«Seulement 40 pièces d’artillerie disponibles» : quel est vraiment l’état des stocks de l’armée française?

Par Arthur Bijotat et Fig Data

3 avril 2023. LE FIGARO

ANALYSE – Le conflit en Ukraine et la faible livraison d’armes à Kiev par Paris ont mis en lumière l’insuffisance des réserves tricolores.

Les masques, et désormais les munitions ? Un an après l’invasion russe en Ukraine, une petite musique revient avec insistance dans l’opinion : la France ne disposerait pas des stocks nécessaires à la conduite d’une guerre de haute intensité semblable à celle qui se déroule actuellement à l’est de l’Europe. La faute à une politique de flux, la même qui était en vigueur dans le système de santé avant l’épidémie, mais qui suffisait à alimenter nos troupes en opérations extérieures. L’offensive de Moscou a bouleversé les certitudes. Et l’heure semble désormais à l’éventualité d’un affrontement majeur entre puissances comme depuis le 24 février.

L’analyse des stocks tricolores par Fig Data laisse apparaître une armée sous-équipée pour ce type d’engagement, plus que limitée en munitions comme en équipements. Une situation jugée intenable, «tant au regard du contexte stratégique actuel que des ambitions militaires de la France» par un récent rapport parlementaire et qui semblerait être un élément expliquant notre aide limitée à Kiev par rapport à nos proches voisins européens — 0,07% du PIB selon le Kiel Institute for the World Economy.

«L’artillerie la moins bien dotée de l’UE»

Les canons CAESAR, emblématiques du soutien militaire de l’Hexagone à Kiev, étaient par exemple au nombre de 76, avant le début du conflit. En retirant les 30 exemplaires transférés aux Ukrainiens, notre réserve n’est déjà plus que de 46. Si l’on applique le taux de disponibilité le plus récent, 65% en 2020, le nombre de pièces prêtes à être utilisées descend à 30. Sous l’hypothèse d’engagement majeur (HEM), soit le terme contractuel utilisé dans l’armée pour désigner la haute intensité, qui se caractérise par une forte attrition en hommes comme en matériel.

«Notre armée dispose de l’artillerie la moins bien dotée de l’UE, rapportée au poids militaire français sur le continent», décrypte Léo Péria-Peigné, auteur d’une note sur ce sujet pour l’IFRI (Institut français des relations internationales). Ainsi de nos lance-roquettes unitaires (LRU), version tricolore des fameux HIMARS américains, si efficaces sur le terrain du Donbass ukrainien. Selon le ministère des Armées, la France disposait de 13 pièces début 2021. Trois auraient été transmises à Kiev en octobre dernier. Et quatre ne fonctionneraient pas, d’après le vice-président de la commission des Affaires étrangères du Sénat, dont une serait même un «pot de fleurs»…

Nos partenaires ont bien compris ce retour en grâce de l’artillerie. Ainsi de la Pologne qui a commandé, auprès de la Corée du Sud, 672 obusiers automoteurs K-9 « Thunder » de 155 mm. 288 lance-roquettes multiples K239 Chunmoo doivent par ailleurs être livrés à Varsovie. Sans compter la vente de 18 HIMARS, approuvée par Washington en février. 500 autres pourraient suivre. De quoi faire de la Pologne un géant militaireet la première armée de l’UE. Loin, très loin devant la défense française et son armée «bonsaï», capable de «tout faire» mais de manière infime.

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«Si nous devons partir en guerre à l’heure actuelle, c’est avec moins de 40 pièces d’artillerie disponibles», alerte le chercheur à l’Observatoire des conflits futurs. Ces difficultés n’épargnent pas non plus les chars Leclerc. Sur les 222 annoncés, seuls 54% sont disponibles. «Nous en avons une centaine apte au fonctionnement», résume Léo Péria-Peigné. Cette faible réserve d’équipements se double d’un stock de munitions également inquiétant.

Depuis 1991, la France est passée à une logique de flux, se substituant à celle des stocks constitués tout au long de la Guerre froide. Ceux-ci sont «vendus, démantelés ou détruits, tandis qu’une partie des infrastructures de stockage libérées est vendue ou mise à l’arrêt», développe un rapport d’information parlementaire. À partir de 2011, six dépôts de munitions ont été fermés pour économiser quelques lignes budgétaires. La France s’appuyait aussi régulièrement sur ses alliés. Comme lors de l’opération Harmattan en Libye, avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, où Paris avait dû quémander des munitions à guidage laser, faute de stocks.

