Gilles Kepel: «Comment la guerre en Ukraine redistribue les cartes au Maghreb»

Par Gilles Kepel. LE FIGARO

6 mars 2023

Écouter cet article

00:00/06:46

«Les ondes de choc des accords d'Abraham et de la guerre d'Ukraine impactent les relations entre l'Algérie et le Maroc, tout en mettant à l'épreuve la cohésion des trois États-membres de l'Union Européenne, l'Italie, la France et l'Espagne.»

«Les ondes de choc des accords d’Abraham et de la guerre d’Ukraine impactent les relations entre l’Algérie et le Maroc, tout en mettant à l’épreuve la cohésion des trois États-membres de l’Union Européenne, l’Italie, la France et l’Espagne.» LUCAS BARIOULET/Le Figaro

FIGAROVOX/TRIBUNE – Le directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure analyse les conséquences en Méditerranée occidentale de la guerre en Ukraine et des accords d’Abraham. L’affaiblissement de l’alliance entre la Russie et l’Algérie pourrait y redistribuer les cartes.

Cet article a aussi été publié sur le site américain al-monitor.com. Gilles Kepel est politologue, spécialiste de l’islam et du monde arabe, est éditorialiste pour Al-Monitor et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure.

La semaine du FigaroVoxNewsletter

Le samedi

Retrouvez les chroniques, les analyses et les tribunes qui animent le monde des idées et l’actualité. Garanti sans langue de bois.S’INSCRIRE


Les ondes de choc des accords d’Abraham et de la guerre d’Ukraine impactent les relations entre l’Algérie et le Maroc, tout en mettant à l’épreuve la cohésion des trois États-membres de l’Union Européenne, l’Italie, la France et l’Espagne, dans leurs relations avec leurs partenaires maghrébins.

L’Algérie tout d’abord se trouve contrainte à réexaminer son alignement sur la Russie, successeur de l’ancienne URSS, qui lui a fourni la quasi-totalité de son armement et a formé les cadres dirigeants de son appareil militaro-sécuritaire, lequel exerce la réalité du pouvoir depuis l’indépendance. La chute du mur de Berlin en 1989 s’était immédiatement traduite en Algérie par une crise de régime débouchant sur la guerre civile mâtinée de jihad, entre 1992 et 1997, avec ses centaines de milliers de morts. Le long règne d’Abdelaziz Bouteflika, de 1999 à 2019, a mis en place un «compromis historique» entre cet appareil, contrôlant l’État, et la mouvance islamiste exerçant une emprise croissante sur la société – tandis que les flux migratoiresconstants, légaux comme illégaux – vers l’Europe assuraient une fonction de soupape. Si le hirak a précipité la chute du président incapacité par la sénescence en 2019, la Covid-19, en interdisant la poursuite du mouvement, a permis au régime de se maintenir en place, dans une apparente continuité du pouvoir.

En janvier, le président Tebboune a critiqué la présence des mercenaires du groupe Wagner au Mali, aux frontières méridionales de l’Algérie, une déclaration inédite de distanciation par rapport à Moscou.Gilles Kepel

L’Algérie s’est fidèlement abstenue de voter contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie lors de tous les scrutins onusiens depuis un an, mais ses dirigeants sont dans l’incertitude quant à la capacité de Moscou de lui fournir ses équipements militaires à la même cadence, alors que le front ukrainien consume matériels et armements à un rythme accéléré. Il lui faut désormais rechercher de nouveaux fournisseurs, plus coûteux, en Occident. Ainsi le budget militaire, qui était déjà le deuxième du monde par rapport au PIB (6%, derrière l’Arabie saoudite avec 8 %), a été doublé pour l’exercice 2023, et atteint les 20 milliards d’euros. Ce bond en avant est rendu possible par la manne des exportations de gaz, en hausse très sensible vers l’Europe, et d’abord vers l’Italie, qui cherchait à compenser ainsi l’arrêt des achats d’hydrocarbures russes, en conséquence du boycott décidé par Bruxelles. Toutefois, certains observateurs doutent de la capacité de la compagnie nationale Sonatrach, marquée par une gestion à la soviétique et aux infrastructures vieillissantes, à tenir ses engagements, sauf à engager une urgente réforme et à recourir à des technologies occidentales.

