le Figaro Magazine. 7 octobre 2022
GRAND ENTRETIEN – Ancien juge d’instruction, avocat au barreau de Paris, Hervé Lehman signe une enquête implacable sur les coulisses du Syndicat de la magistrature. Son poids dans l’évolution de la justice a contribué à l’affaiblissement de l’effectivité de la peine ou à rendre presque impossible l’expulsion des étrangers.
Votre livre est sous-titré «Itinéraire de la gauche judiciaire», est-ce à dire que les juges sont tous de gauche? Quel sont le poids et l’influence réelle des fameux «juges rouges»?
La grande majorité des juges sont apolitiques dans l’appréhension et la pratique de leur mission. Ils peuvent avoir personnellement une sensibilité politique, philosophique ou spirituelle comme tout citoyen mais considèrent que leur mission est d’appliquer la loi, de laquelle ils tirent d’ailleurs leur seule légitimité. Mais il existe une petite minorité, regroupée au Syndicat de la magistrature, qui considère que la mission du juge est politique, que la justice est un instrument de pouvoir qui doit être utilisé pour changer la société. Ces magistrats et leur syndicat sont clairement engagés à gauche.
Créé juste après Mai 68, le Syndicat de la magistrature était à l’origine un mouvement de jeunes magistrats qui ruaient dans les brancards d’une justice très hiérarchisée et qu’ils considéraient comme «bourgeoise». C’était le temps de ceux qu’on appelait les «petits juges rouges». Puis, à partir de l’élection de François Mitterrand en 1981, les fondateurs et militants du Syndicat de la magistrature ont accédé, à chaque fois que la gauche a été au pouvoir, aux postes à responsabilités: directions du ministère de la Justice, chefs de juridiction, Cour de cassation, direction de l’École nationale de la magistrature. Leur influence s’exerce donc aujourd’hui à tous les niveaux de la hiérarchie judiciaire.
Ces magistrats constituent une minorité agissante: organisée au sein d’un syndicat, avec des relais dans les partis de gauche et d’extrême gauche, les syndicats et les mouvements altermondialistes, appuyée sur une doctrine, soutenue par le pouvoir politique quand il est à gauche, cette minorité a un poids beaucoup plus important dans l’évolution de la justice que les magistrats non syndiqués ou appartenant à des syndicats apolitiques.
Le titre, «Soyez partiaux!», fait référence à la harangue de Baudot. De quoi s’agit-il?
Il faut d’abord rappeler une évidence: l’impartialité est le principe premier de la justice.
Oswald Baudot était un substitut du procureur, membre du Syndicat de la magistrature. En 1974, il a publié un texte s’adressant aux jeunes sortant de l’École nationale de la magistrature, et qui fit alors scandale. Il leur donnait trois conseils: prononcez le moins de peines de prison possible, ne vous encombrez pas avec la loi et faites-lui dire ce que voulez, et, surtout, soyez partiaux. La harangue de Baudot précisait sur cette partialité: «Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’écrasé contre la compagnie d’assurances de l’écraseur, pour le malade contre la Sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour le plaideur contre la justice.»
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Récemment encore, en 2018, Simone Gaboriau, ancienne présidente du Syndicat de la magistrature approuvait cette partialité: «Ce beau texte est en réalité porteur d’une saine exigence d’impartialité effective, rompant avec une approche formaliste de l’éthique du juge […] Oswald Baudot exprimait sa volonté d’exercer son métier avec le souci de l’égalité réelle devant la justice, imposant une attention particulière à la partie faible.» Il s’agit de l’opposition marxiste classique entre les droits formels édictés par la société bourgeoise au profit des seuls bourgeois et les droits réels, que peuvent exercer les travailleurs.
Quelle est plus précisément l’idéologie de ces juges? Ont-ils mis la justice au service de celle-ci?
Le Syndicat de la magistrature veut une justice rendue au nom du peuple, dans le sens de «peuple de gauche», par opposition à la bourgeoisie. Sa préoccupation première n’est pas de défendre les intérêts matériels des magistrats, comme un syndicat traditionnel, mais de changer la justice et, à travers elle, la société. L’objectif est une société sans capitalisme, sans frontières et sans prison. Il sera atteint par les luttes sociales, les gouvernements de gauche, et l’évolution de la jurisprudence, c’est-à-dire l’action des juges de gauche.
