Par Jacques Julliard. LE FIGARO
2 janvier 2023
CHRONIQUE – L’historien et essayiste, que les lecteurs du Figaroretrouvent chaque mois, déplore le mauvais fonctionnement de la démocratie française et la pratique solitaire du pouvoir par Emmanuel Macron. Il souhaite que le deuxième quinquennat du président de la République soit l’occasion de redonner la parole au peuple, comme avait su le faire régulièrement le général de Gaulle. Il s’agirait d’un acte fort, original et refondateur, analyse-t-il.
Jacques Julliard est éditorialiste de l’hebdomadaire «Marianne »
La France est, je vous l’avoue, un drôle de pays, et les Français un drôle de peuple. Réputés à juste titre pour être les plus individualistes du monde, ils ne réussissent bien que dans les sports collectifs. Malgré la déception engendrée le 18 décembre dernier par leur défaite à la finale de la Coupe du monde – on ne dira jamais assez, sans être chauvin, l’absurdité du système des tirs au but, dignes d’une cour de récré -, ils se couvrent de gloire depuis une trentaine d’années dans les épreuves internationales de football.
Même chose au handball, au basket, au volley. Lors des derniers Jeux olympiques, à Tokyo, ils ont remporté six médailles dans les «sports co», comme on dit, dont trois en or. Dans ce domaine, ils font la pige aux Américains. Et je vais vous faire une confidence: l’automne prochain, ils vont gagner la Coupe du monde de rugby, qui se déroulera justement en France, avec un Antoine Dupont qui est au ballon ovale ce que Kylian Mbappé est au ballon rond.
Le leadership sportif
En revanche, ils sont, avec de remarquables exceptions, plutôt médiocres dans les sports individuels, notamment dans les deux grandes disciplines olympiques que sont l’athlétisme et la natation… sauf dans les relais. Tiens donc!
Il doit bien y avoir une ou plusieurs explications à ce paradoxe. Voici, parmi d’autres, celle qui me paraît la plus plausible. C’est que ces brillantes individualités ne donnent toute leur mesure que dans un climat de connivence et d’enthousiasme, voire de cette fraternité que les Français ont insérée dans leur devise et qu’ils trouvent souvent au sein d’une équipe. À condition qu’il y ait un chef d’orchestre pour harmoniser leurs actions. D’où le rôle primordial d’un Daniel Costantini, puis d’un Claude Onesta, au handball, d’un Fabien Galthié au rugby, et, comme chacun a pu s’en rendre compte à Doha, d’un Didier Deschamps au football. Ce n’est pas pour rien qu’on nomme ces hommes des entraîneurs, au double sens du mot entraîner: exercer un sportif par des exercices appropriés, l’emmener avec soi en le poussant.
Mais ce n’est pas seulement dans le domaine sportif que se fait voir ce paradoxe français, où l’excellence individuelle ne donne sa pleine mesure que dans un cadre collectif approprié.
La balance institutionnelle
Mais non sans mal ni contradictions. On pourrait interpréter toute l’histoire de France depuis la Révolution comme une tension permanente entre un individualisme invétéré, teinté d’esprit libertaire, et l’aspiration à l’unité et même à l’autorité. C’est elle qui pourrait expliquer cette succession, à un rythme affolant, sans égal dans le monde occidental, de régimes constitutionnels où chaque nouvelle formule paraît avoir pour but de corriger les défauts de la précédente: de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle dans les débuts de la Révolution ; de celle-ci au régime d’assemblée de 1793-1794 ; de celui-ci au régime consulaire, puis impérial de Napoléon Bonaparte ;
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de celui-ci au retour de la monarchie constitutionnelle dans la première moitié du XIX siècle ; derechef, au rétablissement de l’empire autoritaire de Napoléon III ; puis à l’installation d’un régime républicain parlementaire, que l’on peut croire définitif, sous les III et IV Républiques, malgré la parenthèse vichyste ; enfin, à une nouvelle phase de République présidentielle, inaugurée par le général de Gaulle: la V République s’apprête dans l’année qui s’ouvre à égaler la durée établie par le régime constitutionnel de la III République (1875-1940), soit soixante-cinq ans, depuis 1958 jusqu’à nos jours. C’est peut-être un moment important, comme si l’on approchait par retouches successives un point d’équilibre entre les deux principes énoncés plus haut.
