par GUY-ALEXANDRE LE ROUX. Revue « CONFLITS » 24 AVRIL 2023
Difficile de connaitre l’état réel de l’économie russe. Sa puissance économique reposant principalement sur les hydrocarbures, mais aussi sur une structure industrielle différente de celle des pays occidentaux, les comparaisons se révèlent malaisées. Analyser son PIB est donc à la fois trompeur et difficile.
En apparence, les choses sont simples : le PIB de la Russie est équivalent à celui de l’Espagne, loin derrière les États-Unis et la Chine. Mais l’analyse détaillée montre quelques surprises dans la structure de la création de richesse.
PIB des pays (en milliard de dollars), données Banque mondiale :
États-Unis : 23 320
Chine : 17 730
Inde : 3 176
France : 2 958
Russie : 1 779
Espagne : 1 427
États-Unis / Russie : des économies différentes



Les chiffres PIB
Ouverture du marché vers la Chine ;
Valorisation des investissements par la demande supérieure à l’offre ;
Accroissement du revenu des Russes par la croissance de la demande en main-d’œuvre ;

Comparaison/Méthodologie
Le calcul de la base de données relevée à cette adresse pour la Russie et à cette adresse pour les Etats-Unis nous donne les bons chiffres à quelques points près (variation causée par l’arrondi décimal).
Ces données brutes ne sont pas simples à analyser, car il y a des différences de structures selon les pays.
Une problématique s’est dont posée : la Russie ne compte pas les services. Est-ce parce qu’elle les compte ailleurs ? Une autre donnée, la formation de capital brut, n’est pas prise en compte dans la comptabilité du PIB.
Les données statistiques donnent toujours le PIB russe en dollar calqué sur le taux de change. Mais, si on convertit le PIB russe donné en roubles, en dollar PPA sur l’indice fourni par l’OCDE (28,8), le PIB bondit.
Tous les PIB sont calculés sur les dépenses. Or, il existe deux autres manières de calculer le PIB aboutissant au même résultat que le calcul sur les dépenses : les revenus, en y ajoutant les impôts sur la production moins les subventions, et les exportations diminuées des importations ; ainsi que la production, en faisant la somme des valeurs ajoutées de toutes les activités de production de biens et de services et en y ajoutant les impôts moins les subventions sur les produits. Mais il n’y a pas de sources précises donnant le PIB américain en production et en revenus.
Trois zones d’ombres posent ainsi une question de méthodologie :
La part réelle des services dans l’économie russe est inconnue (pourtant, l’économie moderne est fondée dessus) ;
La valeur du PIB russe en dollar PPA est 2,75x plus importante que celle convertie simplement en dollar. Ce qui est considérable. La valeur PPA va prendre encore plus de sens puisqu’avec les sanctions, la Russie exporte et importe moins, donc elle va consommer à l’intérieur. Et les Russes ne paient pas en dollar…
La croissance et le ralentissement d’un pays (PIB) mesurés depuis les dépenses, donc sur la consommation, sont-ils bien réels ?
La Russie absorbe les sanctions
Comme le fait remarquer Jacques Sapir dans un article paru dans Marianne2 le commerce russe est revenu à son niveau d’avant les sanctions. Le désinvestissement en Europe a été compensé par un accroissement des échanges avec l’Asie centrale, basculement d’autant plus réussi qu’une partie des hydrocarbures qui ne sont plus achetés par les Européens est vendue à l’Inde, qui les réexporte ensuite en Europe. L’impact des sanctions a été faible dans l’industrie, nul dans l’agriculture. Les services ne pèsent que 63% en Russie contre près de 80% en Occident. Paradoxalement, c’est parce que la Russie est moins développée qu’elle est moins sensible aux sanctions.
En plus de l’Inde, des pays comme la Turquie, l’Arménie et l’Ouzbékistan ont permis de contourner les sanctions, soit en achetant du matériel revendu ensuite à la Russie, soit en exportant des produits russes vers les pays occidentaux. C’est ce que faisait remarquer Emmanuel Todd dans un article paru dans Le Figaro en janvier 20233 : « Si l’économie russe résistait indéfiniment aux sanctions et parvenait à épuiser l’économie européenne, tandis qu’elle-même subsisterait, adossée à la Chine, les contrôles monétaire et financier américains du monde s’effondreraient, et avec eux la possibilité pour les États-Unis de financer pour rien leur énorme déficit commercial. Cette guerre est donc devenue existentielle pour les États-Unis.
En effet, le PIB de la Russie et de la Biélorussie représente 3,3 % du PIB occidental, pratiquement rien. »
La fausse mesure du PIB
Que les États-Unis et la Russie aient une structure économique différente est une chose. Mais le problème de fond réside dans le manque de pertinence de l’indicatif du PIB. Ce produit intérieur brut a été construit dans les années 1930 par l’économiste américain Simon Kuznets. Cela répondait à une demande du Congrès américain qui souhaitait disposer de données fiables pour évaluer les conséquences de la crise économique de 1929. Le calcul du PIB est officiellement créé en 1934 et intégré dans le calcul de l’économie mondiale lors de la conférence de Bretton Woods (1944). Le PIB a son utilité, mais il n’est pas une valeur absolue et doit être étudié avec d’autres indicateurs. L’économiste français Frédéric Bastiat (1801-1850) illustrait ces limites par son conte sur la vitre cassée : briser une vitre et la remplacer augmente la valeur du PIB. Pourtant, aucune richesse n’a été créée puisqu’on n’a fait que remplacer un bien détruit.
Une limite que montre Emmanuel Todd dans le même article : « On peut se demander comment ce PIB insignifiant peut faire face et continuer à produire des missiles. La raison en est que le PIB est une mesure fictive de la production. Si on retire du PIB américain la moitié de ses dépenses de santé surfacturées, puis la « richesse produite » par l’activité de ses avocats, par les prisons les mieux remplies du monde, puis par toute une économie de services mal définis incluant la « production » de ses 15 000 à 20 000 économistes au salaire moyen de 120 000 dollars, on se rend compte qu’une part importante de ce PIB est de la vapeur d’eau. »
La même idée s’applique à la structure économique française : plus on embauche des fonctionnaires, plus on accroit la valeur du PIB. Mais nullement la richesse du pays. Bruno Lemaire promettait de mettre l’économie russe à genoux, c’est pour l’instant un échec. Ce mauvais indicateur qu’est le PIB est surtout le révélateur d’une mauvaise compréhension de ce qu’est l’économie. Comme l’ont déjà démontré les travaux de Jean Fourastié, la puissance économique ne repose pas sur la production et la consommation, mais sur la productivité et l’innovation. Pour relever les défis d’une guerre et surmonter des sanctions, un pays est contraint de développer ces deux points, au risque de s’effondrer. Si la Russie arrive à accroître sa productivité et ses innovations, loin de se mettre à genoux, elle aura réussi à poursuivre le développement initié depuis le début des années 2000. C’est-à-dire l’inverse de l’effet recherché par les sanctions.
3 https://www.lefigaro.fr/vox/monde/emmanuel-todd-la-troisieme-guerre-mondiale-a-commence-20230112