musulmane » qu’il faut protéger. Les échanges en langue arabe sont imprégnés de religiosité, les membres du Femyso n’hésitant pas à invoquer régulièrement « la miséricorde et les bénédictions de Dieu tout-puissant » dans leurs mails : « Nous avons pu, par la grâce de Dieu, connecter plus de 34 associations qui cherchent à représenter la jeunesse musulmane d’Europe, estimée à 15 millions. […] Le Femyso considère le domaine des droits de l’homme et de l’islamophobie parmi les problèmes les plus importants pour les jeunes et les étudiants musulmans. Il est urgent d’accomplir des progrès significatifs dans ce domaine pour protéger la société des effets néfastes des violations des droits de l’homme [qui] répandent une mauvaise image de l’islam », écrivent-ils aux représentants de Qatar Charity.
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« Que le Femyso demande d’énormes sommes d’argent à Qatar Charity est vraiment problématique. Cela démontre bien que son projet n’est pas d’améliorer les droits de l’homme, mais de renforcer le caractère religieux des jeunes musulmans européens », analyse Lorenzo Vidino.
Actuellement aucune relation
Interrogée à ce sujet, l’équipe actuelle du Femyso semble découvrir ces projets immobiliers avortés remontant à 2016, les principaux porteurs du projet ayant depuis quitté la structure. « Le Femyso n’a jamais reçu de financement de Qatar Charity ni de l’une de ses branches ou filiales », explique la vice-présidente du Femyso, Hiba Latreche, au Point. « Le Femyso n’a jamais non plus reçu de financement de la Banque islamique de développement de Djeddah. Nous n’entretenons actuellement aucune relation avec l’un ou l’autre de ces organismes. »