Pierre Lellouche : « En Ukraine, n’est-il pas temps de s’interroger sur une sortie de cette guerre ? »

Tribune

20 janvier 2023. LE MONDE

Pierre Lellouche

Ancien député

L’ancien secrétaire d’Etat de Nicolas Sarkozy considère, dans une tribune au « Monde », que l’aide militaire massive apportée à Kiev risque de ne pas permettre de résoudre le conflit, mais de l’aggraver. Il convient, selon lui, de tenter une médiation pour éviter le pire

Alors que s’approche le sinistre anniversaire de la première année de guerre en Ukraine, les deux camps se préparent activement au troisième acte, peut-être décisif, du conflit. Les deux premiers auront été autant d’échecs humiliants pour l’agresseur : la Russie de Vladimir Poutine. En mars 2022, l’armée russe, défaite devant Kiev, a dû se replier avec des pertes considérables vers le Donbass. A l’été, puissamment réarmée à partir du mois d’avril par les Etats-Unis, l’armée ukrainienne a pu réussir une brillante double offensive.Lire aussi :  Article réservé à nos abonnés  La difficile quête de la paix juste

La contre-attaque, préparée par « des jeux de guerre » au Pentagone, conduisit, là encore, à une cuisante défaite pour l’armée russe. Mais en ce mois de janvier, l’horizon semble s’obscurcir de nouveau pour l’armée ukrainienne. M. Poutine se prépare à une guerre longue, attendant que l’usure fasse sentir ses effets de l’autre côté.

De l’autre côté, justement, on commence à comprendre que le temps ne joue pas nécessairement en faveur de l’Ukraine. D’où l’urgence d’en finir au plus vite et de gagner cette guerre par une offensive aussi massive que possible dans les prochains mois. C’est ce troisième tournant qui semble prendre forme ces jours-ci.

Impulsé par l’administration Biden, aiguillonné en permanence par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, le plan, annoncé par la secrétaire adjointe à la défense, Laura Cooper, le 6 janvier, prévoit de donner à l’Ukraine tous les moyens dont elle va avoir besoin pour changer la dynamique, percer les lignes de défense russes et reconquérir ses territoires. Autrement dit, il ne s’agit plus d’aider l’Ukraine à se défendre, mais bien de passer à l’offensive.Lire aussi :  Article réservé à nos abonnés  Guerre en Ukraine : les pays européens promettent de premiers chars à Kiev

C’est ainsi qu’ont été présentées, début janvier, des livraisons toujours plus impressionnantes : 3 milliards de dollars (2,8 milliards d’euros) supplémentaires, en plus des 25 milliards de dollars déboursés précédemment pour les armements. Il s’agit également, au-delà des batteries antiaériennes Patriot, de livrer des blindés moyens, voire, bientôt, des chars lourds (décision attendue lors d’une réunion des alliés le 20 janvier).

Risque de confrontation directe

Jusqu’à présent, le chancelier allemand, Olaf Scholz, résiste encore à la pression, refusant d’autoriser le transfert de chars Leopard 2 à l’Ukraine, afin d’éviter de franchir une étape potentiellement dangereuse dans l’escalade avec la Russie.

Confrontés au risque du pourrissement du conflit, sans vrai vainqueur ni vaincu, avec une guerre larvée qui s’installerait dans la durée – l’Ukraine tout entière devenant alors une sorte d’immense conflit gelé sur le Vieux Continent –, face à l’autre risque de voir s’effriter au fil du temps le soutien à l’Ukraine, les alliés derrière les Etats-Unis semblent prêts à prendre celui de glisser irrémédiablement vers la cobelligérance, et une confrontation de plus en plus directe avec les forces russes, ouvrant la voie à d’éventuels dérapages…

Une telle option, que personne, hormis M. Scholz parmi les dirigeants occidentaux, n’ose remettre en cause, recèle pourtant au moins trois dangers sérieux. Le premier est que l’offensive échoue, ou à tout le moins qu’elle ne parvienne pas à bouter les armées russes hors du Donbass et de la Crimée. Auquel cas, les Russes s’en trouveraient renforcés et confortés dans leur volonté de continuer la guerre jusqu’à ce que l’Ukraine affaiblie et poussée par ses alliés finisse par accepter un règlement territorial qui ne lui serait pas favorable.

