Par Renaud Girard. LE FIGARO
Publié hier à 19:37 , mis à jour il y a 2 minutes
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Renaud Girard. Jean-Christophe MARMARA/Le Figaro
CHRONIQUE – Le décrochage de l’Europe dans le domaine géopolitique est le résultat d’une longue série d’occasions manquées.
En juillet 2007, à Dakar, un président français avait reproché aux Africains de ne pas être entrés dans l’Histoire. Un citoyen français pourrait aujourd’hui se demander si la France et l’Europe ne sont pas en train de sortir de l’Histoire.
Personne dans le vaste monde, de Dakar à Nairobi, de Shanghaï à Bombay, de Rio à Toronto, ne s’intéresse plus vraiment à ce que peuvent dire les dirigeants européens. La dernière fois qu’un discours européen a réellement happé l’attention du monde, ce fut celui de Dominique de Villepin, en février 2003, à la tribune des Nations unies. Il est vrai qu’en exhortant les Anglo-Saxons à renoncer à leur projet d’envahir l’Irak, le ministre français avait fait preuve de courage, d’indépendance d’esprit et de vision, trois qualités devenues relativement rares sur le Vieux Continent.
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Quand, le 7 février 1992, treize dirigeants européens signèrent un traité à Maastricht, ils purent légitimement sentir sur leur nuque le grand souffle de l’Histoire. Non seulement la nouvelle Union se dotait d’une monnaie unique et d’une coopération dans les affaires intérieures, mais elle lançait une «politique étrangère et de sécurité commune» (PESC). Aux yeux des signataires, l’Union européenne allait enfin, grâce à sa prospérité, à sa monnaie, à son modèle social, à sa diplomatie, prévaloir sur les États-Unis d’Amérique en matière d’influence mondiale.
Fuite des investisseurs
Trente ans plus tard, il n’existe aucune voix européenne qui soit vraiment entendue dans le monde entier. Le seul dirigeant occidental qu’on écoute aujourd’hui avec attention, sur le plan économique comme sur le plan sécuritaire, c’est le président des États-Unis. Que s’est-il passé pour que l’Europe, en l’espace d’une génération, décroche autant en influence?
Le décrochage ne s’est pas fait d’un coup. C’est plutôt une longue série d’occasions manquées, qui a fini par faire une telle dégringolade.
Économiquement, le Conseil européen, réuni à Lisbonne en mars 2000, dessina une stratégie pour faire de l’UE «l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010». Comme cette décision ne fut assortie d’aucune obligation de moyens et de résultats, ni d’aucun contrôle, elle resta lettre morte.Le seul dirigeant occidental qu’on écoute aujourd’hui avec attention, sur le plan économique comme sur le plan sécuritaire, c’est le président des États-Unis
À l’automne 2008, l’Europe fut une victime de la crise des subprimes, à défaut d’en avoir été un des acteurs. Le privilège exorbitant du dollar s’est renforcé car Bruxelles a été incapable d’endiguer l’extraterritorialité du droit américain. En Occident, en matière économique et financière, c’est plus que jamais l’Amérique qui dirige la musique. Après avoir défendu le libre-échange de 1947 à 2019, elle est retournée au protectionnisme, comme le montre sa loi IRA d’août 2022. Le fair trade n’est plus qu’un souvenir ; les investisseurs européens se précipitent aux États-Unis ; et on attend toujours une réaction européenne à la mesure.
Deux échecs stratégiques en Afrique
En matière géopolitique, l’Europe est également sortie de l’Histoire.
En Afrique, la France restait la puissance de référence quand elle y rétablissait la stabilité, comme en mai 1979 au Katanga. Mais elle perdit son influence à la suite de deux échecs stratégiques: une coopération militaire mal pensée au Rwanda, qui s’acheva sur un génocide (avril-juin 1994) ; la destruction du régime de Kadhafi en Libye (mars-octobre 2011), qui inonda d’armes le pays et ses voisins du Sahel, y provoquant un chaos encore non résolu.Seule une négociation directe entre Washington et Moscou arrêtera un jour le conflit (entre la Russie et l’Ukraine)
En Asie centrale, les Européens ont tous gobé le rêve américain de «démocratisation» de l’Afghanistan, présenté à la Conférence de Bonn de décembre 2001. Après avoir échoué à sécuriser les zones qui leur étaient imparties, ils quittèrent le pays en ordre dispersé, précédant l’abandon final américain.
Au Moyen-Orient, les accords d’Abraham (août 2020) sont le premier deal important depuis l’accord d’Oslo de 1993. Ils sont américains.
Leadership américain
Sur leur propre continent, les Européens sont sortis de l’Histoire, en se montrant incapables d’y prévenir les guerres. Celle de Bosnie (1992-1995) fut arrêtée par la diplomatie américaine. En 1999, ils n’osèrent pas s’opposer à la guerre de l’Otan contre la Serbie, en faveur des sécessionnistes kosovars, bien qu’elle violât sa propre charte ainsi que celle de l’ONU.
Le 21 février 2014, à Kiev, l’Allemagne et la France, accompagnées de la Pologne, forgèrent un accord politique entre le président prorusse et les opposants proeuropéens de Maïdan. Mais elles négligèrent de le faire appliquer. Même manque d’énergie sur l’application des accords de Minsk de février 2015.
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Depuis l’agression russe de février 2022, l’Amérique a repris un leadership incontesté sur les Européens. Sur la livraison des armes lourdes, défensives puis offensives, elle décide, ils suivent. Seule une négociation directe entre Washington et Moscou arrêtera un jour le conflit.