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Le leadership democratique
Toute la question, comme dans les sports d’équipe, gravite autour du degré de personnalisation du pouvoir, du leadership démocratique, comme disent les Anglo-Saxons. J’ai entendu François Mitterrandexpliquer que la place du leader – ou, en l’occurrence, du président – tenait à l’importance de la valeur ajoutée qu’il était capable d’apporter au capital appartenant en propre soit à la droite, soit à la gauche. En y réfléchissant, on remarquera que ce coefficient charismatique est de nature militaire dans le cas de la droite, de nature intellectuelle et littéraire dans celui de la gauche. À droite, Napoléon Bonaparte, mais aussi Boulanger, Pétain et de Gaulle, quelles que soient par ailleurs leur personnalité, leur histoire et leurs idées, ont pu se réclamer de leur passé militaire. À gauche, Jaurès, Blum, Mitterrand lui-même entretiennent un lien particulier avec le commerce des idées.
Jean Jaurès est un philosophe, auteur d’une thèse de doctorat, De la réalité du monde sensible ; Léon Blum, avant de s’engager en politique, a été chroniqueur littéraire, puis gérant de La Revue blanche, de sensibilité libertaire. Quant à François Mitterrand, on sait la place qu’il a toujours accordée à la littérature, en marge de ses activités politiques. On ajoutera que des écrivains de premier plan, comme Lamartine et Victor Hugo, engagés à gauche, ont joué à un moment de leur vie un rôle politique. Peut-être, pour être reconnu comme le successeur de François Mitterrand, a-t-il manqué à Michel Rocard, à côté de son expertise et de son courage, cette touche littéraire que le militant et même le simple électeur de gauche attendent de leur leader.
Vive la commune!
Mais le principe d’unité, voire d’autorité, contenu dans l’idée de leadership tel que je viens de l’évoquer n’est-il pas apparenté à l’idée de pouvoir personnel, voire de dictature? En aucune façon, si le leader est désigné par la base et reste responsable devant elle. Et surtout s’il s’accompagne d’une vie associative autonome. C’est le principe de la coopération. Dans les fruitières du Jura chères à mon cœur, les sociétaires mettent en commun leur production laitière et sont rémunérés au prorata du fruit de leur travail. À la différence du socialisme, qui transforme le travailleur en simple rouage de la vie économique, la coopération est au contraire conçue pour préserver l’autonomie de chacun des sociétaires. C’est un individualisme collectif, conforme à Proudhon, que le capitalisme aussi bien que le socialisme centralisé ont pour effet de briser.
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En veut-on un autre exemple? Le droit d’affouage, qui, dans les communes forestières, remonte au Moyen Âge, permet aux habitants de prélever du bois de chauffage dans les forêts communales. De sorte que la propriété de ces forêts ne revient pas à la commune en tant que personne morale unique, mais à la communauté des habitants. Même chose pour le droit de pâture, qui permet à chaque habitant de la commune de faire paître son bétail sur les prairies appelées communales.
Ce ne sont là, je le veux bien, que des survivances. Mais l’idée d’autogestion, ressurgie un peu partout dans le mouvement de Mai 68, était porteuse du même idéal: communauté au service et pour la sauvegarde de l’individuel. Et que criaient les prolétaires – pour la plupart des artisans – lors du grand soulèvement social et patriotique parisien de 1871? «Vive la Commune!», on le sait bien, et non «vive le socialisme». Où, du reste, les ouvriers ont-ils jamais spontanément crié «Vive le socialisme!»?
Le compromis présidentiel
Ce qui ressort de ces remarques, c’est que les Français, dans leur grande majorité, n’aiment ni la dictature ni le système parlementaire. Ils n’ont jamais cédé à la tentation de la dictature, comme en témoigne toute leur histoire, parce qu’ils sont profondément individualistes et attachés à la liberté. Mais c’est pour les mêmes raisons qu’ils n’aiment pas le système parlementaire, autrement dit le régime des partis, parce que celui-ci, sous prétexte de représentativité, les prive de toute participation à la décision politique. Au soir d’une élection législative à la proportionnelle, ils savent bien comment individuellement ils ont voté, mais nullement quelle majorité ils ont élue. Celle-ci ne sera dessinée qu’ensuite, au terme de tractations entre les partis, sans participation de l’électeur.