Le second est inverse : que l’offensive menace de réussir. Voyant ses défenses sur le point d’être emportées grâce aux moyens livrés par l’OTAN, le Kremlin pourrait alors se considérer comme fondé à frapper, en territoire polonais notamment, les concentrations d’armes occidentales livrées à l’Ukraine. Ce qui déclencherait l’article 5 de l’OTAN, et le risque très réel d’un conflit ouvert.

Le troisième danger est le degré suivant de l’escalade : que la percée réussisse et que la Russie soit sur le point de perdre la Crimée, territoire qu’elle considère comme le sien, et décide de franchir le seuil des armes non conventionnelles, comme le prévoit sa doctrine militaire, et comme l’ont clairement indiqué ses dirigeants. Dans les trois cas, d’immenses pertes humaines sont prévisibles.

Débat au Parlement

Face à de tels risques, l’absence totale de débat dans nos sociétés, y compris chez nous, en France, est proprement effarante. La presse, unanime, comme les commentateurs et autres géopoliticiens de salon, nous serine chaque jour que la victoire est au bout du missile Himars, que la Russie va immanquablement s’effondrer et que M. Poutine sera renversé.

L’option de tenter d’en finir au plus vite par une victoire sur le terrain peut certes se justifier. A condition que d’autres options, y compris diplomatiques après un éventuel cessez-le-feu, aient été elles aussi considérées sérieusement. A tout le moins aurait-on pu espérer que ces options soient débattues au Parlement, ou dans la presse. Or rien de tel ne se passe, et pour cause : toute opinion autre que le soutien inconditionnel à l’Ukraine rend son auteur immédiatement coupable de poutinisme et de haute trahison.

Pourtant, après un an de guerre et des centaines de milliers de victimes, face à la force effroyablement destructrice des armes de haute technologie qui transforment les combattants en « viande hachée », selon des témoignages de soldats, n’est-il pas temps de s’interroger sur une sortie de cette guerre qui soit autre chose que la poursuite de cette boucherie ?

Il est fort intéressant de constater qu’à Washington, c’est le général Mark Milley, chef d’état-major des armées américaines, le patron du Pentagone, qui publiquement a eu le courage de dire que cette guerre ne serait gagnée par personne, et qu’il est grand temps de l’arrêter. Et c’est Henry Kissinger qui, courageusement, lui aussi, rappelle comment pendant la première guerre mondiale, devant les effroyables dégâts causés par les armes modernes de l’époque, des tentatives de médiation, vaines il est vrai, furent tentées.

« Puissance d’équilibre »

Pourquoi ce débat est-il totalement absent chez nous, y compris à gauche ? De Gaulle était obsédé par le risque de voir la France, et la France nucléaire surtout, entraînée dans une escalade qu’elle ne serait plus en mesure de contrôler. Quelle pudeur atlantiste nous amène aujourd’hui à taire tout débat sur le risque non négligeable d’une escalade ? Avons-nous oublié que cette guerre en Ukraine voit s’affronter, par Ukrainiens interposés, pas moins de quatre puissances nucléaires, dont nous, et qu’elle engage aussi notre sécurité ?

S’il faut assurément soutenir l’Ukraine et l’aider dans sa lutte pour recouvrer son intégrité territoriale, faut-il vraiment le faire en risquant à tout moment un engrenage funeste, comme en 1914, avec de surcroît le risque de compromettre nos économies et nos consensus sociaux ? Ou bien rechercher les voies d’une sortie de crise : retour aux frontières du 23 février 2022, élections sous contrôle de l’ONU à l’est, garanties de sécurité aux deux belligérants ? Dommage que M. Macron, qui parlait il n’y a pas si longtemps de la France comme « puissance d’équilibre », ait semblé l’oublier, en s’embarquant désormais sans réserve dans les fourgons américains…

« Rassurez-vous, il n’y aura pas de troisième guerre mondiale », a déclaré le président ukrainien, le 10 janvier, lors de la 80e cérémonie de remise des Golden Globes. Souhaitons qu’il ait raison… N’est-il pas supposé bien connaître les Russes, lui qui jusqu’à la dernière minute refusait de croire à une invasion, alors même que Washington ne cessait de la lui annoncer comme imminente, l’exhortant à préparer de toute urgence la défense de son pays ?

Pierre Lellouche a été secrétaire d’Etat chargé des affaires européennes (2009-2010), puis du commerce extérieur (2010-2012). Il a aussi été député (LR) de Paris.

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