Jean-Pierre Robin: «Le capitalisme woke divise l’Amérique et déstabilise le modèle social européen»

Par Jean-Pierre Robin. LE FIGARO

10 avril 2023

Larry Fink, créateur et président de BlackRock, a été contraint de démentir formellement que «le capitalisme des parties prenantes», auquel il croit, soit «un capitalisme woke».  Stefan Wermuth/Bloomberg

CHRONIQUE – Le wokisme, doctrine sociale de Wall Sreet et des fonds de pension.

Pour la première fois depuis son élection à la Maison-Blanche en novembre 2020, le président Joe Biden a usé de son droit de veto le 20 mars 2023. Ce fut pour rejeter la loi limitant des «investissements responsables» dans les fonds de pension.

À l’initiative des républicains, le Congrès avait adopté trois semaines plus tôt un texte interdisant aux gestionnaires de fonds de prendre en compte des critères environnementaux, sociaux ou de gouvernance (ESG) dans leurs investissements. Cette interdiction menace «l’épargne pour les retraites en rendant illégale la prise en compte des facteurs de risque»(environnemental), a justifié la Maison-Blanche dans un communiqué.

C’est un nouvel épisode dans la querelle qui fait rage outre-Atlantique entre les tenants du «capitalisme responsable» et leurs opposants qui y voient une dérive idéologique inacceptable.

À l’annonce du veto, le président de la Chambre des représentants, le républicain Kevin McCarthy, a stigmatisé Biden: «Il veut que Wall Street utilise l’argent gagné à la sueur de votre front, non pas pour faire grandir votre épargne, mais pour soutenir un programme politique d’extrême gauche». En clair, les progressistes woke («éveillés», en français, à toute forme d’injustice, raciale ou autre).

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Au-delà du clivage entre républicains et démocrates, deux formes de capitalismes s’affrontent autour de «l’investissement socialement responsable». Deux conceptions diamétralement opposées sur le rôle de l’entreprise dans l’économie et la société sont en jeu.

D’un côté, la définition de Milton Friedman, vulgarisée en 1970 dans sa tribune célèbre du New York Times : «La responsabilité sociale de l’entreprise est de faire des profits», pour leurs actionnaires (shareholders) et dans le cadre des lois de l’État. De l’autre, «le capitalisme des parties prenantes» (stakeholders), théorisé en 1984 par le philosophe universitaire américain Edward Freeman: l’entreprise doit se soucier de tous ceux qui participent à son fonctionnement, particulièrement les salariés, et se préoccuper de son environnement.

Milton Friedman s’exprimait dans le contexte de la crise industrielle de l’économie dirigée, alors que depuis la Seconde Guerre mondiale l’État et les entreprises avaient eu partie liée. C’était le postulat emblématique du patron de General Motors des années 1950: «Ce qui est bon pour General Motors est bon pour les USA et réciproquement.»Les révolutions conservatrices de Thatcher et Reagan, dont Friedman fut l’inspirateur, allaient y mettre fin dans les années 1980, ouvrant la voie au néolibéralisme et au dépérissement de l’État social et des syndicats.

L’inclusion de tous les partenaires proposée par Edward Freeman au milieu des années 1980 part de cette situation, où l’entreprise s’est déjà délivrée du carcan étatique. Dans la décennie 1990, le néolibéralisme est non seulement triomphant, mais il est en train de faire place au capitalisme financier mondialisé. C’est sur ce terreau du retrait de l’État, laissant les entreprises seul maître à bord, qu’a émergé le concept d’«investissement socialement responsable» et la montée en puissance des critères ESG. Outre ses profits et son cours de bourse, l’entreprise ne peut ingnorer ses performances environnementales, sociales (ou sociétales), ni sa gouvernance interne (transparence). L’ESG, qui fait l’objet d’une «notation extra-financière» est devenue de facto le corps de doctrine sociale des grandes entreprises cotées en bourse et des fonds de gestion qui les financent.

Normes communautaristes

Il n’est donc pas étonnant que le plus ardent défenseur du «capitalisme des parties prenantes» n’est autre que Larry Fink, le créateur et président de BlackRock, le plus gros fonds de gestion d’actifs au monde (il vient de franchir le cap de 10.000 milliards de dollars de capitaux gérés). Au point que Larry Fink est sur la défensive face à la fronde des élus républicains. Dans ses lettres annuelles adressées à ses clients, où il énonce sa philosophie des affaires, le patron de BlackRock est contraint de démentir formellement que «le capitalisme des parties prenantes», auquel il croit, soit «un capitalisme woke».

Certains États (Texas, Floride, Kentucky, Virginie entre autres) ont promulgué des législations anti-ESG. Ron DeSantis, le gouverneur de Floride, est en conflit ouvert avec Disney dans le débat sur l’enseignement du genre à l’école. Dans l’autre sens, Coca-Cola et Delta Air Lines ont affirmé leur hostilité à la réforme du droit de vote dans l’État de Géorgie, sous prétexte que certains de leurs salariés la juge défavorable aux Afro-Américains.

Le milieu des affaires européen est dans la position de l’observateur engagé.

«Le risque est grand que le S de l’ESG soit remplacé par le W de woke en train de déferler et que les conceptions américaines, traditionnellement communautaristes et ethniques, s’imposent. Si un fonds anglo-saxon me demande quelle est la diversité éthnique de mon groupe, que faire?», redoute le patron d’une entreprise du CAC40. Les adaptations se font à bas bruit ; d’ores et déjà, le social s’efface au profit «des enjeux sociétaux et de développement» (communiqué de EssilorLuxottica).

Dans son livre Le Capitalisme woke, notre consœur Anne de Guigné note «qu’environ un quart des entreprises du CAC 40, balayant les réticences du législateur français, octroient déjà un congé paternité spécifique à leurs salariés réalisant un parcours de gestation pour autrui (GPA)». 

L’Europe est d’autant plus vulnérable qu’elle est fracturée. Son modèle social est éclaté entre l’Irlande sous la domination des Gafam, l’Allemagne adepte de la cogestion et la France championne de la redistribution pécuniaire.

Quand le capitalisme sociétal woke se sera imposé, n’aurons-nous plus que les manifs de Bastille à République pour nous singulariser?

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