La preuve de ce que j’avance est ce fait étonnant: les sondages montrent qu’aucune personnalité politique, je dis bien aucune, qu’elle soit homme ou femme, de droite ou de gauche, de gouvernement ou d’opposition, n’obtient un score positif en termes de popularité. Tous et toutes sont dans le rouge. À travers eux, c’est ce que de Gaulle appelait le système des partis, autrement dit le régime parlementaire, qui est implicitement rejeté. À défaut, c’est une République présidentielle, où le dirigeant suprême est élu au suffrage universel direct, qui a la préférence des Français. «La République, moi, je veux bien, disait ce vieux paysan, pourvu que ce soit Napoléon qui soit roi!». Le régime du principat républicain est le seul qui donne au citoyen le sentiment de participer réellement à l’exercice du pouvoir.
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À une condition: que le titulaire de la fonction respecte scrupuleusement les règles du suffrage universel. D’abord, en consultant régulièrement les citoyens, sous forme de référendum, quand se pose une question décisive pour la nation. Ensuite, en se pliant sans équivoque ni hésitation à leur verdict. On ne dira jamais assez combien d’avoir donné sa démission à l’instant même où fut connu le résultat négatif du référendum du 27 avril 1969 portant sur la régionalisation et la réforme du Sénat a ajouté au prestige rétrospectif du général de Gaulle et à sa qualité de démocrate. En voilà au moins un qui ne mégotait pas avec le suffrage universel.
Autrement dit, et pour revenir à ce qui précède, la classe politique considère dans son ensemble que le régime parlementaire est plus démocratique que le régime présidentiel ; les Français, dans leur majorité, pensent exactement l’inverse. Ils estiment que ce dernier, à condition d’être correctement exercé, leur donne davantage de place dans l’exercice du pouvoir entre deux élections que le régime parlementaire. Dans ce dernier, une fois l’épreuve de l’élection passée, on s’arrange entre soi, quitte à se chamailler. Le président, au contraire, a pour principal interlocuteur, non les élus, mais le peuple lui-même. À lui de susciter au sein de cette masse d’individualistes, l’esprit d’équipe dont je parlais en commençant.
Aujourd’hui le surplace
Qu’en est-il aujourd’hui? Eh bien! la contradiction qui est au fond de toute démocratie, quelle qu’en soit la forme, ne fonctionne pas bien. L’opposition, notamment celle de gauche, tout à l’ivresse d’avoir retrouvé les délices de la chamaille, oublie d’être constructive et de présenter des solutions alternatives crédibles à l’action du président et de son gouvernement. C’est pourquoi la Nupes, conçue par Mélenchonet dans l’esprit de Mélenchon, c’est-à-dire fondée sur la pure négativité (1), n’est pas, du moins dans sa forme actuelle, la matrice d’un futur Front populaire mais un cartel de formations politiciennes, véritable aubaine pour l’actuelle majorité, voire pour le Rassemblement national. Quant au président, en dehors de comédies d’apéro, il oublie complètement d’associer le peuple à son action. La contradiction, c’est sur lui seul qu’il compte pour se l’apporter à lui-même, et ce n’est vraiment pas une bonne idée. D’où les zigzags incompréhensibles de sa ligne politique, dans à peu près tous les domaines.
Monsieur le Président, redonnez la parole au peupleJacques Julliard
La bonne idée, pourtant, il l’avait eue, sous la forme de ce Conseil national de la refondation qu’il avait annoncé. Las! cette idée grandiose, digne des états généraux que je ne cesse de réclamer, a vite tourné à un nouveau comité Théodule, aussi superfétatoire que tous ceux qui existent déjà.
C’est pourquoi, Monsieur le Président, je me permets en toute humilité cette ambitieuse requête: vous vous demandez, à ce que l’on dit, comment marquer votre deuxième quinquennat par un acte fort, original et refondateur. Eh bien, redonnez la parole au peuple, dans la forme qui vous paraîtra la plus opportune. Faites-lui confiance. C’est un risque, il ne faut pas se le dissimuler, mais c’est un beau risque, digne d’un homme candidat à une place marquante dans l’Histoire. Après tout, qu’avez-vous à y perdre?
(1) «Ici bin der Geist der sets verneint!», dit Méphisto dans le «Faust» de Goethe («Je suis l’esprit qui toujours nie!»).