Par Alexandre Devecchio. LE FIGARO
18 octobre 2022
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GRAND ENTRETIEN – De livre en livre, l’auteur de La France périphérique ne cesse de renouveler et d’affiner son diagnostic. Son nouvel essai, Les Dépossédés (Flammarion), est une magistrale explication des soubresauts que traversent les démocraties occidentales ainsi qu’une méditation à la fois mélancolique et optimiste sur le devenir des classes populaires et moyennes.
LE FIGARO – Après les concepts de «France périphérique» ou de «gens ordinaires», votre nouveau livre évoque le sort de ceux que vous appelez désormais les «dépossédés»…
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CHRISTOPHE GUILLUY – Le concept de «dépossédés» permet de décrire la véritable nature des mouvements de contestation qui traversent les pays occidentaux depuis une vingtaine d’années, qui ne ressemblent pas aux mouvements sociaux des siècles passés. Ils revêtent une dimension sociale, mais aussi existentielle, en touchant des catégories très diverses qui constituaient hier le socle majoritaire de la classe moyenne occidentale.
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Nous sommes dans un moment très particulier de l’Occident, où, après plusieurs décennies d’adaptation aux normes de l’économie-monde, une majorité de la population considère qu’elle est en train d’être dépossédée de tout ce qui la constituait: son travail, ses lieux de vie, son système de représentation politique. Pour comprendre qui sont les dépossédés, il faut revenir au tournant des années 1980, le plus grand plan social de l’histoire, qui a débouché sur la liquidation progressive de cette classe moyenne occidentale. C’est le point de bascule essentiel, celui qui détermine tout. Le grand choc culturel, philosophique, démocratique et intellectuel de l’Occident est là. L’Occident était alors le seul espace géographique au monde à avoir réussi, après la dernière guerre, à faire émerger une classe moyenne majoritaire dans laquelle se reconnaissaient les ouvriers, les employés comme les paysans ou les cadres supérieurs. D’ailleurs, à l’époque, on ne se posait pas la question de la mixité sociale, de savoir par exemple si le fils de l’ouvrier allait à l’école avec le fils de l’avocat puisqu’on était intégré économiquement, mais aussi politiquement, et donc culturellement.
Intégrées économiquement, les classes populaires étaient aussi représentées politiquement et respectées culturellement par le monde d’en haut. Ce qu’on appelle l’élite était alors au service de la majorité, comme l’a longtemps illustré par exemple le gaullo-communiste. Aujourd’hui, nous avons basculé dans le triptyque thatchéro-blairo-macroniste: «There is no alternative» ; «There is no society» ; «There is no majority.» Ce que l’on vit actuellement n’a donc rien à voir avec un mouvement social du XIX ou du XX siècle, ce n’est pas une résurgence de la classe ouvrière qui réclamerait de nouveaux droits. Nous sommes dans un moment très particulier de l’histoire occidentale où une classe majoritaire est en train de perdre ce qu’elle a et ce qu’elle est.Sociologiquement, et à moyen terme, le littoral atlantique ressemblera à la sociologie des quartiers gentrifiés des centres-villes. Et les grandes agglomérations prévoient de bannir les véhicules des plus pauvres. En réduisant l’accès à la mer et en interdisant la cité, c’est la ligne d’horizon des plus modestes qui se brise
Leur révolte ne se résume donc pas à une nouvelle lutte des classes?
Ceux que j’appelle les dépossédés se révoltent contre la destruction de leur patrimoine aussi bien matériel qu’immatériel. Encore une fois, la question posée est existentielle. De ce point de vue, la gauche radicale comme la droite identitaire se trompent en s’enfermant dans un discours binaire. Les uns ne veulent voir que la paupérisation économique et sociale tandis que les autres s’en tiennent à la perte de repères culturels. Je ne nie pas les désordres provoqués par les flux migratoires incessants, au contraire, mais il est illusoire de vouloir séparer la question de l’immigration de celle du travail ou du pouvoir d’achat. Les dépossédés sont, en réalité, victimes d’une double dépossession, sociale et culturelle, qui est le fruit de quatre décennies de mondialisation.
