Guerre en Ukraine: comment l’industrie se mobilise pour produire plus d’armes et de munitions

Par Véronique Guillermard et Nicolas Barotte. LE FIGARO

Publié  le 21/02/2023

DÉCRYPTAGE – Malgré l’absence de nouvelles commandes, les industriels engagent des hausses de production pour reconstituer les stocks livrés à l’Ukraine afin de l’aider à se défendre contre la Russie.

Passer d’une économie de paix à une économie de guerre. L’invasion de l’Ukrainepar la Russie, fin février 2022, marque un changement de paradigme pour l’Europe, qui a engrangé les fameux «dividendes de la paix» pendant des décennies. La notion de souveraineté a retrouvé des couleurs. Les budgets de défense sont en hausse afin de rattraper des années de sous-investissements. Et plusieurs États européens, dont la France, appellent leurs industriels à produire plus et plus vite. Non seulement pour reconstituer les stocks d’armements et de munitions livrés à Kiev, mais encore pour être prêts à faire face à toute éventualité, dont un conflit de haute intensité.

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Pour les politiques, les armées et les industriels, il s’agit de changer radicalement de façon de penser. «Les dividendes de la paix avaient fini par polluer aussi les esprits des militaires», soupire un très haut gradé. Les armées avaient fini par s’accommoder des services de soutien taillés au plus juste, d’armes performantes mais en nombre limité et de stocks réduits. «Le retour à la réalité est là», ajoute l’officier. À l’Élysée, on veut désormais «mettre le système sous contrainte» en obligeant tous les acteurs à assumer une part du risque. «Auparavant, les industriels visaient la rentabilité sur les seules commandes nationales», poursuit le militaire en déplorant aussi «l’aversion au risque» de la Direction générale de l’armement (DGA).

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Avec ses 413 milliards de crédits sur sept ans, la future loi de programmation militaire permettra-t-elle aux industriels de se mettre en mode «économie de guerre», comme l’enjoint Emmanuel Macron? «Non, elle n’est pas faite pour cela», tranche un autre haut gradé. «La notion d’économie de guerre peut couvrir un spectre assez large. Dans sa version la plus poussée, elle implique que toutes les capacités industrielles d’un pays soient mises au service des armées», explique Philippe Keryer, directeur général adjoint stratégie de Thales, qui vient de boucler une étude mondiale sur les risques géopolitiques et leurs impacts sur l’industrie de défense.

Maintenir les compétences

La France a un problème de volume d’armements et de stocks. Or, malgré la posture du politique, les industriels ne voient pas venir de nouvelles commandes. «Les industriels travaillent étroitement avec l’État pour être forces de proposition afin de réduire les cycles de production, dans certains cas, par deux ou par trois, et d’augmenter les volumes d’autant. L’industrie de défense est une des plus réglementées au monde, ce qui implique un temps long pour le développement et la production d’armement. Par conséquent, afin de se mettre en capacité de monter en puissance, les industriels ont besoin de visibilité, de temps et de moyens financiers», développe Philippe Keryer.

Afin de se mettre en capacité de monter en puissance, les industriels ont besoin de visibilité, de temps et de moyens financiersPhilippe Keryer, DG Stratégie de Thales

De l’avis de plusieurs experts, l’organisation mise en place pour l’avion de combat français Rafale doit servir de modèle pour d’autres programmes. L’idée est de dimensionner la ligne de production en tenant compte des prospects à l’international, en passant des commandes aux sous-traitants et en constituant des stocks de composants stratégiques. Si les contrats export se concrétisent, l’industriel peut rapidement augmenter sa cadence de production – celle du Rafale a triplé en quelques mois – et, si ce n’est pas le cas, l’État s’engage à compenser, en passant commande. Les stocks évitent les pertes de temps – de six à douze mois pour les récupérer – une fois le contrat signé.

Ce modèle permet aussi de maintenir les compétences jusque dans les profondeurs de la supply chain. Le dupliquer consoliderait l’indépendance de la France. Celle-ci «est singulière: elle ne dépend de personne pour concevoir et fabriquer tous les matériels dont ses armées ont besoin. C’est un formidable atout pour lequel la DGA a beaucoup œuvré grâce à sa vision long terme», assure le général Barrera, conseiller défense de Thales et vétéran de l’opération Serval, au Mali.

Se doter de capacités dans les puces électroniques

Autre piste, avancée par le motoriste et équipementier Safran: s’inspirer des méthodes éprouvées dans la production de biens civils. «Chez Safran, nous savons le faire, car nous appliquons les recettes du Leap (ce moteur équipe l’Airbus A320neo et Boeing 737 Max, NDLR), dont la production va augmenter de 50 % en 2023, par rapport à 2022, sur nos activités de défense», souligne Olivier Andriès, directeur général du groupe. Il assure être prêt à développer, en deux ans seulement, une version armée du Patroller, le nouveau drone de reconnaissance tactique de l’armée de terre, qui vient d’être certifié par la DGA.

L’industrie d’armement devra aussi sécuriser son accès aux composants critiques. Et, au premier chef, aux puces électroniques, sans lesquelles les armements et systèmes de communication, d’observation et de renseignement ne peuvent fonctionner. Or, ces puces sont fournies à 90 % par Taïwan, où opèrent les plus grands fondeurs de composants et de plaques de circuits intégrés tels que TSMC, numéro un mondial, et Winbond. «L’impact de la guerre en Ukraine sur l’économie européenne ne représente que un dixième de la déflagration que nous subirions si la Chine envahit Taïwan», assurent plusieurs industriels. Or, l’Europe tarde à réagir alors que les États-Unis, qui visent l’indépendance d’ici quatre à cinq ans, investissent dans des usines de puces. Notamment via les fonds (370 milliards de dollars) de l’Inflation Reduction Act (IRA), destinés à subventionner la transition énergétique de l’industrie américaine.

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L’Europe se donnera-t-elle les moyens de réagir? Il faut compter entre 40 et 50 milliards pour mettre en service une seule usine de semi-conducteurs avancés. «Le risque pour l’Europe est de passer d’une dépendance à Taïwan à une dépendance aux États-Unis», résume un observateur. En attendant un sursaut européen, l’industrie s’organise. Augmentation de capacité de design et de fabrication, organisation d’un écosystème de sous-traitants et installations de fonderies. Deux joint-ventures ont été créées: Lynred, associant Thales au motoriste Safran, en région parisienne, et UMS, basée en Île-de-France et en Allemagne, entre Thales et Airbus. Grâce à ces sociétés, la France est indépendante dans les puces intégrées dans les radios et radars militaires.

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