Par Alexandre Devecchio. LE FIGARO
Publié le 25/09/2022
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GRAND ENTRETIEN – Le sociologue et philosophe analyse le début de ce nouveau quinquennat d’Emmanuel Macron. Le chef de l’État entend, selon lui, mener jusqu’au bout des réformes et réussir à tout prix là où ses prédécesseurs ont échoué.
*Jean-Pierre Le Goff est l’auteur de nombreux ouvrages salués par la critique, tels «Mai 68, l’héritage impossible» (La Découverte, 1998), «La Fin du village. Une histoire française» (Gallimard, 2012), prix Biguet de l’Académie française et prix Montaigne, «Malaise dans la démocratie» (Stock, 2016) et «La France d’hier. Récit d’un monde adolescent, des années 1950 à Mai 68» (Stock, 2018), prix du livre de l’histoire contemporaine et prix Pétrarque de l’essai. Dernier livre paru: «La Société malade. Comment la pandémie nous affecte (Stock, 2021).
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LE FIGARO. – Malgré les crises qui s’accumulent et la majorité seulement relative dont il dispose à l’Assemblée, le gouvernement affirme vouloir continuer à réformer sur tous les plans. Comment peuvent être perçues ces réformes?
Jean-Pierre LE GOFF. – La multiplication et l’accélération des réformes donnent l’image d’un pays perpétuellement en chantier sous la conduite d’un chef de travaux polyvalent aux allures de jeune cadre dynamique et infatigable. Le président est partout à la manœuvre avec son équipe, des ministres et un groupe parlementaire qui suivent tant bien que mal son activisme effréné.
Retraites, assurance-chômage, revenu de solidarité, justice, sécurité, école, santé, immigration… On ne compte plus les réformes passées, en cours et à venir dans un «calendrier qui s’accélère». Les objectifs sont des plus ambitieux: réforme des retraites, plein-emploi, neutralité carbone, rénovation des services publics… La visibilité et la réactivité sont maximales, les déplacements en province se multiplient, les annonces succèdent aux annonces et s’entremêlent dans l’essoreuse à idées de l’information en continu et des réseaux sociaux. Après la canicule, la sécheresse et les incendies de forêt, la guerre en Ukraine et l’inflation qui grimpe, le président annonce la «fin de l’abondance». Il faut, dit-on encore, «aller vite et fort», «accélérer la cadence», «changer les comportements»… tout en déclarant «en même temps» qu’il ne faut pas agir dans la précipitation, pratiquer la concertation et parvenir à des compromis… Comment se retrouver dans ce tourbillon?
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Le plus frappant est le décalage existant entre cet activisme communicationnel et managérial qui donne l’image d’une mobilisation permanente et l’état de désarroi et d’insécurité sociale et culturelle existant dans la société. Loin de rassurer, l’emballement des réformes tous azimuts, l’agitation permanente du président et de ses principaux ministres peuvent avoir pour effet de les accentuer.
Que pensez-vous de la création d’un Conseil national de la refondation?
Ce conseil dont le sigle est un détournement éhonté d’une institution de la Résistance demeure un objet politique flou et malléable. Il est censé incarner au départ une «nouvelle méthode» consistant à «associer les Français aux grands choix de la nation» en mettant notamment en place des comités de citoyens tirés au sort malgré l’expérience décevante de la convention climat. Il se veut aussi «au plus près des territoires et des élus locaux» après qu’on a donné à ces derniers des garanties pour qu’ils y participent. D’autres «explications» sont à venir, et il est difficile de prévoir ce qu’il en adviendra…
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Ce CNR devrait lui aussi travailler sur les nombreux chantiers prioritaires du quinquennat tels que la santé, la transition écologique, le grand âge, le plein-emploi et la réindustrialisation… Vaste programme qui, de fait, redouble en parallèle les travaux du Conseil économique, social et environnemental et celui du Parlement. Dans une situation marquée par une défiance envers la politique, l’État et les institutions, ce méli-mélo institutionnel qui joue sur tous les plans et mélange les genres risque d’affaiblir un peu plus la démocratie représentative et l’autorité de l’État.
Comment expliquez-vous cette volonté de réformer à tout prix?
