Par Robert Redeker. LE FIGARO
30 décembre 2022
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«La Grande Mosquée de Paris sera défaite au tribunal ; elle le sait.» GUILLAUME SOUVANT / AFP
FIGAROVOX/TRIBUNE – Le philosophe, qui a été victime d’une fatwa l’obligeant à vivre un temps sous protection policière, apporte son soutien à Michel Houellebecq, visé par une plainte de la Grande Mosquée de Paris pour «provocation à la haine contre les musulmans».
Auteur de nombreux livres, Robert Redeker a notamment publié «Le Soldat impossible» (Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014), «L’Éclipse de la mort» (Éditions Desclée de Brouwer, 2017) et «Les Sentinelles d’humanité. Philosophie de l’héroïsme et de la sainteté» (Desclée de Brouwer, 2020). Dernier ouvrage paru: «Sport, je t’aime moi non plus» (Éditions Robert Laffont, coll. «Homo ludens», 112 p., 10 €).
Le philosophe allemand Johan Gottlieb Fichte a découvert en 1793 ce que le recteur de la Grande Mosquée de Paris ignore toujours, si l’on en juge par la plainte qu’il dépose contre Michel Houellebecq, à savoir que la liberté de penser est divine. Écoutons Fichte : «C’est une vérité humaine et divine à la fois, que l’homme a des droits inaliénables, que la liberté de penser est un de ces droits». Qu’est-ce à dire ? Qu’insulter et combattre la liberté de penser est un blasphème, que pareille colère revient à offenser en même temps la part divine qui existe dans l’homme et, indirectement, Dieu lui-même. Que pareille attaque est déshumanisante, puisqu’elle vise à arracher à la conscience l’homme ce que Dieu en personne lui a donné.
Par son action en justice, la Grande Mosquée de Paris fait courir deux risques à l’écrivain, et à notre pays : celui de contraindre le romancier nobélisable à vivre sous une protection policière rapprochée, autrement dit à devenir une sorte de prisonnier d’opinion dans son propre pays, et celui d’attiser le fanatisme de quelque illuminé prêt à verser le sang de l’homme qui aura été ciblé comme «islamophobe». Rappelons que, puisque l’islam n’est pas religion d’État en France, estimer, peut-être à tort, qu’elle est mauvaise et qu’elle est étrangère à l’âme de la civilisation française, est un droit. Discuter cette idée est un droit également, tant que l’on se cantonne au niveau des idées générales, sans verser dans la diffamation ni l’appel direct à la violence.
Pour que la plainte fût recevable intellectuellement, il eût fallu que les phrases de Houellebecq fussent prescriptives.Robert Redeker
Qu’a dit Houellebecq précisément ? Il est important de rester précis, de proposer à ses accusateurs une explication de texte. « Quand des territoires entiers seront sous contrôle islamique, je pense que des actes de résistance auront lieu (…) Il y aura des attentats et des fusillades dans des mosquées, dans des cafés fréquentés par les musulmans, bref des Bataclan à l’envers« . Et l’écrivain continue : «Le souhait de la population française de souche, comme on dit, ce n’est pas que les musulmans s’assimilent, mais qu’ils cessent de les voler et de les agresser. Ou bien, autre solution, qu’ils s’en aillent». Pour que la plainte fût recevable intellectuellement, il eût fallu que les phrases de Houellebecq fussent prescriptives.
Dans la première de ces phrases, Houellebecq prédit des événements sanglants dont nul ne peut exclure la probabilité. Chacun a pu remarquer que l’idéologie dominante diffusée par les médias et la plupart des partis politiques semble les souhaiter afin de pouvoir mobiliser la population contre les dangers de l’extrême droite. Les réactions tonitruantes de quelques-uns, criant, quasi soulagés, «on vous l’avait bien dit, l’extrême droite va passer à l’action», après l’attaque antikurde de la rue d’Enghien, emblématise cette ambiguïté. L’idéologie dominante tonitrue victoire en condamnant ces meurtres: l’extrême-droite, voilà l’ennemi, ouf ! Notre écrivain n’appelle personne à «des fusillades», il se fait voyant : son outil d’extralucidité n’est ni une boule de cristal ni un jeu de tarots, mais son écriture. Analysons dans cette voyance une sorte de catastrophisme éclairé tel que l’entend Jean-Pierre Dupuy : décrire l’intolérable à venir, comme si la catastrophe avait eu lieu, pour donner sa chance à la prévention.
