Par Caroline Beyer. LE FIGARO
18/04/2023
Le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, veut élargir le périmètre d’action du Conseil des sages de la laïcité. Sébastien SORIANO/Le Figaro
DÉCRYPTAGE – En redéfinissant les périmètres du Conseil des sages de la laïcité, le ministre de l’Éducation est soupçonné de vouloir diluer son action. Alors que les entorses à la loi de 2004 se multiplient.
La laïcité à la sauce Pap Ndiaye a officiellement ses contours. Et marque un tournant politique majeur. Le ministre de l’Éducation nationale vient d’élargir la composition et le périmètre d’action du Conseil des sages de la laïcité, une instance installée en 2018 par Jean-Michel Blanquer pour produire des ressources sur le sujet et participer à la formation des enseignants.
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Désormais, la laïcité sera résolument ouverte, élargie à «tout ce qui renforce l’adhésion des élèves aux valeurs de la République», de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme à l’égalité femmes-hommes, en passant par la promotion de la fraternité à l’école.
«Un mauvais signal»
Au risque de s’y perdre? Dans une tribune publiée le 15 avril dans Le Point , Mickaëlle Paty, la sœur du professeur assassiné, s’alarme, aux côtés de Jean-Pierre Sakoun, le président d’Unité laïque, de la dilution du Conseil des sages par le ministre de l’Éducation. Ils dénoncent un «choix idéologique assumé d’assassiner la laïcité».
L’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel Jean-Éric Schoettl, membre du conseil, a jeté l’éponge et donné sa démission. «Je me sens personnellement trop las et trop pessimiste pour guerroyer à leurs côtés», explique-t-il au Figaro.
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Sur le terrain, les représentants des chefs d’établissement, en première ligne pour faire vivre et respecter la laïcité au quotidien, jugent que l’institution envoie là «un mauvais signal», quelques mois après la polémique sur la multiplication des abayas dans l’enceinte scolaire.
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Des réflexions élargies
Près d’un an après son arrivée Rue de Grenelle, Pap Ndiaye a choisi de marquer la rupture avec son prédécesseur, Jean-Michel Blanquer, connu pour sa ligne laïque ferme. «Le voile n’est pas souhaitable dans notre société», estimait ce dernier en octobre 2019. Et de fustiger, un an plus tard, après l’assassinat de Samuel Paty par un terroriste islamiste, les «ravages» de «l’islamo-gauchisme».
Homme de gauche, ancien directeur du Musée de l’histoire de l’immigration et auteur d’un essai sur la condition noire, Pap Ndiaye est davantage tourné vers une laïcité libérale, à l’anglo-saxonne. Le 14 avril, il a rencontré pour la première fois officiellement le Conseil des sages de la laïcité, présidé par la sociologue Dominique Schnapper. L’occasion pour lui d’annoncer enfin la couleur, après des mois de tergiversations.
Adhérer aux valeurs de la République, (…) c’est considérer que chacun a sa place à l’école et dans notre République, quelles que soient sa religion, sa couleur de peau ou son orientation sexuelle…Pap Ndiaye, ministre de l’Éducation nationale
S’il affirme que «la promotion du principe de laïcité reste une priorité», il veut que le conseil oriente «aussi» ses travaux sur «la question de la transmission des valeurs de la République». «Car, pour nos élèves, adhérer aux valeurs de la République, c’est se projeter comme futur citoyen et c’est considérer que chacun a sa place à l’école et dans notre République, quelles que soient sa religion, sa couleur de peau ou son orientation sexuelle…», estime-t-il.
De fait, les réflexions des sages de la laïcité seront élargies à «la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et toutes les formes de haine et de discriminations».
«Une offensive politique»
«Si tout cela revient à mettre davantage de souplesse dans l’appréciation de la laïcité sur le territoire national, cela ne nous convient pas», assène Didier Georges, au syndicat des personnels de direction SNPDEN-Unsa, qui déplore «l’échec patent de l’État à convaincre que, le véritable outil d’émancipation, c’est la laïcité».
Faisant état des «nombreuses tentatives d’entorses à la loi de 2004» (sur l’interdiction des signes religieux à l’école), il rappelle «les chiffres inquiétants» de l’enquête menée par son syndicat, publiée en mars: au cours du premier trimestre scolaire, 72% des chefs d’établissement (collèges et lycées) ont constaté chez leurs élèves portaient des tenues dites «culturelles», mais pouvant être «utilisées dans le cadre d’une pratique religieuse».
