Philippe Bas: «La chute hypothétique de Poutine ne signifierait pas une paix durable en Ukraine»

FIGAROVOX/TRIBUNE – Ancien secrétaire général de la présidence de la République sous Jacques Chirac, le sénateur LR juge illusoire et dangereux de penser qu’un autre chef d’État russe accepterait la vision occidentale de la crise ukrainienne.

La crise ukrainienne, par ses conséquences sur les grands équilibres du monde, constitue un séisme géopolitique dont l’impact déstabilisateur est sans précédent depuis la fin de la guerre froide. La Russie veut prendre sa revanche après l’effondrement du système soviétique voici trente ans. Quand Gorbatchev a quitté le pouvoir, Poutine avait 40 ans. Il était un pur produit de l’appareil d’État soviétique. Huit ans après, il accédait à la fonction suprême. Dans sa construction personnelle, il y a l’empreinte indélébile d’une grande puissance exaltant le sentiment national. L’œuvre de Staline, réalisée au prix de dizaines de millions de vies humaines, reste pour la Russie un horizon indépassable. Partout dans le monde, l’URSS a par la suite attisé les conflits locaux issus de la période coloniale et renforcé sa capacité d’influence dans une confrontation permanente avec l’Occident. Ce système s’est maintenu pendant quarante-cinq ans. Il aurait pu durer plus longtemps encore s’il avait été soutenable économiquement et maîtrisable politiquement. Le réveil des nationalités allogènes, la poussée de l’islam et la montée des aspirations démocratiques en Europe de l’Est y ont mis fin.

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Il s’agit donc maintenant pour la Russie de reconquérir une partie du terrain perdu. En fidèle adepte de Clausewitz, Vladimir Poutine estime que la guerre n’est que la poursuite de la politique par d’autres moyens. Sa vision est dépouillée de tout vernis universaliste et ne s’embarrasse d’aucune considération humanitaire. Ses objectifs sont, par ordre croissant de motivation, de réincorporer à la nation russe des territoires russophones qui lui ont appartenu, de consolider son accès aux mers chaudes, de desserrer l’étau dans lequel elle s’estime enfermée et d’affirmer sa dimension de puissance mondiale et de civilisation face au matérialisme occidental et à l’islamisme radical. La Russie n’a de cesse de transgresser les limites qu’on prétend lui assigner, en explorant systématiquement le champ des actions prédatrices qui n’auraient pas à se heurter à une réplique militaire directe. Tchétchénie, Géorgie, Syrie, Crimée, Mali, Donbass: nulle part l’Amérique et ses alliés n’ont voulu prendre le risque d’une guerre en allant au-delà des protestations, des livraisons d’armes et des sanctions. Ces sanctions peuvent mettre l’économie russe à genoux, mais, combinées à l’effet de la guerre sur les marchés alimentaire et de l’énergie, elles contribuent aussi à la crise économique mondiale.

Le soutien militaire des États-Unis et de certains de leurs alliés à l’Ukraine, ajouté à la capacité de résistance du peuple ukrainien, met la Russie en échec. Il ne lui laisse pas d’autre choix que l’amplification de son effort militaire, engagé avec la mobilisation en cours de 300 000 conscrits, afin d’éviter une défaite piteuse. Il n’est donc pas exclu que Moscou se sente acculé à faire usage de l’arme nucléaire tactique pour mener à terme son offensive. L’emploi de cette arme ferait changer de nature la guerre conventionnelle, provoquant un effroi qui mettrait au pied du mur les États-Unis et l’Europe.