À cette double dépossession il faut ajouter une troisième, non moins importante: la dépossession des lieux, c’est-à-dire l’exclusion des plus modestes de leur lieu de vie et de naissance, liée à la fermeture des usines et plus largement au processus de métropolisation. Le péché originel de l’intelligentsia française est d’avoir accompagné, voire accentué, ce processus consubstantiel à la mondialisation.
L’exode urbain, qui a accompagné la crise du Covid, a-t-il paradoxalement accentué cette dépossession?
Oui. La maison de pêcheur est en train de devenir la maison du cadre parisien. La pandémie, et le développement du télétravail, sont venus accélérer le mouvement de gentrification du littoral. Compte tenu de l’accroissement de l’écart entre revenus moyens régionaux et prix de l’immobilier, on peut désormais acter la fin programmée de la présence populaire près des bords de mer. Sociologiquement, et à moyen terme, le littoral atlantique ressemblera à la sociologie des quartiers gentrifiés des centres-villes. Cette évolution est décrite de manière positive par la plupart des médias et prescripteurs d’opinion, qui mettent en avant les bienfaits, notamment en termes d’activité et d’emplois, générés par l’arrivée des nouveaux habitants. Mais qu’un jeune issu d’un milieu modeste ne puisse plus vivre où il est né ne dérange pas grand monde.
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Cette violence sociale invisible est pourtant susceptible de générer des frustrations majeures. C’est déjà le cas depuis de longues années en Corse et ce n’est pas étranger à la montée en puissance du phénomène nationaliste. La dépossession géographique est également accentuée par la transformation des métropoles en cités interdites. À ce titre, rappelons que c’est en 2023 que les véhicules à essence immatriculés avant le 1er janvier 2006 et les moteurs Diesel immatriculés avant le 1er janvier 2011 seront interdits de circulation dans le Grand Paris. Les grandes agglomérations françaises prévoient, elles aussi, de bannir les véhicules les plus anciens, et donc ceux des plus pauvres, de leurs rues. Le bouclage de la cité par de nouvelles frontières invisibles impacte la société populaire à un niveau qui dépasse les tableaux de bord sociaux de Bercy. En réduisant l’accès à la mer et en interdisant la cité, c’est la ligne d’horizon des plus modestes qui se brise et, avec elle, la capacité de se projeter dans l’avenir.
Est-ce parce qu’il est aveugle au mode de vie des classes populaires que le gouvernement a autant tardé à prendre la mesure des conséquences provoquées par la pénurie d’essence actuelle?
L’effet bulle fait que les choses les plus basiques pour le commun des mortels ne le sont plus pour les technocrates de Bercy. Ce que l’on paie aujourd’hui, c’est la rupture presque anthropologique entre un monde d’en haut sécessionniste, dont la représentation est tronquée, et le monde réel.