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«Derrière les qamis et les abayas, il y a clairement une offensive politique», résume Didier Georges. Même écho du côté d’ID-FO, deuxième syndicat des personnels de direction. «Cet élargissement est un mauvais signe à l’heure où les chefs d’établissement sont en difficulté»,résume Agnès Andersen, qui rapporte le cas d’un proviseur confronté aujourd’hui à «120 cas» de jeunes filles portant l’abaya dans son seul lycée.
La Charte de la laïcité à l’école affichée dans le lycée Paul-Émile-Victor d’Osny (Val-d’Oise), en janvier 2018. Alain Guilhot / Divergence
Des remous autour de l’arrivée d’Alain Policar
Au-delà de la transformation du Conseil des sages en grande instance de lutte contre les discriminations, c’est surtout l’arrivée du sociologue et politologue Alain Policar qui crée des remous et inquiète les défenseurs d’une laïcité «à la française». Une ligne sur laquelle se situait jusqu’alors ce conseil.
Chercheur associé au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), Alain Policar est connu pour son opposition à une «laïcité répressive», «davantage érigée comme une valeur que comme un principe», telle que la menait, selon lui, le prédécesseur de Pap Ndiaye. «En prétendant combattre l’obscurantisme, on fait de la laïcité une arme contre la religion», expliquait-il en septembre 2019 dans une tribune auMonde, lors de la polémique sur le burkini.
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Dans un article paru à la mi-mars, dans AOC Media (Analyse, opinion, controverses), sous le titre «La critique de l’antiracisme devenue folle», il fait le constat d’«un rapport social qui entretient et reproduit les inégalités fondées sur les identités raciales» et explique qu’il «résiste à renoncer» au concept de «racisme systémique». Revenant sur l’affaire du foulard à Creil, en 1989, qui a mené à la loi de 2004, il conclut à «une République fétichisée, inattentive à la persistance des discriminations».
«Une condition de la cohésion sociale»
«Je suis un républicain fervent, mais il y a plusieurs manières de l’être. Celle qui prédomine au Conseil des sages n’est pas la mienne», explique-t-il au Figaro. Sa conception est «anglo-saxonne», «critique et tolérante»,poursuit-il. Face au «sempiternel problème du voile», il estime que, «tolérer, ce n’est pas approuver, mais peser le pour et le contre des raisons pour l’interdire ou le permettre».
S’il affirme ne pas remettre en question la loi de 2004, il pense que «nous ne sommes pas sortis de l’affaire de Creil». S’il se dit «universaliste», il s’oppose à «un universalisme de surplomb», hérité du colonialisme. En phase avec Pap Ndiaye, il pense que, «si l’on traite la question des discriminations, la laïcité sera plus facile à aborder» .
Jusqu’ici consensuelle au sein du Conseil des sages, cette vision universaliste de la laïcité va désormais faire l’objet de disputes en son seinJean-Éric Schoettl, membre du conseil
«Évacuer la réalité pour s’imaginer un monde idéal, c’est assez facile»,commentent ses détracteurs, qui décrivent «un homme de polémique»ou encore «une volonté du ministre de troubler la discussion».
Démissionnaire, Jean-Éric Schoettl fait le constat suivant: «La conception simple et ferme de la laïcité tenue par Jean-Michel Blanquer»n’est pas celle de l’actuel ministre. Dans ce contexte, «tous ceux qui, à des degrés divers, voient dans la laïcité une vieillerie, un corset, un obstacle au vivre-ensemble, voire le pavillon de complaisance du néocolonialisme et de l’islamophobie, ont repris du poil de la bête», poursuit-il. «La laïcité, entendue comme une stricte obligation de neutralité dans la sphère scolaire, n’est pas un héritage encombrant, mais une condition de la cohésion sociale. Jusqu’ici consensuelle au sein du Conseil des sages, cette vision universaliste de la laïcité va désormais faire l’objet de disputes en son sein.»
Une feuille de route claire
Enfin, le ministre de l’Éducation, par un arrêté publié le 13 avril, reprend le contrôle de l’instance en limitant son action. Le Conseil des sages, qui pouvait jusqu’alors s’autosaisir, n’agira dorénavant que «sur saisine du ministre». Ses avis ne pourront être rendus publics que sur sa décision.
C’est «à la demande des recteurs» que le conseil pourra participer à la formation des équipes académiques «valeurs de la République». Et c’est sur sollicitation de ces mêmes recteurs que ses membres pourront «intervenir dans les établissements». Une feuille de route on ne peut plus claire.