Eugénie Bastié: «Pourquoi les sociologues sont (presque) tous de gauche»

Par Eugénie Bastié. LE FIGARO

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Eugénie Bastié.  Le Figaro

ANALYSE – Deux livres paraissent sur la pensée de Raymond Aron et de Pierre Bourdieu, deux sociologues que tout oppose. L’un prône la liberté, l’autre l’égalitarisme. C’est Bourdieu qui a, hélas, triomphé dans l’université française.

«Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation»: le 12 décembre 1995, Pierre Bourdieu tenait un discours offensif gare de Lyon pour soutenir les cheminots grévistes qui s’opposaient au plan Juppé. Près de trente ans plus tard, les grévistes sont toujours là, Bourdieu a disparu mais son ombre tutélaire règne sur les sciences sociales en France.

Visage rond d’ours au front plissé, sérieux comme un pape, débit dogmatique au léger accent béarnais, ce fils d’un facteur d’origine paysanne est l’exemple même de la méritocratie qu’il a toute sa vie fustigée comme un mythe.

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Il a gravi tous les échelons de la réussite académique: classe préparatoire à Louis-le-Grand, École normale supérieure, agrégation de philosophie, chaire de sociologie au Collège de France. Lui qui se définissait comme un «transfuge fils de transfuge» aura eu une influence totémique. Pour Annie Ernaux, il fut le mage qui lui révéla l’essence du mépris de classe. Il est le prophète de la Déconstruction qui a su imposer sa vision de la sociologie dans l’université française.

Dans Avec Bourdieu. Un parcours sociologique (PUF), Gérard Mauger expose de façon synthétique (sans aucune élégance de plume, comme son maître, mais avec le mérite de l’exhaustivité) les principaux apports de Bourdieu à la sociologie: les notions d’habitus, de capital culturel et de champ. L’habitus désigne ce qui est vécu comme naturel, ce sur quoi l’action consciente n’a pas de prise. Le capital culturel, «le mieux caché et le plus déterminant socialement des investissements éducatifs» est la culture générale que transmettent les héritiers à leurs enfants. Le champ est un domaine social qui s’autonomise jusqu’à devenir un terrain de jeu pour les acteurs qui en ont ingéré les règles: champ littéraire, champ scientifique…

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La fécondité intellectuelle de cesconcepts est indéniable. Mais Bourdieu a mis ces outils conceptuels au service d’une vision militante de la sociologie. Pour Bourdieu, rappelle Gérard Mauger, la sociologie est «une science politique», une «science qui dérange». Elle ne peut être neutre ni objective, puisque son objet même est de dévoiler les mécanismes cachés qui fondent l’ordre social. Comme Durkheim, le père du constructivisme social, Bourdieu estime que ses «recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif». Autrement dit, le but de la sociologie, c’est de changer le monde, de révéler les inégalités pour mieux les réduire, de passer du dévoilement de la construction à l’impératif de la déconstruction.

«La sociologie est, dès l’origine (…) une science ambiguë, double, masquée ; qui a dû se faire oublier, se nier, se renier, comme science politique pour se faire accepter comme science universitaire», écrit Bourdieu. Ce double langage est aujourd’hui au cœur de ce que Nathalie Heinich a appelé «le militantisme académique» qui voudrait cumuler le prestige de la science avec les objectifs de la politique, dans un mélange des registres permanent où le souci de la vérité disparaît.

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Selon l’étude menée en 2015 Que pensent les penseurs? Les opinions des universitaires et scientifiques français, 94 % des universitaires français en sociologie se disent de gauche. Bourdieu a tout écrasé. Et s’il a tout écrasé, c’est parce qu’il a fourni une clé de lecture séduisante par sa simplicité: la grille dominants-dominés. Pourtant, on peut se demander quel impact concret Bourdieu a eu sur la réduction des inégalités sociales. Il pensait qu’en prenant conscience des mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans la société, de la «violence symbolique» des dominants, on pouvait accélérer l’émancipation. «La sociologie libère en libérant de l’illusion de la liberté», disait-il. En transférant les causes du malheur de l’individu vers la société, elle libérerait les hommes de leur destin. Rien n’est moins sûr.

Une autre vision

On peut aussi, comme l’ont montré Gérald Bronner et Étienne Guérin dans Le Danger sociologique, affirmer que ce genre de discours enferme les individus et tue la méritocratie. D’ailleurs, l’école qu’a créée Bourdieu, celle où la culture générale, jugée discriminante, a disparu, est plus inégalitaire que jamais, et il y a fort à parier que son parcours brillantissime de transfuge de classe, comparable à celui de Péguy ou de Camus, serait aujourd’hui impossible. Le discours de Bourdieu n’a jamais sorti personne de la «misère du monde».

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Si la sociologie bourdieusienne est aujourd’hui hégémonique, elle n’est pas la seule tradition. Une autre vision transparaît dans l’œuvre de Raymond Aron. La publication du premier volume de ses cours au Collège de France, où il a précédé Bourdieu dans les années 1970, nous permet de mesurer ce qui sépare l’auteur de La Reproduction de celui de L’Opium des intellectuels: une sociologie néomarxiste d’une sociologie plus libérale. Aron considérait Bourdieu comme le plus brillant de sa génération. Mais il lui reprochait son dogmatisme. Il lui avait dit un jour: «Vous êtes comme Sartre, vous avez disposé d’un système trop tôt.»

Dans la conclusion de son cours, Aron met en exergue les deux visions fausses de l’homme qui sont celles de Jean-Paul Sartre et de Pierre Bourdieu, qu’on peut sans doute considérer comme les deux intellectuels de gauche français les plus marquants du XXe siècle. Ces deux visions de l’homme sont diamétralement opposées et pourtant elles se mêlent dans la mentalité progressiste contemporaine. Sartre défend une vision de l’homme prométhéenne et existentialiste: l’homme est une page blanche qui écrit sa vie, il peut s’arracher à ses déterminismes, faire ce qu’il veut.

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Pour Bourdieu, qui penche nettement du côté des structuralistes, l’homme est au contraire la marionnette de forces sociales qui le dépassent et dont il n’a pas conscience, il est déterminé. Ce mélange de liberté absolue sartrienne (je fais ce que je veux) et d’irresponsabilité maximale bourdieusienne (c’est la faute de la société) n’est-il pas le cocktail même du wokisme? Aron défend une position intermédiaire, complexe, où «l’homme social n’est pas une marionnette», mais un «acteur»«responsable de sa propre existence». Si nous sommes dépendants de notre milieu, «il reste la possibilité pour chacun de choisir son dieu ou son démon».

La réalité sociale est complexe, nous rappelle Aron et ne saurait être réduite à de grands paradigmes. Les rapports sociaux sont composites et ne peuvent être résumés au seul prisme de la domination. La sociologie n’est pas une science du dévoilement mais «une manière de se connaître soi-même en connaissant l’autre». Choisir Aron contre Bourdieu, c’est choisir le risque de la liberté contre la culture du ressentiment.

Gérard Mauger, PUF, 336 pages, 24 euros.  PUF

Critique de la pensée sociologique, Raymond Aron, Odile Jacob, 448 pages, 30 euros.

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