Éric Letty 19 janvier 2023 BOULEVARD VOLTAIRE

Une fois de plus, les Français sont les otages d’un conflit « social » en circuit fermé. D’un côté, le gouvernement tente d’imposer une réforme « paramétrique », autrement dit de surface, dont le principal élément est le recul de deux ans de l’âge légal de départ à la retraite. De l’autre côté, les syndicats du secteur public se préoccupent de défendre les « acquis sociaux » et les « intérêts catégoriels » de leurs adhérents. Tous les protagonistes ont en commun d’appartenir à l’État ; en somme, on se bagarre entre soi. Les autres Français sont conviés à assister au spectacle, dont ils font les frais à la fois en tant que contribuables appelés à financer par leurs impôts les retraites du secteur public et en tant qu’usagers (il serait plus juste d’écrire « usagés ») des services publics en grève.
L’hypocrisie de cette situation a deux faces, comme Janus : aucun des deux partis n’affiche ses véritables objectifs.
Élisabeth Borne feint de réaliser une réforme juste et visant à l’équilibre financier, mais les faits démentent ces allégations. En fait d’économies, le recul de l’âge de départ à 64 ans est redondant avec l’allongement progressif de la durée de cotisation à 43 ans prévu par la réforme Touraine de 2014. Il apportera un peu d’oxygène aux finances publiques sans résoudre durablement le problème du financement des retraites. Et en fait de justice, les avantages des principaux régimes spéciaux, ceux de la fonction publique, sont maintenus pour éviter d’engager un conflit irrémédiable avec les syndicats, et continueront à grossir le déficit de l’État.
Peu importe : pour le gouvernement et les technocrates de Bercy, il s’agit surtout de montrer aux créanciers de l’État qu’ils peuvent continuer à lui prêter sans risque, car il est capable d’imposer sa volonté aux Français (en 2016, avant l’élection d’Emmanuel Macron, la dette publique atteignait un peu moins de 2.200 milliards d’euros ; en 2023, elle dépassera 3.000 milliards d’euros).
Quant aux syndicats, ils manifestent à l’âge de départ à 64 ans une opposition beaucoup plus vive qu’ils n’en avaient marqué à la réforme Touraine, qui aboutissait pourtant à un résultat similaire. Surtout, dans le cadre de la gestion paritaire de l’Agirc-Arrco, les mêmes centrales avaient signé, le 30 octobre 2015, un accord interprofessionnel instaurant un malus de 10 % pendant trois ans sur les pensions des affiliés qui prennent leur retraite dès l’année où ils remplissent les conditions du taux plein. Autrement dit, pour échapper au malus, une personne qui a toutes ses annuités à 62 ans, doit différer son départ à la retraite jusqu’à 63 ans ; celle qui a ses annuités à 63 ans, attendre 64 ans ; etc. Les salariés du privé prolongent donc leur activité jusqu’à 63 ans au minimum s’ils ne veulent pas voir leur pension amputée. Pour justifier cet accord, les syndicats avaient argué de la nécessité de maintenir l’équilibre financier du régime pour éviter la faillite (le même souci, louable, les a conduits, en trente ans, à diviser par deux le rendement du régime Agirc-Arrco). Mais sont-ils aujourd’hui les mieux placés pour reprocher aujourd’hui au gouvernement d’utiliser le même argument ? Faites ce que je dis, pas ce que je fais !
En revanche, lorsqu’il s’agit de défendre les avantages des fameux régimes spéciaux du secteur public, structurellement déficitaires et financés par le contribuable, les syndicats deviennent le fer de lance du « mouvement social » pour montrer à leurs adhérents qu’ils défendent au mieux leurs intérêts. Or, ils recrutent essentiellement dans le secteur public, où l’État-employeur leur assure des conditions des développement très favorables. En 2019, le taux de syndicalisation s’élevait à 18,4 % dans la fonction publique, contre 7,8 % dans le secteur marchand et associatif (encore ce dernier taux englobait-il les entreprises publiques, où les syndiqués sont nombreux, en particulier dans les transports publics). Si la réforme passe – ce qui est probable -, les syndicats pourront se targuer d’avoir préservé les régimes spéciaux de la fonction publique et obtenu par la négociation de substantielles négociations.
De cet entre-soi d’apparence conflictuelle, le gouvernement et les technocrates de Bercy sortiront gagnants, les syndicats du public aussi… et il ne faut pas être grand clerc pour comprendre quels seront les perdants.

Éric Letty
Journaliste