Emmanuel Macron prolonge et incarne au plus haut point un activisme managérial et communicationnel qui pratique la fuite en avant et ne comprend pas vraiment pourquoi une bonne partie de la population ne suit pas. Cabinets de conseil et «comités d’expert» multiplient les évaluations et les audits. Les projets continuent de décliner leur liste de «principes clés», de «valeurs», d’«objectifs», leur «ingénierie», leurs «méthodologies», leurs «boîtes à outils»… Il faudrait pouvoir recenser le nombre d’audits et de projets de réformes qui se sont multipliés depuis des dizaines d’années et les mettre en rapport non seulement avec les transformations effectives de l’activité, mais aussi avec l’argent dépensé, les déstabilisations professionnelles et les effets sociaux qu’ils ont engendrés. «Il faut qu’on en discute, mais nous n’avons pas le choix»:tel est le message paradoxal adressé aux Français depuis plus de trente ans.
Emmanuel Macron entend cette fois mener jusqu’au bout les réformes et réussir à tout prix là où ses prédécesseurs ont échoué. Il est convaincu que c’est dans l’intérêt de la France, en même temps que son image de grand réformateur est en jeu, en sachant que c’est son dernier mandat et que le temps des réformes lui est compté. Les citoyens inquiets peuvent se poser légitimement la question: où tout cela va-t-il nous mener et qu’avons-nous à y gagner?
Ce n’est pas la nécessité de réformer qui est en cause, mais la difficulté qui sied à la fonction présidentielle d’incarner l’autorité de l’État et l’unité du pays, d’inscrire le changement dans un continuum historique dans lequel les Français puissent se retrouverJean-Pierre Le Goff
Ne risquez-vous pas d’être accusé d’immobilisme?
Cette accusation permet d’éviter les questions qui dérangent. Par-delà la nécessité et l’intérêt ou non de telle ou telle réforme qui prête à discussion, elles semblent toutes prioritaires et partent dans tous les sens. Leur multiplication et leur accélération embrouillent tout. Le rôle symbolique de la fonction présidentielle et des institutions comme repères de stabilité et de continuité est constamment mis à mal par cette manière déstabilisante de gouverner.
Ce n’est pas la nécessité de réformer qui est en cause, mais la difficulté qui sied à la fonction présidentielle d’incarner l’autorité de l’État et l’unité du pays, d’inscrire le changement dans un continuum historique dans lequel les Français puissent se retrouver. Le président et les ministres expliquent inlassablement le pourquoi et le comment de chacune des réformes en tentant de rassurer tant bien que mal les citoyens pessimistes et réticents. Ils se portent au chevet d’une société malade qu’ils «accompagnent» tant bien que mal en promettant de l’aide aux uns et aux autres sans compter. Mais la pédagogie, les déplacements multiples, les rencontres de proximité, les discours et les débats à n’en plus finir pour tenter de rassurer ne peuvent suppléer ce manque d’autorité et de vision de l’histoire et lui servir de substitut.
Que pensez-vous du débat ouvert sur l’euthanasie et le suicide assisté?
Que l’on débatte de ces questions n’a rien d’illégitime, mais celles-ci ne sont pas de même nature que les réformes socio-économiques et politiques et ne sauraient être traitées pareillement. Qu’on le veuille ou non, l’annonce d’une loi possible sur ces questions les insère dans le tourbillon des réformes qui tend à les mettre toutes sur le même plan. Avec ce nouveau débat, le gouvernement entend faire valoir un «bel exercice de démocratie», comme s’il s’agissait de mettre en application et de prouver à cette occasion les bienfaits de la «démocratie participative», mais est-ce vraiment la question?
Après la PMA pour toutes, la possibilité légale de l’euthanasie ou du suicide assisté mettent une nouvelle fois en jeu la condition humaine. La façon dont ce débat est lancé et agencé me paraît constituer une nouvelle fuite en avant sociétale pour le moins problématique, pour ne pas dire irresponsable. Le président de la République a donné un «avis personnel» favorable lors d’un déplacement et a indiqué la possibilité d’un texte de loi avant la fin 2023. «En même temps», il n’a pas exclu la tenue d’un référendum, a souligné l’importance de sa méthode démocratique sans préjuger du résultat. Cette façon macronienne de bousculer et de pratiquer l’équivoque en dit long sur ce qu’est devenue la fonction présidentielle.
