Quand la diplomatie indienne sort les griffes

Par Emmanuel Derville. LE FIGARO

19 avril 2023

Le ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, lundi, à New Delhi.ANI/Ayush Sharma via Reuters Connect

DÉCRYPTAGE – Le ministère des Affaires étrangères est très offensif et réplique vigoureusement à la moindre critique occidentale contre Delhi.

En ce 2 avril, le ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, est à Bangalore pour échanger avec quelques centaines de jeunes. Rendez-vous est pris dans un parc par un bel après-midi de printemps. L’ambiance est détendue, bon enfant.

Une participante réagit aux propos du gouvernement allemand sur la condamnation de Rahul Gandhi, une figure de l’opposition, à deux ans de prison ferme pour diffamation le 23 mars. Berlin, notant que Gandhi pouvait faire appel, avait déclaré: «Nous nous attendons à ce que les principes d’indépendance de la justice soient appliqués.»

Le propos fait écho à une crainte d’une partie de la presse et des intellectuels indiens d’une instrumentalisation de la justice par le gouvernement du premier ministre, Narendra Modi. Mais d’autres y voient une ingérence étrangère. Devant Subrahmanyam Jaishankar, une jeune femme s’agace: «Est-ce que les Occidentaux font des commentaires parce qu’on leur en donne l’occasion?»

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Réponse du ministre, sous les rires et les applaudissements: «L’Occident a pris la mauvaise habitude depuis trop longtemps de donner son avis sur ce que font les autres. Ils pensent avoir une sorte de droit divin. Ils vont devoir comprendre qu’à la longue, s’ils continuent, d’autres feront des commentaires, et ils ne vont pas aimer.»

L’anecdote est révélatrice d’un gouvernement indien de plus en plus combatif dès que l’Occident déplore l’érosion de sa démocratie ou les violations des droits de l’homme. «Ces thèmes sont des lignes rouges. Delhi supporte mal les remarques publiques et y répond de manière très forte», constate un diplomate européen.

Il pointe la convocation de l’ambassadeur suisse au ministère des Affaires étrangères début mars pour, dit-il, «un événement mineur». Une vidéo sur Twitter montrait une douzaine d’affiches dénonçant les violences envers les femmes et les basses castes, les mariages d’enfants, et «le terrorisme d’État» contre les chrétiens en Inde. L’exposition avait duré trois jours sur la place des Nations à Genève.

Prise de leadership

Cette combativité n’est pas nouvelle. Aux Européens qui demandaient à l’Inde plus de fermeté envers la Russie après l’invasion de l’Ukraine, Subrahmanyam Jaishankar s’était inspiré, en juin 2022, d’une phrase du premier ministre Nehru à l’ONU en 1948: «L’Europe doit mûrir et arrêter de penser que ses problèmes regardent le monde alors que les problèmes du monde ne regardent pas l’Europe.»

Pour elle, l’Inde doit dire haut et fort ce qu’elle penseHarsh Pant, vice-président à l’Observer Research Foundation

Mais l’objectif a changé. « La politique étrangère postcoloniale jugeait qu’il était dans l’intérêt national d’œuvrer pour un ordre mondial démocratique et pluriel , explique Kira Huju, chercheuse spécialiste de la diplomatie indienne à la London School of Economics, qui ajoute: Le gouvernement actuel conçoit l’intérêt national comme un projet plus étroit d’une Inde nationaliste hindoue à la tête des pays du Sud, en quête d’un statut de grande puissance.» Modi a résumé cette posture par une formule, «India First», tout en glorifiant des pratiques hindoues, comme le yoga.

Cette diplomatie combative illustre aussi une transformation de la société depuis l’arrivée au pouvoir de Modi et du BJP, la droite hindoue, en 2014. «L’Inde tente de prendre le leadership sur certaines questions. Cette approche reflète les aspirations de sa population, en particulier la jeunesse originaire de la petite classe moyenne, qui veut gravir l’échelle sociale. Elle voit son pays comme une puissance majeure. Quand la communauté internationale se focalise sur des problèmes comme les imperfections de la démocratie indienne ou les divisions (entre hindous et musulmans), elle le prend mal. Pour elle, l’Inde doit dire haut et fort ce qu’elle pense», analyse Harsh Pant, vice-président à l’Observer Research Foundation, un centre de réflexion proche du pouvoir fédéral.

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«La popularité du premier ministre Modi repose en grande partie sur cette génération. Elle est convaincue que, grâce à Modi, l’Inde se fait respecter sur la scène mondiale , poursuit Harsh Pant. Il y a une fierté et un consensus autour de cette diplomatie fière et assumée, qui permet à New Delhi d’obtenir des concessions et d’être libre dans le choix de ses alliances», complète un diplomate occidental.

L’Indian Foreign Service (IFS), le corps diplomatique qui recrute sur concours, n’échappe pas à cette évolution. «L’IFS a longtemps ressemblé à un club exclusif d’hommes de hautes castes et de classes sociales supérieures, sortis des meilleures écoles comme Oxford, Cambridge ou le très coté Saint Stephen’s College de Delhi», rappelle Kira Huju.

Depuis les années 1990, cette génération cosmopolite est peu à peu remplacée par des diplomates de milieux modestes. «Le corps diplomatique est devenu plus représentatif de la société et donc plus enclin à soutenir l’idéologie nationaliste hindoue , ajoute Kira Huju. L’IFS s’est démocratisé. Je vois davantage de fonctionnaires de la classe moyenne originaires de petites villes d’États plus reculés», confirme Harsh Pant.

Nationalisme hindou

Le durcissement est porté par le ministre des Affaires étrangères. Mais le corps diplomatique monte aussi au créneau. En 2021, l’adjoint de l’ambassadeur d’Inde en Australie avait tancé publiquement le quotidien The Australian. Le journal avait publié un article très critique sur la gestion du Covid par les autorités fédérales. Hôpitaux et crématoriums étaient alors saturés.

Le diplomate avait dénoncé un texte «calomnieux», «écrit dans le seul but de nuire à la stratégie anti-Covid mondialement reconnue du gouvernement . Contrairement à la diplomatie des «loups combattants» de la Chine, qui mobilise ses ambassadeurs pour annihiler toute critique, l’approche indienne est plus mesurée.

«Tout dépend des diplomates en poste. En Australie, la presse et les universitaires accusent l’ambassade d’être très agressive et de saboter des conférences sur l’Inde. D’autres ambassadeurs sont plus consensuels», constate Kira Huju. L’idéologie nationaliste hindoue pourrait s’étendre dans l’IFS si le BJP reste au pouvoir dans les décennies à venir. Au point de ressembler, un jour, à la diplomatie chinoise?

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