Chars en Ukraine : complications à venir

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Valéry Rousset. Suivre

Cette vision idéalisée du char est porteuse de bien davantage de problèmes que de solutions, dont les bénéficiaires apparents risquent de faire les frais durables.

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Publié le 30 janvier 2023

Comme en 1917 ou en 1944, les populations européennes communient à nouveau autour de l’envoi de chars lourds sur le front, en leur prêtant des vertus de vecteur de paix, prélude à une victoire finale rêvée dans cette guerre d’Ukraine que nous menons par procuration.

Foin de l’escalade du conflit ou de la provocation de l’ours russe aux dents atomiques : tout se passe en effet comme si la formation de nouveaux Schwehre Panzer Abteilungen (bataillons de chars lourds, notamment autour des Leopard allemands) sur le front de l’Est allait renverser le cours de la guerre. Cette vision idéalisée, aux relents oscillant entre la Totaller Krieg de la Seconde Guerre mondiale et le « tank porn » du XXIe siècle, est non seulement une fausse bonne idée, mais encore porteuse de bien davantage de problèmes que de solutions, dont les bénéficiaires apparents risquent de faire les frais durables.

L’Ukraine, blindée de chars

On feint tout d’abord, dans une cécité qui le dispute à l’amnésie, d’oublier que l’Ukraine est déjà largement pourvue en chars lourds : près de 2000 au début de la guerre, en considérant que ses propres pertes, de l’ordre de quelques centaines, sont équilibrées par la capture de chars russes en état d’être réparés par l’industrie locale ; on oublie commodément en effet que l’Ukraine retient de l’ère soviétique un parc et la culture d’emploi de chars lourds, appuyé sur des arsenaux, des ateliers, et qu’elle produit et exporte depuis son indépendance des blindés de combat, dont le char T84 Oplot, de dernière génération… Or l’emploi en masse de ces matériels ne s’est en rien révélé décisif.

On feint ensuite de considérer que la formation de simples escadrons ou bataillons de quelques dizaines de chars Leopard, Challenger, ou même Abrams serait de nature à changer la donne d’un conflit de haute intensité, qui consomme à lui seul (au sens de carboniser) quelques dizaines de chars par semaine de chaque côté du front…

On se focalise par ailleurs sur le « tank », comme s’il se définissait encore par ses traditionnelles protection (blindage et surblindage, voire protection active), mobilité (chenillée, à quelques dizaines de km/h en tous terrains sur quelques dizaines de km), et puissance de feu (un canon principal d’un calibre supérieur à 100 mm, voire la capacité, comme sur les chars russes, de tirer des missiles antichars). Or le char a subi une transformation depuis les années 2010 pour devenir un véritable système d’armes, intégrant des capteurs optroniques (viseurs infrarouges du chef de char et du tireur, voire aide à la conduite de nuit du pilote), des équipements d’autoprotection (détecteur d’alerte laser, lance-pots fumigènes ou d’obscurcissants infrarouge et laser), et des aides à la navigation (récepteur GPS, centrale inertielle) et à l’acquisition d’objectif (télémètre laser, capteurs de température et de pression extérieure ou du canon), associant autant de calculateurs embarqués.

S’y ajoutent, dans les chars de l’OTAN depuis une quinzaine d’années, des terminaux d’information tactique, reliés par radio de combat (échangeant voix et données de manière sécurisée) qui affichent la position relative des amis, les ordres de l’unité ou les cibles à engager sous forme d’icônes sur une carte numérisée qui ne craint ni la nuit ni le mauvais temps. Centré sur lui-même, ou associé en groupements tactiques à d’autres chars, véhicules de combat, d’appui (artillerie) ou de soutien (ravitailleur et dépanneur), et relié par radio à une chaîne de commandement pour recevoir ses ordres et coordonner sa manœuvre, le char opère donc comme un système collaboratif complexe, garant à la fois de sa survie et de sa supériorité tactique.

Le char flambant neuf, un boulet

Or ces précisions changent la donne dans le cadre de la fourniture de chars modernes à un utilisateur étranger : le système-char consomme désormais bien davantage que du carburant (en quantité astronomique, de l’ordre de plusieurs centaines de litres au 100km) et des munitions (coûteuses et souvent spécifiques, donc peu substituables ou interopérables) ; un char consomme surtout énormément d’heures : de formation, d’entraînement tactique (qui peut être assistée par simulateur) et de maintenance technique.

Ce dernier aspect est le plus contraignant, au point qu’un équipage est rarement formé sur tout le spectre d’emploi de son char (combat de nuit, en mouvement et à distance, commandement et conduite, manœuvre interarmes), et surtout que le char lui-même est rarement opérationnel à 100 % sur plus de quelques jours ; même ravitaillé en carburant et munitions, ses batteries, composants électroniques ou pièces détachées critiques nécessitent des révisions et changements réguliers. L’abrasion même du terrain et du combat (notamment l’impact des munitions de petit calibre sur les optiques du char), sans parler d’une météo d’hiver, collecte son tribut sur les matériels les plus modernes, comme le révèlent nos opérations d’Afghanistan, réduisant la disponibilité opérationnelle de ces matériels aussi délicats qu’ils sont redoutables.

