Frédéric Lassez 27 décembre 2022. BOULEVARD VOLTAIRE

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Ce dimanche 10 juillet 1988, en la basilique Saint-Pierre de Rome, l’habituel rite latin s’était exceptionnellement effacé devant la divine liturgie de rite byzantino-ukrainien célébrée par le pape Jean-Paul II en mémoire de l’anniversaire du baptême des Slaves orientaux. « Il y a mille ans, sur les rives du Dniepr, à Kiev en Rus’, s’accomplissaient les paroles que Jésus avait adressées aux apôtres à la fin de sa mission messianique sur la Terre : « Allez, faites de toutes les nations des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » », rappelait le souverain pontife au début de son homélie.
En 988, le baptême du grand-prince Vladimir (958-1015) avait engagé la Russie kiévienne sur la voie de la conversion au christianisme et de son intégration à la sphère culturelle byzantine. Car c’est de Constantinople et non de Rome que la Russie avait reçu la grâce baptismale, ce qui ne serait pas sans conséquence sur la question ultérieure de son identité européenne.
Si le millénaire célébré en 1988 était celui de l’orthodoxie russe, Jean-Paul II en avait perçu les enjeux à la fois spirituels, ecclésiaux et géopolitiques. Il y avait là une occasion de promouvoir l’unité des chrétiens mais aussi de se rapprocher du régime de Gorbatchev et de contribuer ainsi au développement de la liberté religieuse dans ce qui était encore l’URSS. Il fallait néanmoins faire preuve de la plus grande diplomatie car l’Église catholique grecque d’Ukraine revendiquait, elle aussi, l’héritage de la conversion du prince Vladimir.
Du schisme entre Église d’Orient et Église d’Occident, en 1054, à la question « uniate » opposant catholiques et orthodoxes en Ukraine, les origines de la confrontation étaient anciennes. Le pape le savait. Aussi son homélie résonnait des exhortations adressées aux « fils et filles spirituels de saint Vladimir », chez qui il percevait les ferments de la division, afin qu’ils n’oublient pas que le baptême les avait faits « membres de la même Église ». Ukrainiens, Russes et Biélorusses étaient unis par les mêmes liens spirituels et historiques.
En janvier 1988, Jean-Paul II avait publié une lettre apostolique dans laquelle il insistait sur le fait que les racines chrétiennes de l’Europe avaient engendré « les deux formes de la grande tradition de l’Église, l’occidentale et l’orientale » qui, l’une et l’autre, se complétaient « comme les deux « poumons » d’un même organisme ».
L’année suivante, en 1989, le mur de Berlin tombait et, quelques semaines plus tard, un autre événement incroyable se produisait avec la visite du président de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, au Vatican. L’espérance était alors forte de voir se tourner enfin la page de la guerre froide et d’assister à l’émergence d’une Europe réconciliée. « Nous sommes reconnaissants à Dieu que, ces derniers temps, le danger de guerre ait diminué et que la tension dans les relations entre l’Est et l’Ouest ait baissé », avait déclaré le pape.
Gorbatchev venait lui aussi parler de paix et de liberté de conscience, sujets chers à Jean-Paul II, mais également de politique. Mesurant la contestation interne à laquelle faisait face sa « perestroïka », il cherchait du soutien en Occident. Pas à n’importe quel prix, cependant. Évoquant ses « partenaires occidentaux », et notamment, l’administration américaine, il déclarait : « Il ne faut pas prétendre détenir la vérité absolue et tenter de l’imposer aux autres. […] Mais quelqu’un dit déjà que l’Europe doit être renouvelée uniquement sur la base des valeurs occidentales et que tout ce qui s’en écarte doit être coupé. Ce n’est pas une façon de traiter les nations, leur histoire, leurs traditions et leurs identités. » Jean-Paul II, à la fin de l’entretien, avait alors eu cette réponse : « Il serait faux de prétendre que les changements en Europe et dans le monde doivent suivre le modèle occidental. Cela va à l’encontre de mes convictions profondes. L’Europe, en tant que participant à l’Histoire du monde, devrait respirer avec deux poumons. »L’image avait plu à Gorbatchev.
Le pape lui avait alors confié y avoir pensé dès 1980, lorsqu’il avait déclaré que les patrons de l’Europe seraient, outre saint Benoît pour la tradition latine, Cyrille et Méthode qui représenteraient ainsi les traditions orientales byzantine, grecque, slave et russe. « Tel est mon credo européen », avait ajouté Jean-Paul II dont l’intuition nous apparaît aujourd’hui prophétique. À l’approche d’une nouvelle année, souhaitons alors à l’Europe en guerre de pouvoir un jour respirer avec ses deux poumons.