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Dans le domaine des réformes dites sociétales comme dans d’autres, des seuils sont franchis mais on fait comme s’il n’en était rien ; on ouvre la boîte de Pandore en même temps qu’on prétend la maîtriser. On déplace alors la question et le débat vers les conditions et les garanties nécessaires à mettre en place pour «éviter les dérives». Pour reprendre une célèbre formulation d’Alphonse Allais: «Une fois qu’on a passé les bornes, il n’y a plus de limites», mais on tient quand même à en mettre pour bien montrer qu’on prend en compte la complexité du sujet et qu’on est ouvert au dialogue.
Le contexte dans lequel intervient cette annonce n’est pas non plus anodin. La guerre a lieu en Ukraine et Poutine brandit la menace nucléaire ; notre pays et l’Union européenne doivent faire face à de nouveaux défis géopolitiques et aux risques de guerre. Le pouvoir d’achat, la sécurité, l’immigration, l’islamisme, sans oublier le réchauffement climatique préoccupent de plus en plus les Français ; la réforme des retraites suscite de vives oppositions. Dans cette situation instable et anxiogène, le président de la République et le gouvernement relancent une réforme sociétale qui a des allures de diversion et risque d’accentuer un peu plus les divisions du pays.
Ce débat ne répond-il pas néanmoins à une demande profonde de la société?
Les sondages ne disent pas tout et le rôle des politiques et de l’État n’est pas de faire du surf ou de répondre au plus vite à une «demande sociale», surtout quand elle engage, ni plus ni moins, un changement dans notre rapport à la finitude. Cette demande sociale fortement mise en avant comme une évidence par des associations militantes ne va pas de soi. L’expérience des soignants directement confrontés à la mort de l’autre montre précisément que cette demande n’est jamais aussi claire que peuvent le laisser entendre les partisans d’une nouvelle loi.
Il n’en reste pas moins vrai que, dans les sociétés modernes, notre rapport à la souffrance et à la mort a profondément changé. L’allongement de la durée de vie, la valorisation de la jeunesse et de la performance ont repoussé le sentiment de la vulnérabilité et la vieillesse. Dans ce cadre, un nouvel imaginaire s’est répandu dans la société et un glissement anthropologique a pu s’opérer. Un nouvel individualisme postmoderne a érigé l’autonomie en absolu, valorisé au plus haut point l’image de soi et le «développement personnel». «Être bien dans sa tête et dans son corps. Se réconcilier avec soi-même, avec les autres et avec la nature» – à quoi pourrait s’ajouter «mourir en bonne santé» -, tel me paraît être l’idéal fantasmatique de l’individualisme narcissique contemporain.
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La vieillesse et la dépendance apparaissent alors comme une déchéance individuelle et sociale qu’on veut à tout prix éviter. Les malades en fin de vie, leur agonie et leur mort témoignent d’une situation qui nous angoisse. Celle-ci renvoie à notre propre finitude et peut nous être insupportable. La mort de l’autre n’est plus seulement douloureuse et tragique, elle est traumatisante.
Dans ces conditions, l’euthanasie ou le suicide assisté peuvent être considérés comme des solutions possibles et des garanties appliquées à nous-mêmes pour «mourir dans la dignité». Cette demande me paraît ainsi porteuse de représentations qui vont bien au-delà des cas où l’on ne parvient pas à soulager la douleur en phase terminale.
Quel peut être le rôle de l’État dans ces conditions?
La revendication d’un droit à mourir dans la dignité s’inscrit dans un mouvement indéfini d’extension des droits individuels qui met l’État dans une situation d’éternel débiteur. L’État-providence ne se limite plus au domaine économique et social. Il intervient dans la sphère du privé et de l’intime dans une logique de «droit à» qui paraît désormais sans limite parce que notre conception de ce qui fait l’humain a vacillé.
L’État est allé jusqu’à redéfinir les règles de la filiation et semble disposé à prendre en charge une demande de mort qui marque une nouvelle étape d’une rupture anthropologique: après le droit à la santé définie comme un «état de complet bien-être physique, mental et social» (OMS), le droit à la mort aseptisée, comme les deux faces d’un même déni de la limite et du tragique inhérents à notre condition.
Tocqueville soulignait que le despotisme nouveau qu’il voyait poindre en Amérique se chargerait d’«assurer la jouissance des citoyens et de veiller sur leur sort», avant d’ajouter: «Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?» Nous y sommes. Pourquoi l’État devrait-il jouer ce rôle?
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