
STEPHANE DE SAKUTIN / AFP
Tribune
Par Pierre Lellouche , ancien ministre, président de l’association « Les Chantiers de la Liberté ». Membre émérite du Conseil de la NTI (Washington)
Publié le 22/03/2023 MARIANNE
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Guerre en Ukraine : « Le centre de gravité de l’UE et de l’Otan a basculé vers l’Europe centrale et de l’Est »
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Les États-Unis envoient des armes toujours plus puissantes à l’Ukraine. La Pologne va plus loin avec la livraison d’avions de combat. Les tensions montent. Mais jusqu’où ? se demande Pierre Lellouche, ancien ministre et président de l’association Les Chantiers de la Liberté.
Un haut responsable du Pentagone, cité par le Washington Post, peu avant l’été, illustrait ainsi l’imposante montée en gamme d’armes américaines, et occidentales, livrées à l’Ukraine : c’est, disait-il joliment, « la stratégie de la grenouille dans la bouilloire ». La grenouille est bien entendu russe, et il s’agit, petit à petit, à mesure que la température monte, de lui faire accepter la livraison d’armes de plus en plus puissantes en Ukraine, des armes destinées à saigner son armée, sans amener à déclencher une réaction intempestive, nucléaire en particulier, du côté du Kremlin. Au tout début de la guerre, l’administration Biden avait annoncé qu’elle ne se mêlerait pas directement du conflit, et qu’elle se bornerait à des sanctions purement économiques « sans précédent », comme la saisie de trois cents milliards de dollars des réserves de la Banque centrale russe déposés dans des institutions occidentales. Et pour bien se faire comprendre, Joe Biden a même retiré ses conseillers militaires d’Ukraine quelques jours avant l’invasion russe, que les services de renseignements américains avaient parfaitement anticipée.
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Mais depuis un an, beaucoup d’eau a coulé dans le lit du Dniepr. Le fiasco militaire russe du mois de mars 2022 devant Kiev, puis le retrait piteux des forces russes vers le Donbass, a convaincu les Américains de s’engager pleinement sur le terrain, à hauteur de 113 milliards de dollars pour l’année écoulée, dont un bon tiers d’armements. Des systèmes d’armes de plus en plus sophistiqués, telles que les fameux lance-roquettes HIMARS, une artillerie ultra-précise à très longue portée. Et depuis février 2023, une panoplie de blindés légers, de canons autoportés, de bombes intelligentes JDAM et autres drones, assortie d’une couverture aérienne de plus en plus efficace. Mais jusqu’à présent, les Américains se sont bien gardés de livrer eux-mêmes des chars de combat lourds de type Abrams, laissant cette responsabilité aux Européens avec leurs fameux Leopards 2 allemands. Jusqu’à présent également, Washington a refusé de livrer toute arme qui puisse atteindre le sol russe en profondeur, qu’il s’agisse des missiles ATACMS de 300 kilomètres de portée, ou plus encore d’avions de combat F-16. « Pas question », a dit Joe Biden.
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C’est pourtant ce tabou des avions de combat que vient de briser spectaculairement la Pologne, en annonçant publiquement ces derniers jours, la livraison très rapide de 17 chasseurs de fabrication soviétique, MiG-29, en faveur de l’armée de l’air ukrainienne. L’escalade se poursuit donc du côté occidental, face à l’enlisement constaté sur le terrain tout au long d’une ligne de front d’un millier de kilomètres à l’est de l’Ukraine. Depuis les contre-offensives victorieuses ukrainiennes de l’été dernier, l’hémorragie d’hommes et de matériels se poursuit, et l’on prend conscience, à Washington comme à Bruxelles, que le temps ne joue pas nécessairement en faveur des Ukrainiens. D’où la décision polonaise de voler au secours de son voisin, sans apparemment prévenir qui que ce soit.
ESCALADE
La signification de ce geste, immédiatement imité par les Slovaques, est tout sauf anodine. Elle montre d’abord que le centre de gravité de l’Union européenne (UE), comme celui de l’Alliance atlantique, a bel et bien basculé vers l’Europe centrale et de l’Est, c’est-à-dire vers les pays les plus inquiets et les plus déterminés à en finir avec ce qu’ils considèrent comme « l’ADN impérialiste » de la Russie. À noter que les États-Unis se sont bien gardés d’intervenir publiquement dans cette décision, laissant les Européens gérer eux-mêmes les conséquences d’une telle escalade.
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La Pologne comme la Slovaquie sont membres de l’Otan. En cas de riposte russe sur leur sol, pour interrompre par exemple le transfert de ces avions de combat vers l’Ukraine, l’article 5 de l’Otan devrait être enclenché et nous ferions collectivement face à un affrontement direct avec la Russie. Il est de bon ton, dans les capitales occidentales, et surtout à Bruxelles de considérer que la grenouille, habituée à une eau de plus en plus chaude, se contentera une fois de plus, sinon de ne rien faire, en tout cas de ne rien faire au niveau nucléaire. Souhaitons que ces optimistes soient dans le vrai. La livraison d’armes, même offensives, même très sophistiquées, ne vaut pas pour autant cobelligérance au sens du droit international. Mais dans la pratique, chacun sait des deux côtés que beaucoup des armes modernes livrées sont employées avec l’aide de coordonnées fournies par les satellites et les avions d’observation américains.
« On attend toujours une ligne claire du côté français »
De l’aveu même de responsables ukrainiens cités dans la presse américaine, chaque tir de missile HIMARS, par exemple, n’est engagé qu’à partir de coordonnées recueillies par des satellites et autres moyens de reconnaissance américains, puis transmises depuis une base américaine en Allemagne. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’incident aérien spectaculaire qui vient d’opposer deux Soukhoï russes à un drone Reaper américain au-dessus de la mer Noire. Dans cette même mer Noire, en septembre dernier, le croiseur amiral de la flotte russe, le Moskva, avait été coulé par un missile de croisière ukrainien paramétré à partir de données recueillies par les Américains.
Souhaitons que ceux qui ont en charge la stratégie de la bouilloire et de la grenouille, soient bien conscients des risques que cette guerre fait courir à tout moment à l’ensemble des Européens. Au passage, on attend toujours une ligne claire du côté français, appuyée sur un vrai débat (enfin !) devant la représentation nationale.
Par Pierre Lellouche