L’invasion russe de l’Ukraine et leur consommation massive ont mis en exergue «l’insuffisance des parcs opérationnels français, réduits au strict minimum après deux décennies de disette», précise le chercheur à l’IFRI, en évoquant un potentiel affrontement entre puissances étatiques.

100 000 charges en cinq jours dans le Donbass

Lors des combats de Sievierodonetsk et de Lyssytchansk, avant l’été, les hommes de Vladimir Poutine tiraient quotidiennement environ 20 000 obus. En cinq jours, l’armée russe consommait l’équivalent de ce qu’ont utilisé nos canons CAESAR en treize ans de service en Afghanistan, en Irak, au Mali ou à l’entraînement. Un vrai «changement d’univers» pour François Heisbourg, ancien diplomate et conseiller spécial auprès de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). «L’ensemble des États de l’Union européenne, à l’exception notable de la Pologne, et peut-être de la Finlande, ne disposent pas de stocks opérationnels pour mener un conflit de haute intensité d’une durée comparable à celui provoqué par Moscou», rappelle-t-il. La guerre a néanmoins agi comme un brutal électrochoc.

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En témoigne la nouvelle loi de programmation militaire annoncée par Emmanuel Macron pour 2024-2030. La précédente LPM prévoyait déjà 110 millions d’euros supplémentaires entre 2022 et 2025 afin d’acquérir «des munitions sur des segments fragiles». Ce montant s’ajoute aux deux milliards de commandes par ailleurs promis pour cette année. Tout ceci demandera cependant du temps avant de vraiment remplir nos stocks.

L’armée française est-elle prête pour la guerre de haute intensité ?

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«10 à 20 mois pour les obus simples»

Nexter, qui fabrique à l’heure actuelle quatre canons CAESAR par mois, promet d’en confectionner huit en 2024. Afin d’élaborer des munitions, l’industriel Eurenco, qui produit l’indispensable poudre, a annoncé une relocalisation d’usine à Bergerac (Dordogne). Le projet est de produire, au premier semestre 2025, 95 000 obus pour la France et les pays alliés.

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Malgré cela, renforcer les capacités de production n’est pas si évident. François Heisbourg estime à «deux ans» le temps de créer une nouvelle chaîne, c’est-à-dire «construire l’usine, acheter des machines, recruter du personnel habilité, satisfaire les contraintes de sécurité, etc…». Et même lorsque les industries existent, les temps de livraison peuvent s’allonger au-delà du raisonnable. «10 à 20 mois pour les obus de 155 mm simples», indique à titre d’exemple le rapport de l’Assemblée nationale précité. Le délai augmente jusqu’à «4 à 5 ans» pour un missile anti-navire Exocet.

La France va-t-elle conserver son rang ?

Leur prix peut de surcroît constituer un frein. Un obus classique coûte 6 000 euros tandis qu’un obus «Bonus», toujours de 155 mm mais plus sophistiqué, se vend 24 000 euros. Nos LRU (lance-roquettes unitaires) utilisent des munitions pouvant atteindre 88 000 euros l’unité. «Si vous enlevez l’inflation et le coût des matières premières, l’augmentation des crédits reste faible. Et l’armée de Terre ne va pas en bénéficier», explique Léo Péria-Peigné à propos des 413 milliards alloués pour 2024-2030.

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Si la France dispose d’un formidable atout avec sa dissuasion nucléaire, la reconstitution de stocks massifs pourrait être un avantage à divers titres : être prêt à la haute intensité, demeurer un facteur de stabilité ou peser diplomatiquement. «Se préparer pour l’Ukraine n’a pas grand sens mais beaucoup d’enseignements tirés ne doivent pas être négligés. C’est l’avenir qu’il convient d’anticiper», conclut le chercheur à l’IFRI. Un défi indispensable et essentiel si la France souhaite conserver son rang.

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C’est bien sûr du mauvais esprit de ma part, mais il y a une question qui n’a l’air d’inquiéter personne: sait-on seulement si notre armée, dans son état et sa composition actuels, serait capable de contenir de simples soulèvements intérieurs dans le pays, s’ils intervenaient un jour? ARTOFUS

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