Par Renaud Girard
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Renaud Girard. Le Figaro 6 février 2023
CHRONIQUE – Rien n’est pire pour la paix que le gouvernement de l’opinion.
Le survol illégal du territoire américain, d’ouest en est, du 1er au 4 février 2023, par un ballon météorologique chinois, a suscité une hystérie politico-médiatique aux États-Unis. Après trois jours de surenchère entre parlementaires républicains et démocrates, relayée en continu par Fox News, la Maison-Blanche a pris une décision. Le ballon, paraît-il gros comme trois autobus, a été abattu, au large de la Caroline du Sud, par un missile air-air tiré par un F-22, dans une séquence livrée «live» à toutes les chaînes de télévision. Le summum du grotesque a été atteint lorsque le président Joe Biden a publiquement félicité les forces armées américaines.
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Les pilotes de la bataille de Midway qui, eux, ont réalisé de véritables exploits, ont dû se retourner dans leurs tombes. Les Chinois ont plaidé l’incident technique et les Américains se sont indignés d’une telle violation de leur espace aérien (à une altitude où aucun aéronef, civil ou militaire, ne vole) par un ballon qualifié d’espion. L’Armée populaire de libération (APL) a-t-elle un accès illimité aux données recueillies par les ballons météorologiques chinois? C’est probable.
Bavures militaires
Cela étant dit, le Pentagone a expliqué que ce n’était pas le premier incident de ce type. Mais les autres – impliquant des ballons sans doute moins visibles – ont toujours été réglés discrètement, directement entre officiels américains et chinois. Dès que le ballon a pénétré l’espace aérien américain, les Chinois ont présenté leurs excuses. Dans le brouhaha médiatico-politique, ils n’ont pas été entendus. Il fallait que l’incident fût monté en épingle.
À l’ère numérique, des bavures militaires involontaires continuent-elles à se produire? Bien sûr que oui! J’ai personnellement assisté, le 7 mai 1999, peu avant minuit, au bombardement par l’US Air Force de l’ambassade de Chine à Belgrade (3 morts). C’était à l’époque où l’Amérique faisait la guerre à la Serbie, pour la forcer à lâcher le Kosovo au profit des sécessionnistes albanophones. Le Pentagone s’est excusé platement pour cette bavure, due à une erreur de coordonnées. Il n’a pas été cru par la populace de Pékin, qui s’est mise à manifester violemment devant l’ambassade américaine. Je n’ai jamais cru aux théories du complot – relayées à l’époque par la presse britannique – prétendant que la frappe américaine avait été intentionnelle.
Le sénateur républicain Marco Rubio, lui, est tombé à pieds joints dans le piège du complotisme. Il a expliqué que les Chinois avaient envoyé délibérément ce ballon pour gêner le président américain, avant son discours sur l’état de l’Union, qui doit être prononcé ce mardi 7 février devant le Congrès. Ben voyons…
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Ce marivaudage politique serait resté sans importance, s’il n’avait entraîné de lourdes conséquences diplomatiques. Le secrétaire d’État Blinken s’est senti obligé d’annuler sa visite à Pékin, qui était prévue pour le 5 février.
Or cruciaux étaient les thèmes que devait aborder le chef de la diplomatie américaine avec ses interlocuteurs chinois: les deux superpuissances pouvaient-elles travailler ensemble pour arrêter le conflit russo-ukrainien ; pour établir un code de conduite commun en mer de Chine méridionale, à un moment où le Pentagone rouvre des bases au nord des Philippines, faisant face aux îlots illégalement accaparés et militarisés par l’APL ; pour cimenter le statu quo sur Taïwan (pas d’indépendance de l’île, mais pas de recours à la force par Pékin aux fins de la récupérer) ; pour parvenir à une compétition économique, commerciale, financière, saine car non hégémonique? Il est toujours néfaste que l’opinion publique sabote la diplomatie. La première s’échauffe toujours très vite, alors que la seconde se fait sur le temps long, recherchant patiemment des équilibres.
En juillet 1870, chauffée à blanc par des journaux piégés par une dépêche trompeuse de Bismarck, l’opinion française réclama la guerre contre la Prusse. C’était d’autant plus fou que l’armée française n’était pas prête et que le roi de Prusse, qui venait de faire une concession diplomatique, ne voulait pas la guerre (contrairement à son chancelier).
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Au mois de juillet 1914, la presse viennoise, alimentée par un chef d’état-major belliciste, se livra à une surenchère pour réclamer une punition de la Serbie. Une enquête conclut pourtant qu’elle n’était pas responsable de l’attentat de Sarajevo du 28 juin. Au lieu de donner du temps à la diplomatie, l’Autriche-Hongrie passa à l’ultimatum, son exact contraire. Deux semaines plus tard, la Grande Guerre éclatait.
En août 1964, l’incident du golfe du Tonkin fut instrumentalisé par Johnson, pour rentrer dans la guerre du Vietnam. Laquelle se terminera onze ans plus tard par un retrait américain sans gloire. Rien n’est pire pour la paix que le gouvernement de l’opinion.