Nous serions confrontés à un dilemme terrible: laisser sans réplique une telle escalade signerait l’effacement de l’Amérique et de ses alliés et ouvrirait la voie à d’autres offensives russes, mais y répondre par des moyens analogues, même de manière proportionnée, déclencherait une guerre ouverte de l’Occident contre la Russie, l’usage de l’arme nucléaire tactique ne pouvant être délégué à l’Ukraine par ses détenteurs occidentaux.Les Occidentaux ont bien voulu faire la guerre par procuration, mais sans être prêts à laisser mourir un seul de leurs soldats pour Kiev

Revenons aux fondamentaux. L’Ukraine n’est ni dans l’Union européenne ni dans l’Otan. Elle ne bénéficie donc d’aucune des protections que les membres de ces entités s’apportent les uns aux autres. Aussi indécent que cela puisse paraître de le dire après tant de souffrances et de crimes commis en Ukraine, les Occidentaux ont bien voulu faire la guerre par procuration, mais sans être prêts à laisser mourir un seul de leurs soldats pour Kiev. Nous le savons et les Russes le savent aussi. La gesticulation autour de l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan au cours des dernières années n’a d’ailleurs pas manqué de faire prospérer à Moscou l’idée paranoïaque qu’une guerre préventive était nécessaire. Maintenant que l’engrenage a été enclenché et que, sur le champ de bataille, les choses ne se sont pas passées comme Moscou le souhaitait, le conflit n’est plus sous contrôle et tout peut arriver.

L’intensification des combats, le faux référendum d’annexion organisé sous les bombes par l’armée russe et, sur un tout autre plan, l’adhésion à l’Otan de la Suède et de la Finlande et l’ouverture de discussions en vue de l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne éloignent la perspective d’une solution diplomatique en durcissant les antagonismes. Les termes d’une telle solution ne sont pourtant pas impossibles à concevoir dans l’absolu, même si la Russie prétend créer une situation irréversible en formalisant déjà l’annexion de quatre provinces. Le tableau qui se dégage de l’enchaînement des événements est donc orienté vers l’exacerbation d’un conflit local inclus dans une nouvelle guerre froide globalisée qui ne demande qu’à dégénérer en guerre russo-occidentale.

La France a un rôle à jouer

L’illusion pourrait exister à Washington d’amener Poutine à résipiscence et de lui faire quitter le pouvoir. Ce serait une vision à courte vue: derrière Poutine, il n’y a probablement pas la démocratie occidentale fondée sur l’État de droit et les libertés publiques, mais plus vraisemblablement l’émergence d’un nouveau pouvoir russe issu de la nomenklatura militaro-oligarcho-étatique. Comme il y a une permanence des objectifs de la politique russe à travers les régimes, il est difficile d’imaginer qu’une solution durable puisse naître d’un changement de régime consécutif à une défaite militaire.[La France] pèse d’un poids particulier, aux côtés de l’Allemagne, dans la détermination de la politique étrangère européenne

La France a un rôle à jouer pour imaginer et favoriser le moment venu, qui ne peut plus tarder, une autre sortie de crise. Elle conserve son crédit, car elle est la France. Principale puissance militaire de l’Union européenne, elle n’a pas rompu les ponts avec la Russie et n’est pas inféodée à l’Amérique, tout en restant son alliée. Elle pèse d’un poids particulier, aux côtés de l’Allemagne, dans la détermination de la politique étrangère européenne. Elle est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, avec les États-Unis, la Chine, qui prend ses distances par rapport à Moscou, et la Russie elle-même. Son implication dans l’armement de l’Ukraine reste modérée. Aucun autre pays ne dispose des mêmes cartes dans la forge de la paix. Elle peut donc proposer une méthode pour aller en plusieurs étapes d’un cessez-le-feu à une trêve, et d’une trêve vers l’ouverture de négociations de paix, sans doute longues et laborieuses.

Les sujets de discussion ne manquent pas: cristallisation d’une ligne de front séparant les belligérants? Définition des modalités d’un cessez-le-feu? Rôle des Nations unies et de l’Union européenne? Organisation d’un retrait des territoires occupés? Neutralité de l’Ukraine? Inviolabilité des frontières, qui signifie renoncement à les modifier par la force? Autodétermination de certaines provinces russophones sous contrôle international? Levée progressive des sanctions? Que préférons-nous: l’escalade de la terreur ou la recherche d’un nouvel équilibre entre puissances internationalement garanti?

*Ancien président de la commission des lois du Sénat.

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