L’erreur est de croire que le Syndicat de la magistrature réagit simplement en critiquant les réformes qu’il considère comme réactionnaires. Son action est beaucoup plus constante et déterminée pour atteindre l’objectif final.
Ces magistrats sont sincères ; ils pensent qu’ils sont dans le camp du bien, et donc qu’il est juste d’utiliser la justice pour atteindre l’objectif. Au fond, pour eux, justice est synonyme de justice sociale.
Dans le passé, le Syndicat de la magistrature a affiché une réelle complaisance à l’égard de terroristes d’extrême gaucheHervé Lehman
Quel lien existe-t-il entre le Syndicat de la magistrature et les Brigades rouges?
Le Syndicat de la magistrature n’a pas de lien avec le terrorisme. Mais, de fait, dans le passé, il a affiché une réelle complaisance à l’égard de terroristes d’extrême gauche, dont il désapprouve évidemment les méthodes mais avec lesquels il partage une certaine vision d’une société altermondialiste. Il s’est ainsi opposé en 2004 à l’extradition vers l’Italie de Cesare Battisti, terroriste et assassin, proche des Brigades rouges. Lorsque Cesare Battisti est finalement extradé en 2019, il reconnaît les assassinats dont il est l’auteur et demande pardon, notamment au fils d’un des deux commerçants assassinés, resté paraplégique parce qu’il a reçu une balle «perdue». Il déclare: «Je n’ai jamais été victime d’une injustice, je me suis moqué de tous ceux qui m’ont aidé, je n’ai même pas eu besoin de mentir à certains d’entre eux.»
En 1977 déjà, le Syndicat de la magistrature s’était opposé à l’extradition vers l’Allemagne de Klaus Croissant, dont le cabinet d’avocats était devenu la base opérationnelle de la Rote Armee Fraktion.
Que révèle l’affaire du «mur des cons»?
C’est une affaire lamentable. Dans les locaux du Syndicat de la magistrature se trouvait un panneau, appelé «mur des cons», sur lequel chaque militant était invité à afficher ses «cons». Étaient principalement épinglés le personnel politique de droite mais aussi plusieurs personnalités ayant eu le malheur d’afficher des positions favorables à la répression des délinquants. Le plus indigne, mais aussi le plus significatif, était la présence de deux pères de jeunes filles violées et assassinées. Ce n’est pas parce qu’ils étaient pères de victimes qu’ils étaient affichés, même si un minimum d’humanité aurait dû les protéger de cette ignominie, mais parce que les deux s’étaient engagés dans des mouvements favorables à des sanctions plus sévères pour les délinquants sexuels. Or le Syndicat de la magistrature ne veut pas plus de prison, mais de moins en moins de prison.
La garde des Sceaux de l’époque, Christiane Taubira, n’a engagé ni procédure pénale ni procédure disciplinaire. Il aura fallu que les victimes mènent une longue procédure pour que la présidente du Syndicat de la magistrature soit condamnée, par un jugement relevant: «La conception, la réalisation, la publication et la diffusion du “mur des cons” étaient donc inconcevables de la part de magistrats compte tenu de la mission et du rôle particulier de l’autorité judiciaire dans une société démocratique.»
Selon vous, l’hostilité des juges à Nicolas Sarkozy ne tient pas seulement à la phrase de l’ancien président qui comparait les juges à des petits pois…
Disons que cette phrase et quelques autres maladresses ont amené l’ensemble des magistrats à peu apprécier l’ancien président de la République.
Mais la détestation manifestée par le Syndicat de la magistrature tient surtout au fait que Nicolas Sarkozy s’affichait, d’abord comme ministre de l’Intérieur puis comme président de la République, en partisan déterminé de la répression des délinquants et de l’expulsion des immigrés clandestins. Vouloir instaurer des peines planchers était pour les juges de gauche absolument inacceptable, comme toute politique favorisant la limitation de l’immigration. On touchait là à deux fondamentaux du combat du Syndicat de la magistrature.