Si vous insistez sur la fracture élite-peuple, vous semblez sceptique sur le processus de fragmentation de la nation décrit par de nombreux observateurs…
Aussi intéressante et stimulante intellectuellement soit-elle, cette représentation pose question, car elle nie l’existence d’une France majoritaire et, indirectement, valide le narratif néolibéral de segmentation de la société. Qualifier les «gilets jaunes» de «petits blancs», c’était une manière de les tribaliser, de les folkloriser, d’en faire une force de répulsion, et in finede nier le fait qu’ils représentaient une majorité silencieuse et pouvaient potentiellement devenir une force très puissante et attractive, y compris pour des Français issus de l’immigration. Il ne faut pas oublier, du reste, que les DOM-TOM ont été au cœur de la contestation des «gilets jaunes». Ne pas oublier non plus que l’une des forces du trumpisme est d’avoir su attirer 40 % du vote latino et même une partie du vote noir. Les Latinos qui sont allés chez Trump, ou plus largement les populations immigrées qui vont vers le vote dit populiste, sont des gens qui se sont intégrés ou assimilés à l’ancienne, c’est-à-dire qu’ils se sont identifiés à la majorité et ont été attirés par une force d’attraction.Je ne suis pas en train d’expliquer que le monde des classes populaires serait idéal. En revanche, ce qui me plaît dans ce monde-là par rapport à celui du salon, c’est qu’on n’y fait pas la morale. Ce que les classes populaires ne supportent plus, c’est d’entendre ceux qui les dépossèdent leur expliquer comment ils doivent vivre et se comporter
En France, on aime à discuter des concepts abstraits de valeurs républicaines, de laïcité ou d’identité sans se préoccuper de ceux qui les incarnent et les font vivre au quotidien. Aucun concept n’existe sans les acteurs qui font vivre ces concepts. C’est l’ouvrier autochtone, quelle que soit son origine, par son mode de vie respecté, qui était jadis le meilleur vecteur de l’intégration. Par ailleurs, faire de l’islamisation un phénomène hyperpuissant qui balaierait tout sur son passage est une erreur. Sans nier le danger qu’elle représente, sa force est corrélée à l’impuissance de l’État régalien et au fait que les élites ont abandonné la force intrinsèque des sociétés occidentales, c’est-à-dire, appelez-les comme vous voulez, les gens ordinaires, les classes populaires ou encore les classes moyennes, ceux que j’appelle les dépossédés. Les islamistes ne sont forts que de la faiblesse de l’État et des élites. Et d’ailleurs, quand les dépossédés votent pour les partis dits populistes, ils votent plus contre l’impuissance régalienne que contre l’islamisation.
Dans un État où les élites auraient encore une forme de confiance en leur propre peuple et dans le destin de leur pays, à condition bien sûr de réguler les flux, l’assimilation serait encore possible. Quand le monde populaire est attractif et respecté culturellement, cela fonctionne. Mais si, comme cela s’est produit depuis les années 1980, ce monde est décrit comme celui des «déplorables», alors la nation est désincarnée. Celle-ci n’est pas seulement un concept vague, une histoire ou une géographie, mais aussi un peuple qui l’incarne. On ne souligne pas assez que ce qu’on appelle «le déclin de l’Occident» est en fait d’abord la conséquence de l’abandon de ceux qui font vivre les valeurs de l’Occident. Nous sommes la seule partie du monde où les élites ont fait sécession, non seulement en se confinant dans leurs citadelles métropolitaines, mais aussi par une rhétorique culturelle, partagée aussi bien par la gauche que par une partie de la droite, y compris conservatrice. Ces élites ne cessent de déconsidérer ceux qui font vivre concrètement la République, la nation et in fine l’Occident, les décrivent comme des gens à bannir, «des veaux devant leur télé». C’est pour moi le cœur de l’explication du déclin des sociétés occidentales.
N’avez-vous pas tendance à idéaliser les classes populaires? Ne sont-elles pas autant responsables du déclin occidental que les élites?
Non, je ne suis pas en train d’expliquer que le monde des classes populaires serait un monde idéal. Si «la décence commune» existe, c’est parce que les plus modestes sont souvent liés par des solidarités contraintes. En revanche, ce qui me plaît dans ce monde-là par rapport à celui du salon, c’est qu’on n’y fait pas la morale matin, midi et soir. Je me méfie de ceux qui font la morale. Ce que les classes populaires ne supportent plus, c’est d’entendre ceux qui les dépossèdent leur expliquer comment ils doivent vivre, se comporter et être civilisés. La caractéristique de la bourgeoisie cool d’aujourd’hui, c’est justement de se placer dans une posture de supériorité morale délirante. Il fut un temps où même les bourgeois considéraient qu’ils pouvaient pécher. Sans leur faire la morale à mon tour, mon livre est aussi un moyen de rappeler à la nouvelle bourgeoisie son péché originel, la mise à l’écart des plus modestes: «Certes, vous êtes ouverts, inclusifs, écolos, mais vos actions ont aussi un impact négatif sur le devenir des classes populaires.»