À lire aussiGilles Kepel: «Nous sommes entrés dans une nouvelle phase du djihadisme»

En janvier, le président Tebboune a critiqué la présence des mercenaires du groupe Wagner au Mali, aux frontières méridionales de l’Algérie – une déclaration inédite de distanciation par rapport à Moscou -, puis a reporté sa visite prévue pour février dans cette capitale, à la satisfaction de Washington. En visite cette semaine à Alger, le président du Conseil national de sécurité russe, M. Nikolai Patroushev, a certainement pesé en sens opposé. C’est dans ce contexte stratégique nouveau qu’il faut lire le voyage d’Emmanuel Macron à Alger en août dernier, et les nombreuses ouvertures françaises, même si les crispations de l’establishment militaro-sécuritaire en ont empêché à ce jour la concrétisation. Le chef d’État-major, le général Saïd Chengriha, s’est néanmoins rendu à Paris le 24 janvier, reçu par le ministre français de la Défense – une première depuis 17 ans. Depuis lors, l’ambassadeur à Paris a été rappelé en consultations suite à l’exfiltration de Tunisie vers Lyon d’une franco-algérienne que les autorités d’Algérie souhaitaient emprisonner, signe de nombreuses hésitations face aux difficiles choix stratégiques auxquels le régime est confronté.

Les gigantesques dépenses militaires de l’Algérie – outre qu’elles enrichissent la hiérarchie de l’armée – sont principalement liées à l’antagonisme envers le voisin marocain au sujet du Sahara.Gilles Kepel

Les gigantesques dépenses militaires – outre qu’elles enrichissent la hiérarchie de l’armée – sont principalement liées à l’antagonisme envers le voisin marocain au sujet du Sahara. Alger est le parrain du Front Polisario, qui réclame l’indépendance de l’ancienne colonie espagnole du Sahara occidental, dont la plupart du territoire a été intégré au Royaume chérifien suite à la «Marche Verte» de 1974. Riche en ressources halieutiques et en phosphates, elle contribue au contrôle par Rabat de quelque 70 % du total mondial, assurant au royaume une rente minière. La guerre d’usure entre les deux États maghrébins à ce propos dure depuis presque un demi-siècle, et constitue un irritant majeur, tant pour le développement de l’Afrique du Nord que pour les relations avec les voisins Européens de la rive nord. Ces derniers s’étaient accordés sur un prudent consensus juridiquement en accord avec l’ONU qui considère ce territoire de 266 000 km 2 comme «non-autonome» dont le statut doit être réglé par référendum, mais entérinant de fait la souveraineté marocaine. Les accords d’Abraham, par lesquels les États-Unis (ainsi qu’Israël, les Émirats et Bahreïn) ont reconnu de jure en décembre 2020 la «marocanité» de celui-ci en échange de la reconnaissance de l’État hébreu par le royaume chérifien, ont constitué un chiffon rouge pour Alger, qui a vitupéré «le Mossad à nos portes», et renforcé la main de Rabat. À tel point que le Maroc a adopté une posture de représentant non-aligné du «Sud global» en s’abstenant lors du vote des résolutions onusiennes de mars 2022 condamnant l’invasion de l’Ukraine. Récemment, il a changé d’attitude et voté favorablement le 23 février dernier – d’autant plus que l’Algérie y confirmait son abstention.

À lire aussiPierre Vermeren: «Islamistes et nationalistes se disputent le pouvoir au Maghreb, mais la majorité de la population ne pense qu’à survivre»

Le fort soutien américano-israélien a permis au royaume d’augmenter la pression sur les États de l’UE pour qu’ils reconnaissent la marocanité du Sahara : l’Allemagne et l’Espagne ont obtempéré en 2022 – ce dernier État s’étant vu interdire en rétorsion tout commerce avec l’Algérie – tandis que la France fait de l’équilibrisme entre les exigences contradictoires de ses deux anciennes colonies. Les relations avec Rabat connaissent un étiage historique, la visite d’État d’Emmanuel Macron étant sans cesse repoussée.

Face à cette instabilité préoccupante en Méditerranée occidentale, la France et l’Italie, qui y sont les deux principales puissances navales, signataires en novembre 2021 du traité du Quirinal renforçant leur coopération bilatérale, ont organisé une rencontre de haut niveau à Rome le week-end dernier. La sécurité maritime, sur des eaux où les boat people venant d’Afrique du Nord et de Turquie affluent, au péril de naufrages réguliers, constitue un impératif d’autant plus urgent dans un contexte chamboulé par les séquelles régionales des accords d’Abraham et de la guerre en Ukraine.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :