Par Jacques Julliard. LE FIGARO
Publié le 02/04/2023
CHRONIQUE – L’historien et essayiste, dresse un constat implacable du déclin de la France. Souvent désignées comme coupables, nos institutions sont au contraire, selon lui, la dernière chose à changer dans le pays.
Jacques Julliard est éditorialiste pour le journal Marianne.
Je viens de parcourir les chroniques mensuelles que j’ai données au Figaro depuis six ans, c’est-à-dire depuis les débuts de la présidence d’Emmanuel Macron.
La tonalité en est crépusculaire, avec une tendance à l’aggravation.
Est-ce moi qui vieillis mal, ou est-ce la France qui s’affaisse? Je crains, malheureusement, que la seconde hypothèse soit la bonne. Scandée par le soulèvement des «gilets jaunes», l’épreuve du confinement pour résister au Covid, et maintenant l’émeute de la réforme des retraites, c’est une succession d’épisodes convulsifs et de phases de frustration, une alternance du désordre et de l’apathie, de velléités sans lendemain ou de résignation et de repli. Dans tous les cas, la pente est descendante: et dire que nous avons un président jeune, qui promettait à la France la reprise de la marche en avant! Plus que cela: la Révolution, du nom de son livre programme. En fait de révolution, nous n’avons que le chambard.
Notre jeunesse
Durant les années de Gaulle, prolongées par Pompidou et Giscard, la France a connu, dans tous les domaines, une ascension continue, prolongée par le plateau des années Mitterrand, et depuis, la descente, d’abord imperceptible, aujourd’hui accélérée, et bientôt vertigineuse. N’allez pas surtout croire que le bonheur nous rendait heureux: il faut rappeler que de Gaulle a été détesté, vilipendé, attaqué mille fois plus que tous ses successeurs réunis. C’est bien simple: la gauche le traitait de fasciste, et la droite fomentait des attentats contre lui. Il n’y avait que le peuple qui parût content, mais il était bien le seul. Pour mettre fin à ce don gratuit de l’Histoire à la nation française, il a subi au terme de son principat un assaut en règle, injuste, coloré, magnifique et dérisoire à la fois: Mai 68. Un épisode devenu mythique, qui a fini par le chasser, mais que lui seul avait rendu possible: une imposture créatrice. Alors que ce que nous vivons aujourd’hui…
Que l’on me permette un bref instant de nostalgie. Oh! Juste un paragraphe, un soupir, comme l’on dit en termes musicaux. Alors la France était respectée, admirée, et même aimée dans le monde. Contre l’OAS, contre une grande partie de la classe politique, de Gaulle – et à lui seul, ne l’oublions pas! – avait mis fin à la malaventure coloniale et à la guerre d’Algérie. Son portrait était porté par les foules africaines. Entre le totalitarisme communiste et l’impérialisme américain, il apparaissait à lui seul, à tort ou à raison, comme un chemin original. Le véritable tiers-monde, c’était lui! À l’intérieur, l’économie était en plein essor, les institutions fonctionnaient. Naturellement, il avait contre lui toutes les soi-disant élites, le complot misérable des politiciens et des intellectuels. Il le savait du reste depuis toujours. Malraux et Mauriac n’étaient que de splendides exceptions, vilipendées par leurs congénères… Je m’arrête là. Je pourrais continuer – Mais alors vous, qu’étiez-vous à l’époque? – Oh rien, une sorte de gaulliste de gauche, denrée un peu paradoxale, ou plutôt un gauchiste de Gaulle…
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Trêve de nostalgie. Il faut bien se résigner à revenir au présent, c’est-à-dire au cauchemar. Pour résumer: une désindustrialisation massive qui, depuis le début du siècle, a diminué de près de moitié notre potentiel et nous a fait perdre le contact avec nos amis allemands, qui désormais nous regardent avec condescendance. Une dette publique de près de 3000 milliards, véritable poudrière à la merci d’une hausse des taux d’intérêt, le sabotage de notre nucléaire civil, l’aggravation de la pauvreté (9 à 10 millions de pauvres, dans les termes de l’Insee) la perte du contrôle de l’immigration, la crise hospitalière, l’effondrement scolaire, qui nous met à l’arrière-garde de l’Europe dans les classements internationaux.
Pour compenser la paupérisation qui nous guette, l’augmentation de 50 % de la prime d’activité en réponse à la crise des «gilets jaunes», le «quoi qu’il en coûte», c’est-à-dire la prise en charge par l’État des conséquences du Covid ; des boucliers tarifaires pour compenser la hausse du prix de l’énergie. Dans un monde d’où le socialisme a disparu, sinon sous la forme de la dictature et de la guerre, la France est devenue le conservatoire de ses ambitions passées. Mais on ne pourra indéfiniment combiner la perte de notre production avec la hausse de notre consommation. L’individualisme ravageur qui nous tient désormais lieu de modèle social accompagne notre déclin, mot qu’il est interdit de prononcer à défaut de le combattre.
Les coupables? Au premier chef les partis politiques qui se saoulent délibérément de leur propre médiocrité et s’affaissent sur eux-mêmes, en entraînant dans leur abaissement le pays tout entier. Voyez-les à l’œuvre au Parlement. L’absence de majorité lors de la dernière élection législative a affaibli l’exécutif et re-parlementarisé la France.
Le président, accusé de despotisme, est saisi de paralysie, humilié au point de devoir annuler la visite officielle du roi d’Angleterre, Charles IIIJacques Julliard
Le résultat passe les espérances. L’Assemblée nationale transformée en champ de foire ou en cour de récré, comme on voudra, où le débraillé du langage le dispute à celui du vêtement, par le soin des Insoumis et plus encore des Insoumises ; l’impuissance érigée en norme constitutionnelle, le président de la République traité de «forcené de l’Élysée» et comparé à Caligula (1) dans la bouche de Mathilde Panot, présidente du groupe des Insoumis ; les socialistes incapables de se dissocier de cette bouffonnerie, tandis que Les Républicains étalent le spectacle de leurs divisions et de leurs ambitions personnelles. Pendant ce temps, le président, accusé de despotisme, est saisi de paralysie, humilié au point de devoir annuler la visite officielle du roi d’Angleterre, Charles III.
Tous constitutionnalistes
Dans tous les pays du monde, lorsque la maison brûle, les voisins oublient un moment leurs querelles, ils aident à dérouler les tuyaux d’incendie ; au besoin ils font la chaîne avec des seaux d’eau. En France, grande nation d’intellectuels, on nomme une commission sur les causes du sinistre et l’on convoque des architectes pour tracer sans tarder les plans d’un nouvel édifice.
Eh bien! C’est le moment que choisissent les spécialistes de droit constitutionnel – il y a dans l’âme de chaque Français un bricoleur de Constitution qui sommeille – pour sonner l’hallali et déclarer qu’il est temps de changer nos institutions. On l’attendait, celle-là. Et dans quel sens, je vous prie? Dans celui du désordre et de l’impuissance, naturellement, avec renforcement des pouvoirs de cette Assemblée nationale structurellement incohérente.
Les Français d’aujourd’hui se laisseraient difficilement dépouiller de ce pouvoir que le général de Gaulle a confié au peupleJacques Julliard
Trois accusés: le 49.3, le scrutin majoritaire à deux tours, l’élection du président de la République au suffrage universel. Le 49.3 avait été conçu par les rédacteurs de notre Constitution, approuvée par les quatre cinquièmes des Français pour obliger l’Assemblée, dans un régime qui demeurait d’essence parlementaire, à la responsabilité, selon l’adage: «On ne détruit que ce que l’on remplace.» Le scrutin majoritaire, quant à lui, joua un rôle décisif dans la stabilité de la VeRépublique, au rebours de la représentation proportionnelle, qui comme son nom l’indique, représente les Français, mais les dispense de former entre eux une majorité propre à gouverner.
L’élection du président au suffrage universel, enfin, va dans le même sens ; du reste les Français d’aujourd’hui se laisseraient difficilement dépouiller de ce pouvoir que le général de Gaulle a confié au peuple. En un mot comme en cent, la dernière chose à changer dans ce pays immobiliste, ce sont les institutions. Ce sont elles qui, quelle que soit la personnalité du président, nous mettent à l’abri des derniers malheurs.
L’ardente obligation du Plan
Tout ce que le socialisme a de socialement utile, après l’effondrement des régimes autoritaires qui se réclamaient frauduleusement de lui, s’est réfugié dans l’idée de planification, c’est-à-dire d’élaboration concertée entre les divers groupes sociaux d’un avenir commun. Sous sa forme contraignante pratiquée dans les anciens pays communistes, elle avait pour inconvénient de brider l’initiative individuelle et la créativité qui a toujours été et demeure la grande force du système capitaliste.
Sous sa forme libérale et indicative, elle a pour but de coordonner les initiatives et de leur donner des objectifs communs et utiles à l’ensemble de la société. On ne manquera pas de faire remarquer qu’Emmanuel Macron, qui comprend toute chose et agit en sens inverse, a prétendu ressusciter la planification à la française, en en confiant le soin à François Bayrou. Depuis, on n’en a plus entendu parler.
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Pour faire bonne mesure, il a même au lendemain de sa réélection, institué un Conseil national de la refondation, dont les initiales, CNR, ont été pensées pour évoquer le Conseil national de la Résistance. Il s’agissait en somme, et rien n’était plus opportun, de mettre en place, comme à tous les grands tournants de l’Histoire de la France moderne, des états généraux de la société. C’est une institution mort-née, comme si Emmanuel Macron s’ingéniait à invalider d’avance toutes les procédures qui en France ont historiquement présidé au renouveau et à la concorde des citoyens. Il faut avouer que c’est un grand illusionniste.
On ne recrée pas les états généraux et la planification sans susciter d’abord un mouvement convergent, dans les esprits et dans les volontés: telle est même la fonction principale, préalable à tout autre, du président de la République, dans la lignée du refondateur de nos institutions: le général de Gaulle. Car, dans mon esprit, ce renouveau de la planification, auquel j’appelle, ne devrait pas concerner exclusivement l’économique ; il devrait inclure le social, et notamment l’élaboration d’une nouvelle philosophie du travail, pour faire droit à l’aspiration sous-jacente à tous les mouvements sociaux actuels.
La France a eu souvent besoin de toucher le fond pour amorcer d’un élan décisif les conditions de la remontée : c’est alors qu’elle commence à prouver qu’elle est une nationJacques Julliard
Devant la carence d’Emmanuel Macron et de ses états-majors, cette tâche incombe à la social-démocratie. Encore faudrait-il, on en revient toujours là, que celle-ci prenne le risque d’exister. Pour l’heure, elle n’en prend pas les moyens. Il y a pourtant en son sein des hommes et des femmes tels que François Hollande, Bernard Cazeneuve, Manuel Valls, Carole Delga, persuadés de la nécessité de ce que je ne fais ici que rappeler. On en revient toujours à la formule d’Épictète, qu’Eduard Bernstein, le grand penseur du révisionnisme marxiste, appliquait à la social-démocratie: «Qu’elle ose paraître ce qu’elle est.»
La douceur du déclin et l’attente du renouveau
Oui, la France est orpheline de la social-démocratie comme elle l’est de Charles de Gaulle ; deux façons complémentaires d’incarner et de mettre en œuvre le patriotisme, qui n’a rien à voir avec le nationalisme, mais qui est l’inverse de cet individualisme petit-bourgeois, qui prend les apparences de l’esprit libertaire, mais qui n’est que le consentement au déclin collectif.
Ici s’arrêtent la tâche et les pouvoirs du chroniqueur. Il ne saurait substituer ses idées ni même ses espoirs à celles et ceux de ses compatriotes. Mais il sait, de toute sa conscience historique, que la France a eu souvent besoin de toucher le fond pour amorcer d’un élan décisif les conditions de la remontée: c’est alors qu’elle commence à prouver qu’elle est une nation, c’est-à-dire un ensemble solidaire et volontaire. De Jeanne d’Arc à Charles de Gaulle en passant par Danton et Clemenceau, elle trouve alors les héros qui l’aident à reprendre collectivement conscience d’elle-même. Nous sommes une nation à courant alternatif, on ne nous changera pas. Nous n’avons fait jusqu’ici que savourer les douceurs du déclin, peut-être faut-il, conformément à notre Histoire, qu’il se transforme en épreuve et même en malheur pour susciter en son sein les conditions et les hommes d’un renouveau. C’est, comme on dit justement, tout le mal que je nous souhaite. À moins qu’une conscience accrue de nos constantes historiques nous incite par bonheur à devancer l’appel.
(1) Au passage, que Mme Panot, qui ne paraît pas avoir lu Suétone, sache que Caligula, parvenu au pouvoir avec l’aide du préfet du prétoire, un certain Macron – cela ne s’invente pas – fut très populaire dans le peuple grâce à son libéralisme et à ses libéralités, mais se heurta très vite, avant de devenir fou, à toutes les élites gouvernantes à Rome et notamment au Sénat…
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Tout à fait d’accord avec l’analyse de M. Julliard sur notre déclin. On me permettra néanmoins d’être beaucoup plus sceptique sur le choix d’un François Hollande pour nous en sortir…
ARTOFUS