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Sur le mode humoristique, je propose ainsi d’inventer un label socio-responsable sur le modèle du label écolo-responsable. De la même manière que l’on mesure scientifiquement l’empreinte écologique ou l’empreinte carbone, on pourrait mesurer, de manière technocratique et chiffrée, l’«empreinte sociale» de certains choix économiques, sociétaux ou résidentiels. Pourquoi pas un socio-label qui évaluerait l’impact d’une décision économique sur l’emploi des classes populaires? Un autre, l’impact de l’achat d’un bien immobilier dans une zone tendue où l’offre de logements est inaccessible aux plus modestes? Un petit dernier qui porterait sur les conséquences de l’évitement scolaire des classes supérieures sur le destin des plus modestes?
Vous expliquez que le processus d’exclusion économique, culturelle et géographique, s’est accompagné d’un processus d’exclusion politique…
Oui c’est une forme de dépossession politique. Les partis de gauche et de droite, qui structuraient autrefois la vie politique, ont peu à peu spécialisé leur offre en direction de certains segments de la population (les retraités et les cadres pour la droite ; les fonctionnaires et les minorités pour la gauche), s’adressant de moins en moins à la majorité des Français. On peut parler de gentrification de l’offre politique: un peu à la manière du magasin le Bon Marché, attirant autrefois une clientèle populaire et aujourd’hui temple du luxe… De la même manière que les classes populaires ne mettent plus les pieds dans les grands magasins, elles se réfugient dans l’abstention ou le hard-discount électoral constitué par les partis dits «populistes»…
C’est ce qui s’est passé en Italie et en Suède. La France peut-elle échapper au phénomène?
À chaque fois, les mouvements populistes sont portés par la même sociologie et presque la même géographie, hormis quelques spécificités locales, comme l’opposition Nord-Sud en Italie, qui reste en partie structurante. S’il y a un pays, qui a vu sa classe moyenne fracassée en Europe, c’est bien l’Italie (selon l’OCDE, l’Italie est le seul pays européen où les salaires ont diminué de 2,9 % entre 1990 et 2020, celui également où le taux de chômage, notamment des jeunes, reste supérieur à la moyenne européenne). Il est également frappant de constater qu’en Suède les sociaux-démocrates ont encore augmenté leur score à Stockholm, la ville la plus riche du pays. L’élection de Meloni, la percée des démocrates de Suède ne sont que des répliques de la grande dépossession des classes moyennes occidentales.
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En France, la diabolisation du diagnostic des gens ordinaires et maintenant les menaces apocalyptiques (écologique, sanitaire ou nucléaire avec la guerre en Ukraine) permettent d’évacuer les questions de fond, économiques, sociales et culturelles. Mais ces narratifs demeurent fragiles et ne créent que des moments de sidération ponctuels. La distribution de chèques est aussi une manière d’apaiser les choses, mais, à la fin des fins, le monde d’en haut se heurte à un mur qui n’est autre que celui de l’existence. Si un mouvement social se gère avec un chéquier, ce n’est pas le cas d’un mouvement existentiel. La mécanique est dès lors pour moi imparable: la réalité du phénomène que l’on vit, c’est le retour au centre d’une majorité ordinaire qui ne veut pas mourir. Notons qu’il suffit de quelques pompes à essence pour déstabiliser un ensemble ultra-fragile. Nous sommes ainsi sur un volcan et il suffira d’une étincelle pour que cela explose.
Les Dépossédés, par Christophe Guilluy, Flammarion, 204 p., 19 €. Flammarion
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