Par Eugénie Bastié. LE FIGARO
27 AVRIL 2023
FIGAROVOX /ENTRETIEN – L’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel analyse la décision du tribunal judiciaire de Mamoudzou de suspendre l’évacuation d’un bidonville dans le cadre de l’opération Wuambushu. Un exemple de plus selon lui d’un État entravé par l’état de droit.
Conseiller d’État honoraire, Jean-Éric Schoettl a récemment publié «La Démocratie au péril des prétoires. De l’État de droit au gouvernement des juges» (Gallimard, «Le Débat», mars 2022).
FIGAROVOX. – Les évènements de Mayotte n’opposent-ils pas de façon dramatique État de droit et ordre public ?
Jean-Éric SCHOETTL. – Le tribunal judiciaire de Mamoudzou a suspendu l’évacuation du bidonville de Koungou à Mayotte, prévue dans le cadre de l’opération Wuambushu. D’un autre côté, les Comores ont refusé l’accostage d’un navire transportant une soixantaine de leurs ressortissants. Se trouvent donc simultanément paralysées – au moins momentanément, peut-être durablement – une mesure de lutte contre l’habitat insalubre et l’expulsion d’étrangers en situation irrégulière, originaires des Comores, vers Anjouan, l’île comorienne la plus proche.
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L’opération Wuambushu est menée à la demande de la population locale et de ses représentants. Elle a pour but de sauver un département français de l’anarchie dans laquelle l’a plongé une immigration incontrôlée : multiplication des bidonvilles, explosion de la délinquance, engorgement des services publics. La moitié de la population est composée d’étrangers en situation irrégulière. Face à une telle situation, l’État doit agir. Le droit doit encadrer son action, non la paralyser. Sera-t-elle paralysée ? C’est la redoutable question que pose cette affaire. Mayotte est une loupe grossissante des dysfonctionnements de notre droit, de nos mentalités et de notre organisation étatique en matière d’ordre public. La non prise en compte de l’intérêt général par le juge judiciaire est un de ces dysfonctionnements.
Que penser de la décision du tribunal judiciaire de Mamoudzou ?
Elle suspend un arrêté préfectoral, ce qui n’est pas de la compétence du juge judiciaire. C’est au juge administratif de se prononcer. Il l’a d’ailleurs fait le 23 février dernier. À la demande d’un groupe d’habitants du bidonville, le tribunal administratif a suspendu l’arrêté préfectoral pour non-respect de l’article 197 de la «loi Elan» du 23 novembre 2018, qui impose le relogement des intéressés et la mise à l’abri de leurs biens. Ce jugement ne condamne pas pour autant le principe de l’évacuation et ne s’applique qu’aux requérants. Le tribunal judiciaire va beaucoup plus loin. Saisi par un collectif d’avocats, la plupart métropolitains, il a totalement suspendu l’exécution de l’arrêté préfectoral, estimant que, par ses conséquences sur le droit de propriété et la liberté individuelle – et non pas seulement par ses modalités -, l’exécution de cet arrêté conduirait à une «voie de fait». Arrêter une «voie de fait» : c’est la seule hypothèse dans laquelle un juge judiciaire peut faire obstacle à l’action administrative. Il agit alors par exception à la répartition des compétences entre les deux ordres de juridictions, laquelle découle – depuis la révolution française – du principe constitutionnel de séparation des pouvoirs.
La « voie de fait » est une théorie ancienne, rarement appliquée, surtout depuis qu’existent le référé libertés administratif et la possibilité pour le juge administratif d’adresser des injonctions à l’administration.Jean-Eric Schoettl
Qu’est-ce qu’une «voie de fait» ?
La théorie de la «voie de fait» attribue exceptionnellement au juge judiciaire le contrôle des actes de l’administration lorsqu’ils sont insusceptibles de se rattacher aux prérogatives de celle-ci et gravement attentatoires à la liberté individuelle ou au droit de propriété. C’est une théorie ancienne, rarement appliquée, surtout depuis qu’existent le référé libertés administratif et la possibilité pour le juge administratif d’adresser des injonctions à l’administration. Le professeur Chapus voyait en la voie de fait une «folle du logis, présente là où on l’attend le moins, perturbatrice au-delà de l’acceptable». C’est ce qu’illustre la triste affaire Vincent Lambert. Dans un étonnant arrêt du 20 mai 2019, la Cour d’appel de Paris a fait application de la théorie de la voie de fait à la décision, prise par un hôpital public en application des lois Leonetti-Clayes, de mettre un terme au maintien en vie artificiel d’un malade irrémédiablement privé de conscience. Fort heureusement, la Cour de cassation a désavoué la Cour d’appel de Paris.
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La condition d’atteinte grave à la liberté individuelle a un contenu précis : la protection contre la détention arbitraire (habeas corpus), confiée au juge judiciaire par l’article 66 de la Constitution. Absorber tous les droits de la personne dans la notion de liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution, serait faire du juge judiciaire le seul protecteur légitime des droits fondamentaux dans leur ensemble. Ce serait en évincer le juge administratif qui, bien qu’ayant défendu ces droits avec vigueur et vigilance depuis deux siècles, se verrait potentiellement invité à ne plus contrôler que la régularité formelle des actes administratifs.
Quant aux atteintes graves au droit de propriété, de quoi s’agirait-il en l’espèce ? Les intéressés disposent-ils d’un titre de propriété ou justifient-ils d’une prescription acquisitive de trente ans (usucapion) ? C’est peu probable et le tribunal judiciaire de Mamoudzou ne cherche pas à le déterminer.Jean-Eric Schoettl
Quant aux atteintes graves au droit de propriété, de quoi s’agirait-il en l’espèce ? Les intéressés disposent-ils d’un titre de propriété ou justifient-ils d’une prescription acquisitive de trente ans (usucapion) ? C’est peu probable et le tribunal judiciaire de Mamoudzou ne cherche pas à le déterminer. Quant aux meubles dont les intéressés sont propriétaires, le tribunal administratif suffit à leur protection, puisqu’il oblige l’administration à organiser leur stockage en vertu de l’article 197 de la loi Elan Le Conseil d’État a rappelé (14 juin 2019, n° 414458) que le juge administratif était compétent pour statuer sur le recours en annulation d’une décision administrative portant atteinte à la propriété privée, pour adresser des injonctions à l’administration au sujet d’une telle décision et, sauf dans l’hypothèse exceptionnelle d’une «extinction du droit de propriété», pour ordonner la réparation de ses conséquences dommageables.
Le juge judiciaire est-il partial ?
Je ne veux pas faire de procès d’intention mais je suis troublé de voir le syndicat de la magistrature (SM), une semaine avant le début de l’opération Wuambushu, adresser à ses ressortissants un courriel exposant qu’«à Mayotte non plus, l’autorité judiciaire ne sera pas la caution de violations des droits humains (….) Les collègues ne sauraient être la caution utile d’un gouvernement s’apprêtant à mener une opération qui, par son envergure et ses objectifs, amènera très certainement des violations massives des droits humains sans que l’autorité judiciaire puisse correctement exercer sa mission de protection». Il s’agit là d’une consigne politique et non d’un message syndical. Cette consigne a-t-elle été entendue sur place ? Le SM y compte-t-il des adhérents disciplinés ?