Il résulte de ces constats, soigneusement occultés dans la presse profane qui bruisse de la promesse des sauveurs blindés, que la livraison étalée de quelques dizaines de chars modernes par quelques fournisseurs distants porte un impact triplement brutal sur la capacité opérationnelle ukrainienne :

Humain

Le temps de former, d’entraîner et de déployer assez d’équipages suffisamment opérationnels pour tirer le meilleur parti de leur char, et de développer des tactiques adaptées au terrain et à l’ennemi : menaces directes et indirectes courte et moyenne portée, portées par des mines, des armements antichar individuels ou collectifs le plus souvent guidés, les feux indirects de l’artillerie lourde (parfois guidés), et les attaques air-sol portées par les drones, les hélicoptères d’attaque ou les avions d’appui tactique. Face à ces défis, les chars ukrainiens arriveront-t-ils à temps pour contrer une prochaine offensive russe d’hiver ou de printemps ? Survivront-ils au premier choc ?

Logistique

Pour transformer les maigres ressources ukrainiennes de transport (porte-chars et routes adaptés à des monstres de 60 tonnes), de stockage (vulnérabilité des dépôts avancés, notamment aux frappes de missiles de croisière russes) et de maintenance (rareté des installations adaptées et des techniciens formés) en une chaîne capable d’acheminer carburants et lubrifiants importés (l’Ukraine ne produit pas de pétrole et les fluides des chars occidentaux sont souvent spécifiques), munitions (dans des calibres OTAN non produits par l’Ukraine soviétique), et surtout batteries et pièces électroniques délicates, encore moins présentes localement.

Opérationnel

Pour pouvoir employer ces nouveaux chars aux côtés des moyens très hétérogènes du combat interarmes, et surtout pour les relier en un tout cohérent : les groupements tactiques de l’OTAN sont eux-mêmes bâtis autour d’équipements interopérables et de procédures standardisés. Dans ce dernier cas, on voit mal comment la fourniture d’une cinquantaine de Leopard 2 allemands ou Abrams américains, d’une quinzaine de Challenger 2 britanniques, voire une douzaine de Leclerc français pourrait constituer un tout cohérent avec les véhicules de combat d’infanterie BMP soviétiques (bientôt rejoints par des M2 Bradley américains), les BTR-3 et 4 ukrainiens, les M113 américains, ou la douzaine d’AMX 10RC (Roue-Canon) français… L’expérience de l’Irak de Saddam Hussein empêtré dans ses fournisseurs européens, chinois et russes est éloquente, et l’armée ukrainienne s’achemine donc vers un Frankenstein opérationnel évoluant dans un cauchemar logistique.

Le tankiste captif

Quelles sont alors les certitudes héritées de cette incertitude ?

Il résultera inévitablement de cette « Panzer frenzy » (ou ruée vers les chars dorés) la rupture brutale avec l’Ukraine post-soviétique et ses capacités industrielles ou d’entraînement, pour installer Kiev dans une dépendance à long terme aux savoir-faire, armements, équipements, munitions et consommables divers occidentaux, ouvrant en revanche la voie à un business model durable de vente de produits et service aux Ukrainiens, désormais captifs de leurs bailleurs de chars.

Enfin au rang de la symbolique, il est probable que l’armée russe mettra la priorité à localiser et affronter pour détruire ou capturer les chars de l’OTAN à mesure de leur apparition, cherchant évidemment à neutraliser leur avantage tactique local, mais aussi et surtout pour remporter un avantage moral sur l’Occident ennemi par procuration, démontrant au passage la supériorité du matériel russe (aucun char n’est invulnérable aux armes antichar de génération équivalente), tout en compromettant notre avantage technologique de l’occident par la capture de ces chars, la compromission humaine des équipages Ukrainiens, voire la parade électronique, en développement des contremesures adaptées.

En somme, les Ukrainiens seront les premiers perdants en termes de souveraineté, d’autonomie industrielle et de liberté d’action, suivis par les Occidentaux en termes de réputation de leurs matériels, puis peut-être par les Russes enfin… si leur dizaine de milliers de chars existants, et surtout l’étendue de leur complexe industriel de production d’armement lourd échoue à  surmonter la rencontre avec quelques dizaines de chars de l’OTAN, mal maîtrisés, mal commandés, et mal entretenus par une force ukrainienne usée par une année de guerre et le bombardement de ses installations.

Mais peut-être que la vérité est ailleurs ; qu’importent en effet le pragmatisme ou les considérations technico-opérationnelles, au regard des juteuses perspectives de profits, qui régaleront les fournisseurs occidentaux et leurs intermédiaires locaux, pendant que les généreux donateurs pourront renouveler leur parc en suscitant chez les mêmes de nouveaux marchés…peu importe le char, la reine du carnaval promet d’être la plus belle.

Valéry Rousset, La guerre à ciel ouvert, decoopman.com, 2020, 430 pages

Par :

Valéry Rousset

Valéry Rousset

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