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La seconde de ces phrases n’est pas plus condamnable que la première. Si dans la première, Houellebecq prend le costume du voyant, dans la seconde, il revêt celui du ventriloque. Ce n’est pas lui qui parle, mais, à travers lui, la grande majorité de la population française dont l’hostilité à l’islam ne cesse, d’après toutes les enquêtes d’opinion, de croître. Il se laisse ventriloquer par cette France à qui la parole est refusée, celle de «la population française de souche » comme il prend soin de préciser. Insistons : cette attribution indique clairement que le sujet de l’énonciation dans cette phrase n’est pas Michel Houellebecq, mais «la population française de souche». Certes, la généralisation – «les musulmans» au lieu de «des musulmans» – est aussi abusive qu’immorale. Pourtant, il suffit de sortir dans la rue, d’écouter les conversations dans les supermarchés et les bars, pour l’entendre, toute fausse qu’elle soit, toute vexante qu’elle puisse être pour la majorité honnête et rêvant d’intégration réussie, des musulmans, comme une sorte de fond sonore lancinant. Ventriloquée, la voix de Houellebecqrend avec exactitude ce fond sonore.
Ces deux métamorphoses poétiques – Houellebecq se métamorphosant en voyant puis Houellebecq se métamorphosant en ventriloque – exhibent au lecteur l’écrivain au travail. Les propos dont elles sont le fruit, mal compris aussi bien par ceux qui ne savent pas encore lire que par ceux qui, tels les journalistes de gauche dont il devient la cible, ne savent plus lire, portent la marque des droits de l’écrivain. Comme ceux de Flaubert et de Baudelaire, poursuivis en justice eux également, pour avoir exercé ces droits, à une époque (1857) que l’on croyait révolue, jusqu’à ce que la Grande Mosquée de Paris, devenue coutumière de l’intimidation puisqu’elle porta plainte dès 2006 contre Philippe Val et Charlie Hebdo, décide de la réactiver. Frappant s’avère le parallèle avec Flaubert : ses accusateurs incriminaient le romancier comme encourageant l’immoralité alors que son livre, Madame Bovary, ne fait que la décrire.
La Grande Mosquée de Paris n’aura, alors, réussi qu’à ériger Michel Houellebecq en bouc émissaire.Robert Redeker
Dans La Généalogie de la Morale, Nietzsche avance son programme : en finir avec le christianisme. Il s’y plaint que « tout se judaïse, ou se christianise, ou se plébéise à vue d’œil ». Le christianisme a injecté un poison dans la vie. Dans L’Antéchrist, ce philosophe, l’un des plus grands, gratifie saint Paul du «cynisme logicien du rabbin» avant d’affirmer que « le chrétien n’est qu’un Juif de confession plus libérale ». Aucune plainte n’a été déposée contre Gallimard pour avoir édité ces ouvrages. Plus encore : ils sont étudiés dans les écoles, en classe de philosophie. Lorsque j’enseignais, je les donnais à lire et à expliquer à mes classes. Imaginons Houellebecq en Borgès, mêlant la fausse et la vraie érudition : il reprendrait des pages entières de ce Nietzsche que les élèves de terminale rencontrent, puis substituerait islam à christianisme et judaïsme, imam à prêtre et rabbin, Mahomet à Jésus dont il écrit pis que pendre. La Grande Mosquée de Paris porterait-elle plainte ? Chercherait-elle à faire interdire le livre dans les écoles ? Vraisemblablement. Samuel Paty est mort pour avoir montré du Charlie Hebdo en classe.
La Grande Mosquée de Paris sera défaite au tribunal ; elle le sait. Il y a quotidiennement des agressions contre de nombreux enseignants dans les écoles, placés sous intimidation constante. Elle le sait également. Les poursuites judiciaires qu’elle engage contre Houellebecq, outre l’atteinte à la liberté de penser et la pression pour l’autocensure, qu’elles expriment, outre le désir d’instituer une police de la pensée et le mépris pour la culture, qu’elles manifestent, attisent à la fois le climat de violence qui a provoqué ces crimes, autant qu’elles accroîtront le rejet de l’islam par la grande majorité des Français. Battue devant le tribunal, elle le sera devant l’opinion publique.
La Grande Mosquée de Paris n’aura, alors, réussi qu’à ériger Michel Houellebecq en bouc émissaire.