Éditorial
LE MONDE, 27 mars 2023
Le report de la visite de Charles III à Paris, en raison du mouvement social, illustre combien la France, avec son président aux larges pouvoirs, ses corps intermédiaires affaiblis et sa tradition éruptive, fait figure de phénomène.
Le langage diplomatique de Downing Street masque à peine l’ampleur du camouflet essuyé par Paris : la décision de reporter la venue en France du roi Charles III « a été prise avec l’accord de toutes les parties après que le président français a demandé au gouvernement britannique de reporter la visite ».
Alors que la France pouvait s’enorgueillir d’avoir été choisie par le nouveau chef de l’Etat britannique pour sa première visite officielle à l’étranger, l’obligation dans laquelle s’est trouvé Emmanuel Macron d’y renoncer à la dernière minute, vendredi 24 mars, sonne comme une humiliation. Au lieu d’inaugurer sa mini-tournée européenne de retrouvailles post-Brexit en descendant les Champs-Elysées en compagnie de son homologue français, Charles d’Angleterre la démarrera jeudi 30 mars à Berlin par un discours devant le Bundestag.
Le président français, que les manifestations répétées dans tout le pays ne font pas dévier sur la réforme des retraites, a dû, en renonçant à accueillir le roi d’Angleterre, tenir compte pour la première fois de façon explicite et retentissante de la mobilisation de la rue. Les opposants au projet gouvernemental, en amenant M. Macron à bousculer le voyage d’un dirigeant étranger, ont, de fait, donné au conflit qui agite la France une dimension européenne.Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Retraites : l’inflexibilité d’Emmanuel Macron inquiète ses propres troupes
Non que l’annulation de l’étape française de Charles III remette en cause la volonté commune, de part et d’autre de la Manche, d’afficher sa solidarité dans le contexte de la guerre en Ukraine et de relancer la coopération. Dans la tradition britannique, les voyages royaux ont surtout une fonction « émolliente », préparant le terrain aux diplomates et aux responsables politiques. Or Rishi Sunak et Emmanuel Macron ont mis en scène, le 10 mars, à l’Elysée, le « nouveau départ » des relations franco-britanniques.
Violences récurrentes
Le report de la visite royale, en projetant la crise française sur la scène continentale, met en lumière la double incompréhension dont elle fait l’objet chez nos voisins : comment le report de l’âge de la retraite à 64 ans, âge souvent nettement inférieur à celui en vigueur chez nos voisins, peut-il mettre sens dessus dessous un pays comme la France ? Comment l’exécutif d’un pays qui prétend jouer un rôle de leader dans l’Union européenne, peut-il se révéler à ce point incapable de gérer par le dialogue un conflit politique interne ? Des questions auxquelles il n’est pas inutile, loin de là, pour les Français, de rechercher des réponses.
Lire le décryptage : Article réservé à nos abonnés Retraites : pourquoi il est peu pertinent de comparer les systèmes européens
La France n’est évidemment pas le seul pays d’Europe à connaître des querelles politiques et des contestations sociales. Mais il est l’un des rares où le recours à la violence apparaisse comme un passage récurrent pour les régler. Certes, un peu partout, le fonctionnement des démocraties est interrogé, la stabilité des gouvernements de plus en plus incertaine, les partis politiques toujours plus mouvants et fragmentés.
Mais la France, avec son président aux larges pouvoirs, son Etat supposé omnipotent, ses corps intermédiaires affaiblis et sa tradition éruptive, fait figure de phénomène. Dans aucun des trois autres pays européens − Allemagne, Italie, Royaume-Uni − étudiés récemment par l’enquête réalisée par l’institut OpinionWay pour le Cevipof publiée dans Le Monde, le niveau de défiance envers les institutions n’atteint celui de l’opinion française.
La crise politique et sociale qui secoue le pays exige de s’attaquer d’urgence aux multiples causes de cet inquiétant décrochage, sauf à accroître les risques d’isolement de la France en Europe, voire de déclassement.
Le Monde.