Le Syndicat de la magistrature a mis toute son influence, depuis sa création, pour que les gouvernements de gauche, et même quelquefois de droite, affaiblissent peu à peu l’effectivité de la peineHervé Lehman
Le fait que les peines de prison ne soient pas toujours effectuées est-il de la responsabilité des juges ou des politiques? Les juges ne sont pas responsables du manque de places de prison…
Pour dire les choses schématiquement, la droite veut construire des prisons, la gauche veut les vider. Emmanuel Macron avait promis en 2017 de construire 15.000 places de prison ; «en même temps», il en a construit 2000 pendant son premier quinquennat et a nommé des gardes des Sceaux socialistes peu favorables à l’incarcération. Et c’est le Parlement qui a voté des lois permettant de ne pas prononcer ou exécuter les courtes peines d’emprisonnement. Donc, oui, la responsabilité première est celle du politique.
Il est toutefois vrai également que le Syndicat de la magistrature a mis toute son influence, depuis sa création, pour que les gouvernements de gauche, et même quelquefois de droite, affaiblissent peu à peu l’effectivité de la peine: sursis, sursis avec mise à l’épreuve, travaux d’intérêt général, bracelet électronique, semi-liberté, liberté conditionnelle, remises de peine, l’arsenal pour éviter ou limiter l’emprisonnement effectif est bien fourni et les juges de gauche savent fort bien l’utiliser.
Les étrangers en situation irrégulière, y compris les délinquants, sont rarement expulsés… Là encore, quelle est la responsabilité des politiques et quelle est la responsabilité des juges?
La situation est ici inversée: les textes existent pour expulser les étrangers en situation irrégulière, a fortiori les délinquants, mais l’administration se heurte à des obstacles judiciaires de plus en plus insurmontables. Ce qu’on a appelé le dialogue des juges, c’est-à-dire les jurisprudences combinées de la Cour européenne des droits de l’homme, de la Cour de justice de l’Union européenne, du Conseil constitutionnel, de la Cour de cassation et du Conseil d’État, a rendu extrêmement difficile l’expulsion effective des sans-papiers. Au nom des grands principes des droits de l’homme, ces juridictions ont peu à peu rendu quasi inapplicable la législation sur les étrangers.
C’est par exemple la Cour de justice de l’Union européenne qui interdisait par un arrêt de 2011 que le séjour irrégulier en France soit sanctionné par une peine d’emprisonnement, ce qui ne permet pas non plus de placer en garde à vue un étranger contrôlé sans papiers. Ce sont le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation qui ont supprimé en 2018 de facto le délit d’aide au séjour irrégulier en France, que la gauche judiciaire avait combattu en l’appelant habilement «délit de solidarité». Et l’on a vu récemment un tribunal administratif refuser l’expulsion d’un imam tenant des propos antisémites et sexistes pour ne pas porter atteinte à son droit à une vie de famille.
Vos livres sonnent comme une charge contre l’État de droit. Celui-ci n’est-il pas censé nous protéger? Comment l’État de droit a-t-il été dévoyé?
C’est qu’il y a État de droit et État de droit. Le terme ne recouvre pas toujours la même notion. Le principe classique de l’État de droit signifie que le gouvernement doit respecter la loi. Qui pourrait être contre? La conception moderne, qui s’est surtout développée au XXIe siècle et qui trouve sa source dans le fait que Hitler était arrivé au pouvoir légalement, a très bien été décrite par Jean-Éric Schoettl, l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel. Il s’agit de l’obligation pour le législateur de respecter des grands principes des droits de l’homme dont les contours sont définis au fur et à mesure par le dialogue des juges décrit précédemment.
Le dernier mot n’est plus au Parlement, c’est-à-dire aux députés désignés par le suffrage universel, mais aux juges désignés par les gouvernements, et responsables devant personne. Cela pose un problème de légitimité et de démocratie. Il va falloir trouver un meilleur point d’équilibre entre la volonté populaire exprimée dans les urnes et traduite dans les lois votées par les élus, et un contrôle par les juges qui doit cesser de confondre atteinte réelle aux principes fondamentaux et appréciation politique.
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