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Grand entretien
Propos recueillis par Etienne Campion. MARIANNE
Publié le 16/11/2021 à 13:02
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Pourquoi les Français ressentent-ils un tel dégoût des hommes politiques ?
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Dans « Comment sont morts les politiques. Le grand malaise du pouvoir » (Cerf), le spécialiste de la communication politique Arnaud Benedetti pose une question cruciale : pourquoi l’image des hommes politiques est-elle à ce point méprisée en France ?
Arnaud Benedetti est rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire, ainsi que professeur associé à la Sorbonne et à l’HEIP (Hautes Études Internationales et Politiques). Il publie aux éditions du Cerf « Comment sont morts les politiques. Le grand malaise du pouvoir ».
Marianne : Pourquoi avoir choisi d’écrire ce livre – « Comment sont morts les politiques ? » – au moment même ou l’on n’entend parler que d’eux : la présidentielle ?
Arnaud Benedetti :Un double phénomène – nonobstant la dynamique médiatique du débat préélectoral à laquelle vous vous référez – me frappe : la dégradation constante de l’image du politique, en France notamment, comme l’attestent de nombreuses études d’opinion. Ainsi que la désaffection électorale, continue depuis de nombreuses années, dont le dernier scrutin régional a constitué un exemple retentissant. Voilà deux symptômes d’une crise du politique dans son acception démocratique. La question que j’ai voulu me poser fut la suivante : comment en sommes-nous arrivés à un tel point de dégoût, lequel se dispute dans l’opinion à la colère et à l’indifférence ?
« En France, pays du politique par essence, cette crise prend un tour plus intense qu’ailleurs, car c’est l’État qui dans notre très longue histoire a fabriqué la société nationale et régulé les passions de la cité. »
Pour comprendre ce sentiment de rejet face au politique, il convient d’en localiser les facteurs de dépérissement, et d’en identifier les conséquences. L’essence du politique tout d’abord. Les grands auteurs de philosophie politique nous expliquent qu’il se concentre autour de trois missions : décider ou commander (c’est ce que dit Raymond Aron, entre autres), débattre ou délibérer (ainsi que le pense Hannah Arendt en décryptant la cité grecque), combattre en désignant l’adversaire (selon le paradigme de Carl Schmitt).
À l’intérieur des États-nation, forme moderne du politique née en Occident et plus particulièrement en Europe, nous assistons concomitamment à une fragilisation du pouvoir et à une dévitalisation des souverainetés sous le coup d’un triple processus : l’accroissement des interdépendances, ce que l’on appelle la « mondialisation », l’émergence de nouvelles organisations, puissantes et transnationales (comme les GAFAM ou les grands fonds de gestion) qui viennent concurrencer politiquement et économiquement les États. Et, enfin, la technocratisation de la chose publique qui affranchit un certain nombre d’enjeux de la sphère de la délibération.
Ce triple mouvement corrode le politique dans deux de ses missions fondamentales : l’art de commander et l’art de délibérer. La démocratie libérale, née de ce lien entre la souveraineté et la délibération, est comme catapultée par des forces supérieures qui la dissolvent. En France, pays du politique par essence, cette crise prend de facto un tour plus intense qu’ailleurs, car c’est l’État qui dans notre très longue histoire a fabriqué la société nationale et régulé les passions de la cité.
« La politique n’est plus ce qu’elle était », écrivez-vous. Depuis quand, et pourquoi ?
C’est une mécanique implacable qui subvertit le politique. Ce dernier est devenu, pour ainsi dire, semblable à une « illusion ». Dans la seconde moitié du XXe siècle, Jacques Ellul avait pressenti ce phénomène lorsqu’il écrivit L’Illusion politique, ouvrage prémonitoire par son autopsie de l’agonie du politique. À quoi sommes-nous confrontés ? D’un côté, à une forme d’impuissance, tant les gouvernements sont des rouages d’adaptation à des phénomènes plus globaux, sans autres marges de manœuvre que celles d’ajuster leur action à des processus qui leur échappent : l’économie, la technique, la norme, etc.
« L’autonomie du politique évaporée, sa capacité à fabriquer du sens aussi fragilisée, c’est toute sa représentation en tant que valeur et incarnation qui est désormais démonétisée. »
Cette perception de l’impuissance nourrit d’une part la crise de la représentation dont l’abstention grandissante en France constitue l’illustration la plus exacerbée et, d’autre part, le déclassement du personnel politique, lequel n’attire plus forcément l’excellence et le talent. Le surinvestissement dont la fonction politique en France était l’objet rend encore plus violent ce déclin. Ainsi, la crise des gilets jaunes n’était pas un mouvement antipolitique ; elle exprimait bien au contraire une demande de politique, une exigence de retour de la maîtrise dans des sociétés qui ont perdu le contrôle de leur destinée. L’autonomie du politique évaporée, sa capacité à fabriquer du sens aussi fragilisée, c’est toute sa représentation en tant que valeur et incarnation qui est désormais démonétisée.
Est-ce un problème de transcendance chez nos souverains ? Ce qu’on appellerait vulgairement le « charisme » ?
