Gilles Kepel: «Séisme en Turquie et en Syrie, quelles conséquences géopolitiques?»

Par Gilles Kepel. LE FIGARO

Publié  le 10/02/2023

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TRIBUNE – Outre leur terrible bilan humain, les séismes auront également de lourdes répercussions géopolitiques, analyse le directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure qui rappelle que la région frontalière syro-turque est l’un des principaux foyers de tensions au Moyen-Orient.


Cet article a aussi été publié sur le site américain al-monitor.com. Gilles Kepel est politologue, spécialiste de l’islam et du monde arabe , et éditorialiste pour Al-Monitor.

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Le tremblement de terre qui a ravagé la Turquie orientale et le Nord-Ouest syrien dans les petites heures de lundi 6 février a causé un traumatisme dans la région et une grande inquiétude en Europe.

Le nombre de morts s’élève déjà à 21.000 personnes, et des milliers de bâtiments ont été aplatis comme des châteaux de cartes, car beaucoup ne respectaient pas les normes de construction antisismique, d’autant moins dans la Syrie dévastée par une décennie de guerre civile et de mauvaise gouvernance. De nombreuses équipes de sauveteurs et du matériel ont été envoyés sur place par les gouvernements européens, mais se sont heurtés aux problèmes géopolitiques qui caractérisent la région impactée.

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Les secours à la Turquie y ont été dépêchés alors même qu’Erdoganmultiplie les litiges de la Suède à la Grèce, et est en conflit avec la plupart des gouvernements et des institutions européens. La nécessité le contraint temporairement à mettre en sourdine le langage xénophobe dont il a fait l’une des ressources de sa campagne pour l’élection présidentielle, prévue le 14 mai (mais les conséquences catastrophiques du séisme pourraient la retarder). Bien qu’il puisse utiliser l’état d’urgence pour faire taire ses adversaires – Twitter vient d’être désactivé alors même que le réseau social a joué un rôle clef pour les opérations de sauvetage -, les manques criants et les retards de l’organisation des secours, qui se traduisent par des milliers de personnes mourant frigorifiées sous les gravats par des températures glaciales, risquent de se retourner contre le président, comme le laissent présager de nombreuses réactions furieuses de victimes du séisme.

Quant aux secours pour la Syrie, le problème est encore plus compliqué et soumis à des blocages politiques. D’une part le régime d’Assad est sous le coup de sanctions internationales, de l’autre une grande partie de la zone impactée est sous contrôle des rebelles, que ce soient les djihadistes dans la province d’Idlib, les supplétifs turcs à Afrin ou les Kurdes du YPG dans le Nord-Est. Les retards et les lenteurs dans l’arrivée des secours multiplient les victimes jour après jour, qui meurent sous les immeubles effondrés car les équipes de sauvetage ne peuvent se rendre sur place à temps. Si la Russie et quelques pays arabes envoient des secours dans les territoires contrôlés par le régime de Damas, la province d’Idlib reste en large partie hors d’atteinte car le seul passage autorisé à partir de la Turquie est hors d’usage à cause du séisme.

Les informations de presse font état d’évasion de prisonniers djihadistes de Daech ayant tiré parti de l’effondrement des bâtiments pénitentiairesGilles Kepel

La région frontalière syro-turque est aujourd’hui l’un des pires foyers de tensions géopolitiques, un épicentre dont les lignes de faille se prolongent à travers l’ensemble du Moyen-Orient et vers l’Europe. Elle constitue un seuil par lequel passèrent, vers l’est, des milliers de djihadistes européens rejoignant le «califat» de Daech à la fin de la décennie 2010, et par où transitent aujourd’hui vers l’ouest et l’Europe des millions de migrants présents et à venir, originaires d’une vaste zone qui s’étend jusqu’au sous-continent indien.

Les informations de presse font état d’évasions de prisonniers djihadistes de Daech ayant tiré parti de l’effondrement des bâtiments pénitentiaires, dans un contexte où la catastrophe humanitaire devrait se traduire par un regain de tensions et de violences, tandis que les gouvernements européens sont en alerte rouge au sujet des camps de détention situés en zone kurde qui sont en train de se transformer en nouvelles citadelles pour Daech. Les échanges de tirs frontaliers entre Turcs et Kurdes sont suivis avec préoccupation depuis les capitales européennes, ne serait-ce que parce que la violence et l’insécurité risquent de se traduire mécaniquement en gonflement des flux de réfugiés prenant la route de l’Europe et exerçant une nouvelle pression sur les frontières orientales de l’Union.

Ce foyer majeur d’instabilité que constitue le Levant est aussi situé entre deux zones majeures de conflits internationaux: la guerre russo-ukrainienne, qui est le premier affrontement armé de pareille ampleur sur le sol européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qui entre dans sa seconde année, ainsi que la spirale de violences entre Israël et la Palestine depuis que Benyamin Netanyahou est revenu au pouvoir – tandis que le directeur de la CIA, Bill Burns, compare la situation actuelle aux débuts de la seconde Intifada à l’automne 2000 (dont les multiples attentats suicides ont préparé le terrain à l’attaque kamikaze d’al-Qaida sur New York et Washington le 11 septembre 2001).

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Après que le ministre israélien d’extrême droite Itamar Ben Gvir a fait une promenade provocatrice sur le mont du Temple – ou l’esplanade des Mosquées – à Jérusalem, sur le modèle de celle d’Ariel Sharon douze ans auparavant, des raids meurtriers de l’armée israélienne dans le camp de Jénine en Cisjordanie ont causé neuf morts, suivis en rétorsion de l’assassinat de sept juifs se rendant à la synagogue pour le shabbat à Jérusalem. La visite du secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, les 30 et 31 janvier n’a eu aucun effet, tandis que le gouvernement de M. Netanyahou prépare l’accroissement de la colonisation en Cisjordanie et que le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, refuse de coopérer désormais avec Israël pour contrer le terrorisme.

Pareil déchaînement de violences, en l’absence de toute solution politique, est également perçu avec inquiétude en Europe à cause de son écho potentiel sur le Vieux Continent, qui est la demeure de millions de juifs comme de musulmans. Lors des décennies précédentes, des attaques meurtrières contre des synagogues, écoles ou encore épiceries juives ont été la conséquence des affrontements en Terre sainte, tout particulièrement en cas de blocage politique. Dans ce contexte brûlant, des étincelles en Europe risquent d’y mettre le feu. En Suède, après qu’un Coran fut brûlé en public durant une manifestation autorisée, un individu demanda une semblable permission pour procéder à l’identique avec un exemplaire de la Torah – ce qui fut immédiatement interdit…

Le contexte européen est spécialement volatil, avec des grèves à répétition des deux côtés de la Manche, une inflation qui atteint parfois deux chiffres suite à la fin de l’approvisionnement en gaz russe entre autres, ainsi que de fortes tensions qui persistent en Méditerranée à cause des flux permanents d’immigration illégale. En conséquence, les partis d’extrême droite progressent sur l’ensemble du continent, de la Scandinavie à l’Espagne, la Pologne et la Grèce – sans oublier la France – avec une propagande hostile à l’islam qui mêle le souvenir traumatique de la décennie sanglante du djihad entre 2012 et 2019, et la hantise d’un basculement démographique en faveur des musulmans du fait des vagues d’immigration, que cristallise la théorie du grand remplacement.

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