Il y a une dimension, encore une fois, très française dans cette crise que les institutions de la Ve République exacerbent. Le statut du président de la République est monarchique ; ainsi que de Gaulle l’avait conçu, empreint qu’il était d’une histoire transcendante. Le charisme présidentiel devait à ses yeux ramasser cette histoire dans toute sa sacralité, sa gravité et sa profondeur. Il ne faut jamais négliger le fait que de Gaulle fut bien plus républicain par nécessité que par conviction. Son référentiel est celui d’une république au sens des légistes qui théorisent la res publica à partir d’une légitimité royale qui puise dans une forme de meta-politique.
« Tout change avec la génération des présidents nés après-guerre »
Le chef de l’État, en conséquence, se doit d’exprimer cet ordre supérieur, quasi mystique, et s’effacer dans une armure qui corsète son individualité. Jusqu’à Chirac, tous les présidents se sont peu ou prou conformés à cette exigence, certes dans des styles différents, mais en respectant la distance inhérente à la mise en forme du pouvoir. Tout change avec la génération des présidents nés après-guerre. Depuis trois mandats, aucun d’eux n’est parvenu à stabiliser la fonction, chacun d’eux suscitant des critiques sur la manière d’endosser l’habit présidentiel. Cette rupture est le fruit d’un fossé générationnel : les derniers présidents, socialisés dans des temps d’hyper-émancipation de l’individu, sont entrés dans la statue du commandeur avec des traits propres à leur caractère, leur faisant oublier qu’intérioriser l’État, c’est s’affranchir de son individualité.
Au fond, n’est-ce pas le règne de la com’ et du marketing politique qui a tué les hommes politiques ?
La com’ est une résultante. Lorsque l’action se soustrait au politique, ne reste à ce dernier que l’image pour créditer son existence. La réduction des marges de manœuvre entraîne mécaniquement une croissance exponentielle des stratégies communicantes, comme si l’hyper-visibilité allait suppléer le déficit d’efficacité. Mais cette montée en puissance de la communication en lieu et place de l’agir est la conséquence d’une transformation des mentalités collectives en Occident, lesquelles accordent de plus en plus d’importance à l’individualité, à la proximité, à la relation.
Le marketing s’accélère avec la généralisation de la télévision qui va banaliser progressivement l’image du politique. En familiarisant cette dernière. Il existe sans doute une offre de communication en matière politique qui est indissociable de l’affaiblissement politique. Mais, parallèlement, la demande sociale de communication est beaucoup plus importante que par le passé. Pourquoi ? Parce que ce que Freud appelait « l’économie psychique des individus » s’est profondément modifié avec une montée en puissance des exigences d’empathie et de compassion propre aux sociétés postmodernes.
Emmanuel Macron n’a-t-il pas redonné vie à une certaine forme d’incarnation du pouvoir ?
Il n’a pas fait mieux que ses deux prédécesseurs. Le fait qu’il apparaisse au moment où nous parlons comme le mieux placé pour se succéder ne doit pas dissimuler deux traits caractéristiques de la motricité macroniste. Elle se nourrit des insuffisances de ses oppositions, de leur balkanisation, et du désenchantement civique qui conduit au retrait de larges segments des classes populaires et de leurs droits politiques, notamment électoraux.
« Le macronisme, une forme de saint-simonisme mondialisé. »
À cette tendance se greffe une autre propriété du macronisme ; sa nature communicante qui occulte son idéologie technocratique et managériale et dont la vocation consiste à nous « divertir » au sens pascalien du terme de l’essentiel : commenter et surinterpréter cette communication présidentielle est justement le meilleur moyen de dissimuler la dimension fortement idéologique du macronisme. Qui, sous couvert de pragmatisme, porte une vision exclusive de l’avenir, celui d’une forme de saint-simonisme mondialisé.
Votre dernier chapitré s’intitule « Adieu au libéralisme » et pose la question démocratique en expliquant que le « libéralisme est malade ». Pouvez-vous nous expliquer ?
Le libéralisme politique s’est construit dans un cadre national ; il a articulé l’exercice des libertés politiques avec l’exercice de la souveraineté, les premières conditionnant la seconde. En liquidant le vote hostile au projet de traité de constitution européenne lors du référendum de 2005, une certaine élite européenne a explicitement « cassé le morceau » : elle a tranché le nœud gordien entre souveraineté et liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. À l’autodétermination des nations se sont substitués la captation et le démantèlement de la souveraineté populaire au service d’un principe et d’une vision oligarchique.
Le libéralisme, c’est d’abord la délibération permanente, la possibilité de tout interroger des enjeux de la cité à partir du moment où il y a expression d’alternatives, et où l’on se met d’accord sur l’intangibilité des règles du jeu, à savoir qu’en dernière instance c’est au peuple de décider. Ce que le gaullisme originel avait en quelque sorte naturalisé. D’aucuns, les « progressistes », appelleraient cela aujourd’hui du « populisme ». Mais le populisme n’est pas antilibéral, loin de là : il est l’expression inquiète de la disparition du politique dans son acception libérale, celle où la démocratie est indissociable de la médiation des peuples.
